Interview

Nous devons continuer à tous faire notre part pour transformer notre système de santé dans une vision éthique, citoyenne et humaniste !

LAURA LÉTOURNEAU
Déléguée ministérielle au numérique en santé auprès du ministre des Solidarités et de la Santé

Quelle est l’ambition de « Mon Espace Santé » inauguré en février dernier pour les usagers et les professionnels de santé ? Pourquoi cet espace santé est-il de nature à mieux structurer le parcours de santé et de soins ?

« Mon espace santé » (MES) est un dossier médical construit sur l’ancien dossier médical partagé (DMP) dans lequel les usagers peuvent renseigner leur profil médical et trouver les documents de santé ajoutés par les professionnels de santé et les établissements. « Mon espace santé » c’est aussi une messagerie sécurisée qui leur permet d’échanger avec les professionnels de santé sans passer par « WhatsApp ou Gmail »… Il n’est en effet pas normal qu’aujourdhui les données médicales transitent sur des serveurs hébergés en Californie et que nous n’ayons pas ou peu d’alternatives alors que nous pouvons communiquer avec notre banquier via des canaux sécurisés !

D’ici fin 2022, cet espace proposera deux nouvelles fonctionnalités : un agenda qui permettra aux patients de gérer tous leurs rendez-vous et événements médicaux (des rendez-vous de prévention seront progressivement poussés pour que « Mon espace santé » devienne un outil de prévention) et un catalogue d’applications référencées par les pouvoirs publics à condition que des règles d’éthique, d’interoperabilité et de sécurité soient respectées.

Ces applications pourront par ailleurs être synchronisées avec le dossier médical partagé et l’agenda de « Mon espace santé » si le patient le souhaite, afin qu’il puisse récupérer les données de santé collectées par ces applications. Il aura également la possibilité de partager les données de cet espace avec les différents professionnels de santé qui interviennent dans sa prise en charge.

La raison d’être de ce partage fluide et sécurisé des données de santé est donc bien de casser les silos qui peuvent exister entre les professionnels de santé intervenant dans la prise en charge du patient et in fine à mieux structurer le parcours de santé en améliorant notamment la coordination des acteurs.

Comment cette plateforme d’État a-t-elle été créée ? 

L’objectif de cet espace est de faire des citoyens des acteurs de leur santé. Pour le construire, nous avons donc travaillé avec les professionnels et les établissements de santé, les industriels mais aussi et surtout avec les associations de patients et les citoyens y compris de façon directe, ce qui est assez inédit. Pour ce faire, nous avons mis en place un comité citoyen du numérique en santé d’une trentaine de personnes tirées au sort pour émettre des recommandations sur « Mon espace santé », sur des sujets structurants tels que la confidentialité des données, la traçabilité des accès ou encore la fracture numérique. À date, plus de 60 % des recommandations sont en cours de prise en compte.

Il faut par ailleurs comprendre qu’il y a tout une doctrine sous jacente à « Mon espace santé » et plus généralement à tous les travaux du numérique en santé. « Mon espace santé » est en l’occurence la consécration de la doctrine de « l’État plateforme » que nous présentons en expliquant qu’il faut urbaniser et organiser les systèmes d’information en santé selon le mode de gouvernance inspirée d’une ville.

Pour illustrer la logique : les pouvoirs publics énoncent les règles (Code de la route ) et gèrent les infrastructures de base (routes…) mais laissent la construction des maisons individuelles au secteur privé ou aux acteurs de terrain. Le rôle des pouvoirs publics consiste à vérifier qu’elles sont conformes aux règles et qu’elles se raccordent aux infrastructures de base.

Lorsque l’on y réfléchit, « Mon espace santé » c’est exactement cela. Nous avons un corpus de règles (d’éthique, de sécurité et d’interopérabilité), des infrastructures développées par la puissance publique, les « communs numeriques » tels que l’agenda et le dossier médical partagé et nous avons les « maisons individuelles » que sont les applications ayant vocation à être référencées dans le catalogue de « Mon espace santé » à condition que les règles soient respectées et que les services se raccordent aux communs numériques de l’espace santé, si le patient en est d’accord en lecture et en écriture. Je n’aurais pas pu rêver d’un cas d’application aussi parfait depuis que j’avais présenté avec Clément Bertholet la logique d’État plateforme dans notre livre « Ubérisons l’Etat ! Avant que d’autres ne s’en chargent » !

L’engouement des professionnels de santé pour le dossier médical partagé (DMP) a été modéré. Comment leur implication sera-t-elle assurée pour « Mon espace santé » ?

L’ergonomie du dossier médical partagé a été refondue avec une utilisation plus intuitive et une gestion des droits d’accès simplifiés. Des fonctionnalités majeures ont été ajoutées (messagerie, agenda, catalogue). Nous avons surtout mis en place des mécanismes qui permettent de rompre avec le cercle vicieux que l’on connaissait avec le DMP (les professionnels de santé constatant que la plupart des patients ne disposaient pas de dossier médical partagé disponible ont arrêté de s’intéresser à ces dossiers et de regarder si des informations y figuraient et donc, de les alimenter).

Grâce à l’opt-out, nous changeons de logique pour avoir une majorité d’assurés qui disposent d’un espace de santé numérique, puisque cet espace sera, sauf opposition de l’assuré, ouvert automatiquement. Au delà de l’alimentation du dossier par le patient, nous mettons en oeuvre des moyens pour que cet espace soit alimenté de façon automatique et sans efforts par les établissements et les professionnels de santé en mettant à jour leurs logiciels, pour qu’ils puissent utiliser avec fluidité la messagerie sécurisée et remplir facilement le dossier médical. Ce sont les douze travaux d’Hercule mais tout cela a été rendu possible avec les crédits historiques du Ségur numérique de plus de 2 milliards d’euros et des méthodes de travail innovantes inspirées de celles que l’on a mises en œuvre pour développer et déployer SI-DEP en 3 semaines pour gérer le dépistage des cas Covid.

Enfin, le partage et l’alimentation effective des données de « Mon espace santé » ont été rendus obligatoires par arrêté. D’ici la fin de l’année les professionnels de santé auront donc l’obligation d’alimenter cet espace santé avec certaines données dès lors que le patient n’y est pas opposé et des crédits seront conditionnés à cette alimentation. Nous n’avons jamais eu une dynamique aussi volontariste.

La sécurité des données est une question sensible pour les usagers, comment est-elle garantie ?

La sécurité des données repose sur des systèmes qui répondent à des hautes normes de sécurité. Elles sont hébergées en France par des prestataires de l’Assurance maladie dans un environnement certifié HDS (Hébergeurs de données de santé) qui est une spécificité française, une « sur-couche » par rapport au RGPD.

L’Assurance maladie, maître d’oeuvre de « Mon espace santé » a par ailleurs bénéficié d’un accompagnement de l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (ANSI) et de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) qui ont donné leur autorisation pour la mise en production du produit et qui exerceront des contrôles réguliers sur l’outil.

Un chiffrement des données a également été réalisé et des « bug bounty » (tentatives d’intrusion dans le système par des hackeurs bienveillants) sont en cours avec des collectifs militants. Pour garantir la confiance, des travaux sur l’ouverture du code source sont également en cours pour que ceux qui le souhaitent puissent vérifier le fonctionnement de l’outil ou encore les accès autorisés.

De son côté, le patient garde le contrôle de ses données en ayant la liberté de choisir les documents qu’il partage, avec quels professionnels de santé.

D’une manière générale, comment envisagez-vous l’avenir du numérique en santé ?

Avec la plateforme d’État et sa partie émergée que constitue « Mon espace santé », nous parlons d’infrastructures et comme pour toute infrastructure, la continuité est essentielle. Nous devons planifier les différents travaux et « embarquer » tout l’écosystème, notamment ceux qui font le numérique en santé sur le terrain, c’est-à-dire les éditeurs de logiciels et continuer sur la dynamique qui a été impulsée. Il ne s’agit toutefois que de dématérialisation des documents de santé. Cela fait 20 ans que l’on échouait mais cela existe depuis longtemps dans d’autres secteurs.

Le numérique en santé peut avoir un apport considérable sur des sujets comme la médecine 5P. Au delà de la construction de l’État plateforme et de son déploiement, il est donc essentiel que nous nous projetions sur les sujets d’avenir relatifs à l’innovation du numérique en santé et que la France devienne pionnière en Europe et idéalement dans le monde sur ces sujets d’innovation.

C’est dans cette optique que nous avons lancé la stratégie d’accélération de santé numérique, complémentaire au Ségur et dotée de 650 millions d’euros qui aborde de vastes sujets comme la formation des professionnels de santé au numérique, le développement des jumeaux numériques ou encore l’accès aux remboursements des dispositifs médicaux connectés pour un business modèle pérenne qui ne soit pas seulement basé sur des subventions…

Quel est le rôle de la France au niveau européen sur le numérique en santé ?

La France joue un rôle moteur en la matière au niveau européen. La Commission européenne vient en effet de dévoiler le règlement européen des données de santé visant à créer un espace européen des données de santé à des fins d’utilisation primaire et secondaire.

Lorsque nous avons pris la Présidence française du Conseil de l’Union européenne, nous avons réussi à influencer une partie du règlement en faisant adopter en trois semaines par tous les états membres et la Commission européenne les principes éthiques du numérique en santé afin de créer une troisième voie entre les États-Unis et la Chine, qui s’inscrive dans un cadre de valeurs fidèles à notre culture humaniste.

Ces principes se traduisent par des actions très concrètes sur la mesure de l’impact écologique par exemple, l’application réelle du règlement général sur la protection des données (RGPD) dans la santé ou encore la lutte contre les fractures numériques pour que personne ne soit laissé de côté.

Un dernier mot ?

Le numérique en santé a avancé plus que jamais précédemment ces 3 dernières années. La clé du succès réside dans l’engagement collectif. Chacun détient une partie de la solution pour avancer. Nous devons continuer à tous faire notre part pour transformer notre système de santé dans une vision éthique, citoyenne et humaniste !