Par Jacques Léglise
Directeur général de l’hôpital Foch

Et si on essayait de comprendre la crise de l’hôpital ?…

La persistance de la crise sanitaire du Covid dans la durée a créé ces derniers mois un sentiment de lassitude et de découragement chez les professionnels de santé. Des départs importants ont été constatés avec, en même temps, un effondrement des candidatures de jeunes professionnels infirmiers sortis d’école.

Dans ce contexte de crise, les mesures issues du Ségur de la santé ont, en outre, engendré de nombreuses frustrations. Plus particulièrement dans le privé non lucratif pour lequel le traitement a été moins favorable. Si bien qu’on se trouve face à un paradoxe : jamais aucun gouvernement n’aura autant et en aussi peu de temps revalorisé les rémunérations des soignants, alors que jamais le malaise des professionnels hospitaliers n’aura été si grand.

C’est que, outre les facteurs de tension récents qui viennent d’être cités, la crise a accentué et mis en lumière des fragilités latentes et anciennes.

Elle révèle, en tout premier lieu, à quel point la pression financière qui pèse depuis dix ans sur les établissements de soins français s’est avérée destructrice. L’exigence de plans de rendus d’emplois en contrepartie des investissements à travers le COPERMO, le maintien de progressions de tarifs inférieures à la progression des charges, puis à partir du plan triennal du gouvernement Valls, encore plus brutalement, les baisses de ces tarifs année après année, toutes ces politiques gouvernementales ont conduit pour les compenser et éviter des suppressions de postes qui auraient été calamiteuses pour la qualité et la sécurité des soins, à une course à la progression des volumes d’activité.

Cette pression excessive à l’activité a entraîné in fine une perte de sens et une détérioration des rapports entre les soignants et les gestionnaires, ceux-ci étant rendus bien injustement responsables des choix des politiques publiques.

Or, la qualité de fonctionnement des structures hospitalières dépend directement de la qualité et de l’intensité du dialogue et de la coopération entre les gestionnaires et les communautés médicales et soignantes. Cette qualité dépend notamment de la taille de l’hôpital : plus ce dernier est à taille humaine, plus ce dialogue est quotidien, et plus les arbitrages peuvent être menés rapidement avec les explications qui doivent nécessairement les accompagner. Du fait du progrès médical et des technologies, l’hôpital vit en effet dans une dynamique de transformation perpétuelle, qui certes rend le travail à l’hôpital passionnant, mais qui en fait aussi la complexité et la fragilité. Dans les grandes structures, ce dialogue est beaucoup plus difficile. Or, est venue en outre s’ajouter ces dernières années dans cette course à « la taille » la création des Groupements hospitaliers de territoire. Celle-ci a engendré une couche supplémentaire de gouvernance, qui conduit à éloigner encore plus les gestionnaires et les communautés médicales et soignantes.

Dans le même temps, la pression normative sur les métiers du soin n’a cessé toutes ces dernières années de s’accroître avec des exigences de qualité et de traçabilité certes fondées, mais qui dans un contexte d’intensification de l’activité de soin ont amené les soignants à les rejeter aujourd’hui comme des « tâches administratives » trop lourdes.

Or, cette intensification du travail s’est faite alors que nous assistons ces dernières années dans le monde de l’hôpital comme dans le reste de la société à un changement de paradigme avec des professionnels qui aspirent à un meilleur équilibre entre vie privée et vie professionnelle. Comme ailleurs, mais peut-être encore plus qu’ailleurs, ce changement de paradigme déstabilise l’hôpital : avec plus de professionnels, notamment médicaux, l’Hôpital dispose paradoxalement de moins de temps de travail disponible.

Toutefois, si ce changement de paradigme explique pour beaucoup la question de l’attractivité des métiers médicaux et soignants à l’hôpital, il ne l’explicite que partiellement. La question de la compétition par les rémunérations, avec une incapacité des établissements du service public (hôpitaux publics et hôpitaux privés à but non lucratif) de suivre l’évolution des revenus auxquels les médecins peuvent accéder désormais quand ils vont exercer en libéral dans une clinique commerciale, surtout s’ils y exercent avec des dépassements d’honoraires, s’avère en effet particulièrement dévastatrice.

Aujourd’hui, plus de la moitié des séjours de chirurgie sont réalisés dans les cliniques commerciales dans notre pays. Le risque est donc grand que, dans quelques années, faute de personnel, nous n’ayons plus d’offre de service public dans certains domaines, et que nous nous dirigions si on ne réagit pas vers un système de soins à l’américaine.

L’hôpital est donc entré dans une période où le modèle que nous avons connu et qui a fonctionné pendant 40 ans est à bout de souffle et doit être réinventé. Définir un système de tarification qui, tout en rémunérant les établissements équitablement au prorata de l’activité de chacun, permette de faire face à la progression des charges et aux exigences de qualité, trouver un meilleur équilibre entre exigences normatives légitimes et réalités de terrain, trouver un mode de travail des soignants plus respectueux de leurs vies privées, mieux réguler les rémunérations des soignants entre service public et activités commerciales, veiller au maintien d’une offre de service public compétitive partout sur le territoire, telles sont certainement certaines des clés majeures de cette réinvention. Sans aborder celles qui dépendent de la restructuration du système de Santé dans son ensemble comme la réorganisation de la permanence des soins pour faire face aux urgences.