Tribune

Par
Charles de Froment
Fondateur de Pergamon
Malmenée, la valeur travail ? Admettons-le puisque tout le monde en parle, à droite comme à gauche de l’échiquier politique.
Mais de quelle crise parlons-nous ?
Si l’on prête une oreille attentive aux plaintes relatives à la disparition de la valeur travail, deux affirmations contradictoires s’y mêlent :
– Un jugement moral d’un côté, à l’encontre de ceux qui ne souhaiteraient pas travailler, par paresse et opportunisme face à la générosité de nos systèmes d’assistance ;
– Un constat plus économique de l’autre, qui établit la faible valorisation du travail sur un plan financier, et qui donne finalement raison à ceux qui ne souhaitent pas travailler plus pour gagner (presque) autant.
On comprend alors la puissance rhétorique de l’invocation de la valeur travail : si notre société ne sait plus reconnaître la valeur du travail, comment inciter nos concitoyens à travailler davantage, à être plus productifs, sinon en célébrant le travail comme une valeur en soi, désintéressée ?
Ce paradoxe et cette tension n’ont sans doute jamais été plus évidents qu’au cœur des confinements, lorsque politiques et citoyens encourageaient depuis leurs fenêtres des professionnels de santé au bord de la rupture, dont ils savaient pertinemment depuis des années qu’ils étaient sous-payés et en sous-effectifs. Ici, l’éthique du travail et le sens du devoir sont venus compenser un défaut de valorisation du travail, organisé, PLFSS après PLFSS, par des dirigeants regrettant la disparition de la valeur travail. L’hôpital donc, et la charité ?
Mais le problème ici évoqué, s’agissant des professionnels de santé, est encore relativement simple, et soluble dans une politique salariale plus dynamique comme celle enclenchée par le Ségur de la santé.
En revanche, la problématique se corse si l’on élargit la focale, et que l’on prend en compte dans notre analyse la reconnaissance de la valeur du travail le rôle croissant et considérable des transferts sociaux et des politiques de réduction des inégalités. Car le problème, ce n’est pas seulement que certains métiers – dont le niveau de rémunération est souvent fixé par la puissance publique – soient insuffisamment rémunérés, c’est aussi et surtout la déconnexion croissante entre revenus du travail et niveaux de vie. Un sentiment diffus répandu dans les classes moyennes, qui inquiète les politiques, et qu’une étude récente de l’INSEE vient d’objectiver de façon spectaculaire.
Des statisticiens de l’INSEE se sont en effet penchés pour la première fois sur l’effet de l’ensemble des transferts publics sur le niveau de vie, en y intégrant une valorisation monétaire des services publics (éducation, santé notamment). L’INSEE parle alors de « niveau de vie élargi ».
De ce travail ressort une vision renouvelée et passionnante des inégalités, qui nous permet de comprendre beaucoup des frustrations contemporaines. On apprend ainsi que les ménages dits « pauvres » (13 % des ménages) gagnent avant redistribution 18 fois moins que les ménages situés dans le top 10 % de l’échelle des revenus, mais que l’écart après redistribution est finalement divisé par 6 (le rapport n’est plus que de 3 à 1). Ce résultat, spectaculaire, et assez largement médiatisé, est rassurant sur la puissance redistributive de notre système de protection sociale et de nos services publics : même lorsque l’on est pauvre en France, l’ampleur des prestations sociales, ainsi que l’accès à des services et infrastructures publics gratuits (santé, éducation), permettent d’espérer un niveau de vie décent.
Mais le travail individuel dans tout ça ? Son impact sur le niveau de vie des ménages est finalement largement « aplati » par la puissance de la machine redistributive. En termes économiques : le rendement marginal d’une augmentation des revenus du travail sur le niveau de vie élargi est particulièrement faible. Jugeons-en plutôt en quittant la comparaison des extrêmes (pauvres vs très aisés). Les ménages modestes, ceux qui gagnent entre 60 % et 90 % du revenu médian, ont des revenus en moyenne respectivement 1,8 fois et 2,8 fois moins élevés que ceux des ménages médians (90 à 110 % du revenu médian) et des ménages plutôt aisés (110 à 180 % du revenu médian). Après prise en compte des transferts, l’écart chute à respectivement 1,14 et 1,39. Un ménage modeste dont les revenus doubleraient ne verrait ainsi son niveau de vie élargi, et donc peut-être ressenti, augmenter que de 15 % environ…
Pour une grande partie, cette réalité est le fruit de choix consensuels, défendus à droite comme à gauche et soutenus par l’opinion publique : chèque énergie, allègement de charges et primes d’activité réservés aux bas salaires, accès gratuit à des services publics de santé et d’éducation dont on souhaite qu’ils soient les plus égalitaires possibles… Du reste, l’INSEE montre que 57 % des ménages bénéficient in fine de la politique de redistribution (leurs revenus élargis sont supérieurs à leurs revenus du travail).
Mais cette structure des revenus et les choix politiques qui l’ont engendrée posent évidemment des problèmes majeurs pour défendre la valeur du travail : de façon croissante, le travail salarié apparaît comme un moyen de financer un système redistributif colossal, dont les avantages pour les ménages s’estompent dès qu’ils franchissent les portes de la classe moyenne salariée. C’est aussi un système qui avantage des retraités qui auront relativement moins cotisé que leurs enfants, dont le niveau de vie moyen est aujourd’hui supérieur à celui des actifs, et, qui, vieillissement et retraite obligent, sont de loin les plus gros « consommateurs » de prestations sociales.
Face à ce problème structurel, les solutions sont également structurelles :
– Augmenter le taux d’emploi et la productivité des actifs, afin de mieux répartir les cotisations sociales ; d’où les projets nombreux du Gouvernement actuel pour accélérer l’entrée des jeunes sur le marché du travail via l’apprentissage, réformer l’Assurance chômage et créer des incitations au travail des salariés seniors ;
– Mais aussi et surtout rééquilibrer les efforts et flux financiers entre les actifs et les retraités, qui sont les grands gagnants des arbitrages politiques des dernières décennies. À ce compte-là, peut-être pourra-t-on réconcilier valeur du travail et valeur travail, en trouvant un équilibre plus pérenne entre justice redistributive et valorisation des efforts individuels.