Tribune

Par
Dr Alexandre Vallée,
Chef du service d’Épidémiologie et de Santé Publique de l’Hôpital Foch
Contexte
La « sobriété en santé » n’est ni l’austérité ni le renoncement : c’est la recherche systématique de pertinence clinique et sociale, avec un usage parcimonieux des ressources humaines, financières et matérielles. Selon The Shift Project, en France, le système de santé représente environ 8 % de l’empreinte carbone nationale, soit près de 49 MtCO₂e/an ; environ la moitié de ces émissions provient des achats de médicaments et de dispositifs médicaux. Ces ordres de grandeur imposent d’intégrer l’empreinte environnementale au même rang que la qualité, l’accès et l’efficience.
Rendre visible l’empreinte du soin pour éclairer les décisions
Mesurer, c’est déjà décider autrement.
Au sein de l’AP-HP, le bilan carbone 2022 atteint 1 921 671 tCO₂e (± 9 %), soit environ 312 kgCO₂e par journée d’hospitalisation ; la contribution principale provient du « cœur » du soin : médicaments, dispositifs, consommables, gaz médicaux. Rendre ces métriques visibles au point de prescription, dans le DPI (dossier patient informatisé), le L.A.P. (logiciel d’aide à la prescription) et l’imagerie, permet d’arbitrer à efficacité clinique égale pour des options à plus faible empreinte : ambulatoire, télésuivi, choix de dispositifs ou de thérapeutiques alternatifs.
Réduire les soins de faible valeur et les gaspillages
Un cinquième des dépenses de santé ne contribue pas ou peu aux résultats pour les patients : erreurs évitables, actes de faible valeur, inefficiences administratives. Symétriquement, 8 503 tonnes de médicaments non utilisés ont été collectées en 2023, symptôme d’initiations ou de durées de traitement inappropriées. Deux terrains, documentés, illustrent une sobriété immédiatement actionnable. D’une part, les inhibiteurs de la pompe à protons doivent être réservés aux indications justifiées et régulièrement réévalués ; la HAS appelle explicitement à une dynamique de déprescription. D’autre part, en cas de lombalgie commune aiguë sans « drapeaux rouges », l’imagerie n’est pas indiquée ; l’explication au patient évite irradiation, l’anxiété et l’escalade iatrogène.
Faire mieux et plus tôt : entre prévention ciblée et diagnostics précoces
La sobriété ne consiste pas seulement à « faire moins », mais à « faire mieux et plus tôt » lorsque l’intervention précoce évite des prises en charge lourdes. En santé des femmes, l’endométriose touche environ une femme sur dix et son coût socio-économique annuel est estimé autour de 10 milliards d’euros en France ; réduire l’errance diagnostique par des repères cliniques partagés, l’accès à l’imagerie experte, l’éducation thérapeutique et l’activité physique adaptée limite les itérations inutiles et la iatrogénie. Le dépistage primaire par test HPV chez les femmes de 30 à 65 ans, recommandé en France, remplace la cytologie et permet d’espacer les examens à tous les cinq ans en cas de résultat négatif, tout en améliorant la sensibilité pour les lésions précancéreuses. L’auto-prélèvement vaginal, désormais validé et déployé dans le cadre du dépistage, augmente la participation des femmes peu ou pas dépistées, avec une performance comparable aux prélèvements réalisés en consultation lorsqu’on utilise des tests PCR. C’est un exemple de « sobriété gagnante » : moins d’examens au total, mieux ciblés, pour davantage de prévention et moins d’errance. Les données récentes de santé publique rappellent toutefois l’enjeu de couverture et les disparités territoriales, que le recours au self-sampling et à des invitations numériques personnalisées peut contribuer à corriger.
Autrement dit : la bonne intervention, au bon moment, pour les bons patients.
Des « switchs sobres » sûrs et mesurables : l’exemple des inhalateurs
À efficacité clinique comparable lorsque l’usage est correct, substituer un aérosol doseur pressurisé (pMDI, propulsé par HFC) par un inhalateur de poudre sèche (DPI) lorsque c’est approprié divise l’empreinte d’un ordre de grandeur. Les données de décision partagée publiées au Royaume-Uni objectivent des écarts massifs d’empreinte entre dispositifs, avec des estimations de l’ordre de ~25× en défaveur de certains pMDI, et plusieurs analyses observationnelles montrent des réductions substantielles d’émissions sans perte de contrôle de l’asthme après accompagnement thérapeutique. Ces « switchs » sont un exemple paradigmatique de sobriété gagnant-gagnant : moins d’empreinte, même qualité clinique, parfois même une meilleure observance.
Gouvernance et incitations : de la preuve à l’alignement des intérêts
Pour passer de la preuve à l’échelle, il faut aligner les incitations. Le dispositif « Article 51 » autorise des organisations innovantes et des modèles de financement dérogatoires visant explicitement la pertinence, la qualité et l’efficience des parcours. En miroir côté établissements, l’IFAQ (Incitation Financière à l’Amélioration de la Qualité) rémunère des résultats de qualité à partir d’indicateurs révisés annuellement, avec une enveloppe dédiée et une logique de performance multi-critères. Ces deux leviers pourraient soutenir des expérimentations « sobres » : signal d’empreinte et de pertinence exposé au prescripteur, déprescription outillée, parcours prioritaires (endométriose, insuffisance cardiaque, diabète) dotés d’indicateurs cliniques, d’expérience, économiques et carbone.
Pourquoi la donnée peut être la clé de la sobriété
Utiliser la donnée de santé, c’est doter le système d’un sens clinique augmenté qui évite les gaspillages sans amputer la qualité. D’abord, la donnée rend visible ce qui ne l’était pas : variations de pratiques, actes redondants, bilans répétés sans impact, mais aussi empreinte carbone par parcours et par dispositif. Ensuite, elle cible finement : en repérant les patients à haut risque d’iatrogénie ou de réhospitalisation, elle permet d’intervenir tôt, là où un geste préventif épargne une cascade d’actes curatifs. Elle substitue intelligemment : à bénéfice clinique équivalent, l’aide à la décision oriente vers l’option à plus faible empreinte et meilleur coût d’opportunité (ex. examens évitables, médicaments à service rendu comparable, dispositifs moins émissifs), tout en outillant la décision partagée. Elle orchestre les parcours : en croisant prescriptions, pharmacie, biologie et imagerie, elle supprime les doublons, synchronise ville–hôpital et fluidifie l’ambulatoire et le télésuivi. Enfin, elle évalue en continu : les résultats (clinique, expérience, coûts, carbone) sont mesurés en vie réelle, comparés entre pairs, et réinjectés pour améliorer les pratiques, un système apprenant où l’IA reste modeste, explicable et intégrée au flux de travail (fédérée lorsque nécessaire), au service de la pertinence plus que de la performance brute. La sobriété n’est alors plus un mot d’ordre abstrait : c’est une propriété émergente d’un système guidé par la preuve, capable de faire mieux, plus tôt et avec moins.
Données et intelligence artificielle : le levier de sobriété qui manquait
La donnée de santé n’est pas un « plus », c’est le moteur d’un système d’apprentissage continu. Trois étages s’articulent. D’abord l’infrastructure : l’Espace européen des données de santé (EHDS) est entré en vigueur le 26 mars 2025 et organise l’accès sécurisé et interopérable aux données pour l’usage primaire (soins) et secondaire (recherche, pilotage). C’est un tournant pour produire des preuves en conditions réelles, comparer les pratiques et outiller la pertinence. Ensuite, les briques technologiques : le calcul distribué et la fédération d’algorithmes permettent d’entraîner des modèles sans déplacer les données, en combinant confidentialité et puissance statistique. Les revues récentes synthétisent l’état de l’art du fédéré en santé et des techniques de calcul multipartite sécurisé ou de chiffrement homomorphe. Enfin, les cas d’usage cliniques : l’IA autonome pour la rétinopathie diabétique, autorisée par la FDA depuis 2018 et étendue depuis à d’autres dispositifs, illustre comment rapprocher un diagnostic de spécialité en soins primaires, augmenter la couverture et préserver les consultations d’ophtalmologie pour les patients qui en ont besoin.
Cette même logique doit être appliquée à la « pertinence assistée par la donnée ». Les études montrant l’impact des systèmes d’aide à la décision sur la réduction d’examens inutiles et l’optimisation des prescriptions s’accumulent, avec des effets variables mais réels lorsque l’outillage est intégré au flux de travail. En d’autres termes : une IA modeste, incrémentale, centrée sur l’ordonnance et la demande d’examens, peut rendre la sobriété concrète au quotidien, sans attendre des ruptures technologiques.
Proposition opérationnelle : une sobriété « 4D » au point de prescription
La première brique est informationnelle : intégrer au dossier patient un signal « 4D » qui combine Données probantes (niveau de preuve et recommandations), Dépense (coût), Décarbonation (facteur d’émission) et Disponibles (alternatives) pour chaque prescription médicamenteuse, biologique ou d’imagerie. Ce signal ne se substituerait pas au jugement clinique : il l’enrichirait d’un pilier, mesurable et objectivable, aux côtés de la qualité, de l’accès et des coûts. Prioriser quelques terrains à fort levier : antibiothérapies, bilans répétés, imagerie non indiquée, etc., permettrait de démontrer rapidement des bénéfices croisés : baisse des actes de faible valeur, économies réinvestissables, réduction d’empreinte.
Conclusion
La sobriété en santé est une stratégie de qualité, pas de restriction. Elle vise à redonner du temps médical et de la clarté décisionnelle, à améliorer l’accès pour celles et ceux qui en ont besoin, et à réduire une empreinte environnementale désormais bien caractérisée. En articulant données de santé et IA avec un outillage de décision partagée et des incitations adaptées, on pourrait soigner mieux, plus tôt, et avec moins d’empreinte.
