Le coût économique et social des troubles mentaux a été évalué par le comité stratégique de la Santé mentale et de la psychiatrie du 28 juin 2018 à 109 milliards d’euros par an

Sophie Albert

DIRECTRICE GÉNÉRALE DU CENTRE HOSPITALIER SPÉCIALISÉ DE LA VILLE D’ÉVRARD

Les troubles mentaux engendrent une part importante de la dépense de santé en France. Cependant, la majorité des informations disponibles sur le coût de la pathologie mentale sont parcellaires. Si les coûts sanitaires directs sont relativement bien déterminés (données de l’Assurance Maladie, DREES, Cour des Comptes, IGAS etc.), les coûts informels englobant tous les aspects de la santé mentale (pertes de productivité pour les individus et pour la société, perte de qualité de vie) sont peu étudiés.

Pour l’année 2017, la santé mentale, si l’on regroupe les « maladies psychiatriques »1 et l’ensemble des traitements chroniques par psychotropes »2, représente 23,2 milliards d’euros pour l’ensemble des régimes de l’assurance maladie et constitue son 2e poste de dépenses dont :

• 6,7 milliards concernaient les soins de ville ;

• 11,3 milliards concernaient des hospitalisations ; 

• 5,1 milliards concernaient des prestations en espèces.

La santé mentale est, parmi les pathologies chroniques, celle qui touche le plus grand nombre de personnes. Les maladies psychiatriques concernent 2,1 millions de personnes. Toutefois, si l’on ajoute les 5,1 millions de personnes avec un traitement chronique par psychotrope, ce sont plus de 7 millions de personnes qui ont été prises en charge pour une pathologie ou un traitement chronique en lien avec la santé mentale.

Le coût économique et social des troubles mentaux a été évalué par le comité stratégique de la Santé mentale et de la psychiatrie du 28 juin 2018 à 109 milliards d’euros par an, dont :

• 65 milliards pour la perte de qualité de vie ;

• 24,4 milliards pour la perte de productivité liée au handicap et aux suicides ;

• 13,4 milliards dans le secteur médical ;

• 6,6 milliards pour le secteur médico-social.

À noter que ces chiffres sont tirés d’une étude réalisée en octobre 2014 par la fondation FondaMental et l’Unité de recherche clinique en économie de la santé (URC-Eco)3 basée sur les données de l’Assurance Maladie de 2012. Malgré l’ancienneté des données, cette étude a pour mérite de mettre en avant deux variables peu étudiées habituellement : la perte de productivité liée au handicap psychique, ainsi que la perte de qualité de vie pour les individus.

Elle permet également de conclure que le coût informel des pathologies mentales est bien supérieur aux dépenses formelles directement engagées pour la psychiatrie (secteur sanitaire, dépenses de l’assurance maladie).

Les opposants à l’implantation de toute la psychiatrie à l’hôpital général redoutent une perte d’identité pour leur discipline

Organisation de la psychiatrie

La psychiatrie a posé les bases du parcours patients et de l’ambulatoire dès les années 60 avec la politique de secteur, qui avait la volonté de mettre fin à une prise en charge asilaire des patients. L’apparition des neuroleptiques (à partir des années 50) aidant sans doute à favoriser la sortie hors les murs. La réforme du secteur a été initiée par une simple circulaire du 15 mars 1960. Elle n’a reçu une base législative que dans les années 80 sous le ministère d’Edmond Hervé.

Le monde psychiatrique reste très attaché au secteur et la loi santé de 2016 en réaffirme le principe.

Dans un monde idéal, le secteur devrait permettre de placer le patient dans un parcours de soins fluide où il serait suivi par un médecin traitant et un spécialiste. En cas de besoin, il serait accueilli à l’hôpital pour un séjour court, l’aval serait organisé entre un accueil médico-social, un retour à domicile, un habitat inclusif, un foyer, une famille d’accueil où il bénéficierait d’un suivi ambulatoire adapté. Il n’y aurait pas de sans solution…

Ainsi tout au long de sa vie, en fonction de son état de santé, il lui serait toujours proposée une prise en charge répondant à son besoin, y compris pour les situations particulières des détenus en crise ou des patients relevant des unités pour malades difficiles. La prise en charge serait rapide, assurée par des professionnels formés aux dernières évolutions de l’état de l’art, en nombre suffisant, et les patients seraient admis dans des structures adaptées à la complexité de leur état à toutes les étapes de leur vie (enfance, adolescence, adulte et gériatrie).

N’oublions pas que, dans ce monde idéal, la maladie serait maîtrisée autant que possible grâce à une politique de dépistage précoce mais aussi par des actions sur des déterminants de santé aussi larges que l’éducation, l’environnement et la réduction des inégalités sociales, dont on sait que plus elles sont importantes, plus la prévalence des troubles mentaux augmente. Les politiques de santé mentale prendraient en compte les déterminants socio-économiques et environnementaux tels que la pauvreté, la discrimination, les faibles niveaux d’instruction et l’instabilité économique.

Un secteur en crise en partie expliqué par :

• La crainte d’un appauvrissement de la psychiatrie 

Les forts mouvements sociaux de 2018 ont exprimé leur malaise. Selon eux, les moyens de la psychiatrie ne cessent de diminuer et celle-ci ne peut plus faire face à ses missions qui, elles, ne font qu’augmenter. Pour beaucoup, cet appauvrissement ne serait que la conséquence du peu de considération dans laquelle la société a depuis toujours tenu la maladie mentale et ceux qui en souffrent, et pourtant la dépense consacrée au traitement des pathologies psychiatriques, liée aux soins hospitaliers et ambulatoires, publics et privés, n’a pas diminué ces dix dernières années. La question ne peut donc se limiter aux seuls moyens.

• La crainte d’une perte d’identité de la psychiatrie par non reconnaissance de sa spécificité 

Les opposants à l’implantation de toute la psychiatrie à l’hôpital général redoutent une perte d’identité pour leur discipline. Ils considèrent que la conception de la maladie et de son traitement, porté par le modèle des soins somatiques, finirait par s’imposer à la psychiatrie quand, selon eux, la pathologie psychiatrique a une spécificité exigeant des approches médicales adaptées. La création des Groupements Hospitaliers de Territoires (GHT), avec la loi du 27 janvier 2016, a réveillé chez certains ces craintes, quand il a été question d’inclure dans ces groupements des établissements spécialisés en psychiatrie.

• La crainte d’une dilution de la psychiatrie dans un ensemble plus large, la santé mentale 

La loi du 27 janvier 2017 définit la politique publique comme étant de « santé mentale ». Deux commissions de concertation sont créées au niveau national, certes articulées entre elles mais distinctes, au point d’être consultées séparément sur les mêmes sujets : le conseil national de santé mentale (CNSM) et le comité de pilotage de psychiatrie (COPIL psy). Cela peut laisser penser que psychiatrie et santé mentale sont deux objets différents, l’un recouvrant le domaine du soin, et l’autre celui de la prévention et de la réinsertion-réadaptation alors qu’ils sont intimement liés. 

• Une méfiance réciproque opposant souvent les représentants de la psychiatrie à l’administration de l’État 

D’accord sur l’essentiel, à savoir la volonté de réduire la place de l’hospitalisation et d’accroître celle des soins ambulatoires, de la prévention, de la réinsertion-réadaptation, les professionnels de la psychiatrie et l’administration de l’État expriment pourtant entre eux une méfiance réciproque. Du côté de la psychiatrie, on vient de le voir, les craintes sont nombreuses et fortes, difficiles à dépasser. Du côté de l’administration prévaut la conviction que le dispositif de soins n’en fait pas assez, et fait même parfois preuve de résistance, pour réduire le nombre des lits, limiter les séjours inadéquats, éviter les longues hospitalisations, diversifier ses modes de prise en charge, intervenir dans la cité le plus largement possible.

• Une limite floue entre la maladie mentale et le handicap psychique 

Le handicap psychique ne succède pas forcément dans le temps à la maladie psychiatrique, il en est la conséquence, exprimée en termes de limitation des capacités, et évolue. Equipes psychiatriques, sociales et médicosociales interviennent donc souvent sur la même période auprès de la personne qui est en même temps malade et handicapée. Inévitablement se pose donc la question des complémentarités nécessaires entre les équipes relevant de chacun de ces différents domaines, et, par conséquent, celle des limites respectives de leurs interventions.

Le handicap psychique ne succède pas forcément dans le temps à la maladie psychiatrique, il en est la conséquence, exprimée en termes de limitation des capacités, et évolue…

• Une défaillance de l’égalité d’accès

Aux inégalités liées au dispositif de soins s’ajoutent celles tenant à l’information des patients :

Les disparités d’équipements, de professionnels de santé et de moyens financiers entre territoires sont anciennes, bien connues mais persistantes. Les capacités de prise en charge varient considérablement d’un département à l’autre. Les écarts de capacité en lits et places, pour la psychiatrie générale, variaient en 2015 de 1 à 3,552. La densité des professionnels de santé est également très variable. Ainsi, les écarts de densité de psychiatres vont de 1 à 4 en 2016. 

La pédopsychiatrie est chroniquement défavorisée : les délais d’accès aux soins pour les enfants sont de 2 à 6 fois supérieurs à ceux constatés pour les adultes alors même que la précocité de la prise en charge est considérée comme déterminante. 

L’accès aux structures de soins peut être difficile du fait de leur implantation ou de leurs horaires qui sont difficilement compatibles avec une vie professionnelle. Ils sont parfois mal desservis par les transports en commun et certains regroupements de structures, répondant à des contraintes organisationnelles et budgétaires, réduisent la proximité de l’offre pour les patients. 

L’accès aux soins en urgence est parfois difficile, notamment à domicile. L’accès aux soins en urgence est toujours possible à travers les urgences somatiques ou les centres de crise. Cependant, pour les patients qui, dans le déni de leur maladie, refusent une prise en charge, les familles ne parviennent pas à obtenir une intervention au domicile. Que ce soit en raison d’un manque de moyens (absence d’équipe mobile) ou pour un motif clinique (consentement du patient aux soins requis), l’intervention en urgence au domicile est souvent limitée aux cas de danger imminent. Ce sont alors souvent le SAMU ou les forces de l’ordre qui interviennent, pas les équipes de psychiatrie.

L’accès aux soins repose sur une demande que les plus vulnérables peinent à formuler. Les personnes isolées ou les plus précaires ne disposent souvent pas de l’accompagnement nécessaire et ne formulent pas de demande de soins par eux-mêmes. 

La télémédecine n’est pas utilisée comme un levier pour améliorer l’accès aux soins. 

Des conditions d’hospitalisation trop souvent insatisfaisantes, il existe une forte hétérogénéité des conditions d’hébergement offertes par les unités d’hospitalisation, et plus largement les lieux de soins psychiatriques.

Tous ces outils sont conçus pour une durée de cinq ans, mais par quoi faut-il commencer ? Dans quel ordre temporel devrait se succéder chacun de ces outils d’organisation ?

Un dispositif en passe de devenir illisible et difficile à piloter 

Un dispositif de soins complexe, pour les usagers, comme pour les professionnels de la psychiatrie et leurs partenaires. Certaines structures de soins intersectorielles répondent aux besoins d’une zone territoriale d’un établissement,  d’une ville,  d’un département ou d’une région. S’y ajoute l’offre de soins non sectorisée, parfois conçue comme une alternative, parfois comme un recours spécialisé (c’est le cas par exemple des centres experts). Cette construction de l’appareil de soins devient difficile à cerner par les professionnels de santé mentale eux-mêmes, qui ont besoin désormais de procéder à un inventaire des solutions thérapeutiques à leur disposition dans leur environnement plus ou moins proche. 

Des établissements engagés dans des organisations multiples : la majorité des établissements publics psychiatriques sont membres d’un GHT. Ils peuvent aussi s’associer au sein d’une Communauté Psychiatrique de Territoire (CPT). Les espaces de développement du GHT et de la CPT ne coïncident pas forcément. Ils doivent par ailleurs s’inscrire dans le projet territorial de santé mentale (PTSM). Ces multiples appartenances possibles risquent fort de conduire les établissements à s’épuiser à élaborer plusieurs projets d’organisation et de fonctionnement plus ou moins compatibles entre eux, ou à se perdre dans trop d’engagements différents. 

L’enchevêtrement des outils d’organisation n’a d’égal que l’enchevêtrement des territoires. Ainsi il faudra concilier : 

• Le projet d’établissement de l’hôpital, sur la base duquel est défini un contrat d’objectifs et de moyens (CPOM) avec l’ARS ;  

• Le projet médical partagé (PMP) du groupement hospitalier de territoire (GHT), arrêté par l’instance de gouvernance du GHT ;

• Le projet régional de santé (PRS) arrêté par l’ARS, qui englobe le public et le privé, l’hospitalier et l’ambulatoire, le soin, le médico-social et la prévention ;  

• La convention constitutive de la CPT, qui fixe des objectifs et des mesures à prendre en conséquence, associe la psychiatrie de service public et ses partenaires (privés et/ou médico-sociaux, sociaux) 

• Le Projet Territorial de Santé Mentale (PTSM) qui porte sur l’organisation des soins, mais plus largement sur les dispositions opérationnelles dans le domaine de la santé mentale.

Tous ces outils sont conçus pour une durée de cinq ans, mais par quoi faut-il commencer ? Dans quel ordre temporel devrait se succéder chacun de ces outils d’organisation ? Se pose la question de la méthode et du processus de concertation à dérouler pour parvenir à une cohérence globale de ces travaux.

Mais restons optimiste, le constat est partagé, la psychiatrie est un sujet politique sensible et d’actualité. Il ne reste plus qu’à réussir 

Un partenariat indispensable pour la fluidité des parcours : la psychiatrie, comme toutes les disciplines médicales, doit établir des partenariats avec les autres acteurs du parcours du patient. 

Qui ne finisse pas pourtant par dessiner une forme « d’asile dans la ville » en gérant tous les aspects de la vie quotidienne du patient (hébergement, repas, loisirs, activités sportives et culturelles), comme prétendait le faire l’asile à son origine .

SOURCES

1. Pathologies psychiatriques : ce groupe comprend les troubles psychotiques (dont la schizophrénie), les troubles névrotiques et de l’humeur (dont les troubles bipolaires et la dépression), la déficience mentale, les troubles addictifs, les troubles psychiatriques débutant dans l’enfance et l’ensemble des autres troubles psychiatriques (de la personnalité ou du comportement).

2. Traitements psychotropes : il s’agit de personnes prenant régulièrement des traitements antidépresseurs et régulateurs de l’humeur, des neuroleptiques, des anxiolytiques et ou hypnotiques (hors patients ayant déjà une pathologie psychiatrique).

3. Prévention des maladies psychiatriques : pour en finir avec le retard français, octobre 2014.