TRIBUNE
Les entreprises ne se contenteraient plus à des réductions incrémentales du nombre de travailleurs (soit 5 à 10 %) mais de manière radicale : conduire le même volume d’activité avec seulement 1% des travailleurs de l’entreprise !

Abraham Hamzawi

Partner Transformation Digital de Sopra Stéria

Dans son édition du 25 janvier 2019, le New York Times s’interrogeait sur l’agenda secret de Davos. Il ne viserait pas moins qu’à remplacer la force de travail humaine par les machines et, ce, aussi vite que possible. Les dirigeants s’offusqueraient, en public, des conséquences négatives de l’intelligence artificielle et de l’automatisation des activités humaines, mais se réjouiraient en privé des marges très confortables et des profits scandaleux qu’entraîneraient ces projets de digitalisation des processus des entreprises. En effet, il s’agirait de réduire le nombre de travailleurs de quelques milliers à quelques douzaines d’unités. Les entreprises ne se contenteraient plus à des réductions incrémentales du nombre de travailleurs (soit 5 à 10 %) mais de manière radicale : conduire le même volume d’activité avec seulement 1% des travailleurs de l’entreprise !

Voilà qui ferait rêver bon nombre de chefs d’entreprise et qui en tout cas font vivre confortablement les grandes sociétés de conseil qui justifient ces réductions de postes en expliquant qu’elles sont en partie compensées par du « reskilling » des employés vers d’autres activités utiles à l’entreprise. Si les dirigeants européens ou américains n’osent afficher leurs objectifs secrets, les dirigeants asiatiques ne se donnent pas la peine de cacher leurs objectifs.

Le développement des technologies conduirait, aux états-Unis, à segmenter radicalement le marché du travail. D’une part, une minorité de professionnels très bien formés et qui bénéficient d’une augmentation substantielle de leurs revenus. Ils se concentrent dans les activités à forte productivité : l’industrie (Boeing, par exemple) et les services high-tech (Intel par exemple). D’autre part, des employés à bas salaires et avec peu de perspectives d’évolution. Il s’agit notamment des activités d’hôtellerie, de restauration et de gardiennage. Activités peu sujettes à l’automatisation.

Face à ces constats préoccupants, nous pouvons nous interroger sur la transposition d’une telle démarche au secteur public et en particulier à la Protection sociale. 

La réponse serait un « oui, mais… ».

D’une part, les ambitions : le programme de transformation de l’administration, lancé en octobre 2017 et baptisé «Action Publique 2022 », par lequel le Gouvernement souhaite améliorer la qualité de service pour les usagers en développant notamment la relation de confiance entre les usagers et les administrations. La priorité est donnée à la transformation numérique des administrations, avec pour objectif la dématérialisation de l’intégralité des services publics à horizon 2022. L’idée défendue est que la dématérialisation des procédures administratives permet de simplifier, pour une majorité d’usagers, l’accès aux informations ou aux documents administratifs. Elle permet également, dans certaines hypothèses, de lutter contre le non recours, et d’améliorer l’accès réel de certains usagers à leurs droits, tout en respectant mieux leur dignité.

Compte tenu de la réflexion sur la simplification et la clarification des procédures administratives qu’elle peut entraîner, la dématérialisation peut constituer un puissant levier d’amélioration de l’accès de tous et de toutes à ses droits.

Ici, la dématérialisation, donc l’automatisation à terme d’un nombre accru de tâches administratives ne viserait pas la réduction drastique de la force de travail mais plutôt à l’amélioration de la qualité de service (il s’agit pour l’assuré de réduire le temps consacré aux formalités administratives et les rendre les plus simples possibles) et de l’accès aux droits (comprendre ses droits et avoir les moyens de les exercer), dans la dignité, des assurés.

D’autre part, nous avons la réalité de la mise en œuvre de ces services dématérialisés. Les constats sont pour le moins contrastés ainsi que le révèle le rapport 2019 du défenseur des droits relatif à la dématérialisation du service public. Cette ambition du « 100% démat’ » du service public peut être problématique surtout si elle privilégie les décisions à caractères comptable et budgétaire au détriment d’une démarche qui vise à améliorer la qualité de service des usagers en tenant compte de leurs besoins spécifiques.

Le rapport souligne les dérives qui font perdre le sens de cette transformation, ou sous-estimer ses effets, car cela conduirait à priver de leurs droits certains et certaines d’entre nous, à exclure encore davantage de personnes déjà exclues, à rendre encore plus invisibles ceux et celles que l’on ne souhaite pas voir. Nous serions alors exposés à un recul inédit de ce qu’est le service public en France et à une dégradation du respect des droits et libertés par les administrations et les organismes chargés d’une mission de service public.

Quels sont les manquements soulignés par le rapport ? Ils portent essentiellement sur les conditions de mise en œuvre. Dans le numérique, ce ne sont pas les bonnes idées qui importent le plus, mais la manière de les mettre en œuvre. Et lorsque l’on parle de manière, il s’agit de s’intéresser à l’usager. C’est lui qui a le dernier mot. Dans le secteur privé, la sanction et l’attrition et le passage à la concurrence (même si des obstacles à ce changement subsistent). Dans le secteur de la Protection sociale où l’offre n’est pas substituable (la couverture maladie de base est nécessairement assurée par un organisme de Sécurité sociale il en est de même des minimas sociaux) et très impliquante (nécessité de disposer d’une couverture maladie ou d’un revenu social d’activité).

Les organismes de Sécurité sociale mesurent des taux de satisfaction qui peuvent paraître encourageants mais bien souvent ils cachent les difficultés réelles des usagers en situation difficile et atténuent le jugement contrasté des usagers exigeants. Pour autant, l’exigence des usagers va croissant sous la pression des entreprises commerciales qui améliorent en continu la qualité du service rendu à leurs clients. Si l’on n’y prend pas garde, les services dématérialisés du secteur public vont paraître totalement décalés par rapport aux acteurs du numérique tels que les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft).

En effet, les services dématérialisés ne sont souvent que le reflet de la procédure administrative. Ils ne prennent pas suffisamment en compte les difficultés des usagers (accès à Internet, disponibilité d’un équipement électronique lié soit à des conditions de ressources financières mais également lié à une « fracture territoriale »). Ainsi que le souligne le rapport du défenseur des droits, les services se caractérisent par « une conception et un déploiement des sites Internet parfois inadaptés ». Ainsi, les services présentent des limitations techniques qui peuvent étonner (impossibilité de transmettre certaines pièces justificatives du fait de leur taille). L’ergonomie des sites Internet questionne également. Certaines contraintes qui paraissent évidentes comme l’obligation de disposer d’un compte bancaire pour recevoir le paiement de prestations peuvent se révéler problématique pour certains usagers, et ils sont plus nombreux que l’on pense.

Quels sont les causes de ces dysfonctionnements ?

Nous pourrions mettre cela sur le compte d’une approche par les moyens : la technologie. Que signifie en réalité l’expression « 100% démat’ » ? N’est-ce pas s’inscrire dans une logique de moyens. C’est un peu comme si l’on disait 100 % des routes goudronnées. Est-ce que cela répond au besoin des automobilistes ? Il y a beaucoup d’autres paramètres à prendre en compte. L’état des routes, la signalisation, les dispositifs de sécurité, le confort et l’hygiène des aires de repos, etc.

D’où l’expression couramment rencontrée : « Dans la transformation numérique l’Homme est au centre. ». Ce n’est pas un slogan incantatoire. C’est une réelle nécessité. Cela signifie que le service doit être conçu à partir du point de vue de l’usager. Il requiert de l’empathie. Cette capacité à se mettre à la place de l’autre. Combien de concepteurs de services numériques sont eux-mêmes des utilisateurs exigeants de ces mêmes services ? Est-ce qu’ils vont à la rencontre des autres utilisateurs, en particulier ceux qui ne sont pas des «tech-savvy » (technophiles) ? Combien de dirigeants publics ont-ils testé en visiteurs mystères les services dématérialisés ? Changent-ils aussi souvent de situation administrative que les 8 millions de personnes qui vivent dans une situation sociale difficile ?

La technologie peut inquiéter car les usages de l’intelligence artificielle, de la robotisation des tâches, de la numérisation des échanges, de l’analyse massive des données, se développent progressivement. Toutes ces composantes de l’automatisation de la force de travail sont à l’œuvre dans toutes les activités humaines.

Mais il suffit d’un presque rien pour qu’une stratégie bien pensée ne soit pas tout à fait applicable. Et ce presque rien, qui est un tout, c’est l’empathie.