Tribune

« Les solutions du « tout État » en matière de santé ne sont pas génératrices de justice sociale »

Didier Bazzocchi
Vice-Président du CRAPS, ancien Directeur Général de la MMA


En 2022, l’Indice de développement humain1 a régressé dans le monde, avec une espérance de vie revenue à son niveau de 2012. Ceci signifie que les systèmes de santé ont perdu en efficacité avec la crise sanitaire provoquée par la Covid-19. Pourtant, les systèmes de soins et leurs personnels ont été lourdement mis à l’épreuve et ceux-ci ont payé un lourd tribut à cette crise sanitaire. Mais ce sont bien les systèmes de santé et non seulement les systèmes de soins qui ont été impactés2. La crise a révélé la fragilité des systèmes de santé et de protection sociale ainsi que leur capacité à absorber ou à en amortir les effets. En France, le système français de protection sociale bâti en 1945 a pleinement joué son rôle d’amortisseur. Mis en place pour permettre le retour à la paix civile et ouvrir la voie à la reconstruction, il a parfaitement fonctionné pendant les Trente Glorieuses, en organisant des solidarités professionnelles et interprofessionnelles, exprimant la Fraternité de notre devise républicaine, qui assure un équilibre indispensable entre Liberté et Égalité.

L’État-providence est pourtant venu progressivement se substituer à cette vision issue de l’école solidariste de Léon Bourgeois. Une intervention de l’État, dont les bienfaits sont réels, mais dont les risques étaient déjà décrits par Alexis de Tocqueville3. Cet État-providence, que l’on appelle désormais l’État-nounou, est apparu en Grande-Bretagne en 1944 dans une économie de guerre. Il se définit comme « un système qui autorise le gouvernement d’un pays à allouer des services sociaux financés par l’impôt, tels que soins de santé, allocationschômage, etc. aux personnes qui le nécessitent ». Son esprit universaliste et protecteur s’est d’abord appliqué à la généralisation de la protection sociale, s’est ensuite étendu aux politiques de l’emploi, du logement, et de l’éducation, ainsi que de manière plus générale, à de nombreux domaines de l’intervention publique. Il s’est inscrit dans un mouvement keynésien de convergence entre socialisme et capitalisme.

Mais l’allocation de ressources par l’État-providence est par nature sujette à des mécanismes de rationnement. Ceux-ci se substituent au prix de marché pour gérer la rareté. Certes, ces mécanismes permettent de maintenir l’apparence d’un égal accès aux soins de santé. De fait, se voulant égalitaire, le système de l’État-providence est devenu avec le temps injuste et inefficace. Comme l’a montré Jean Tirole, le système de redistribution, l’un des piliers de l’État-providence, ne sert pas les publics ciblés et coûte très cher à la société. La notion de solidarité a été ainsi confusément mêlée à celle de générosité.

La perte de repères sur les valeurs essentielles, la crise économique mondiale surgie en 2008, la crise sanitaire de 2020, le retour de l’inflation et les rigidités instaurées dans les structures sociales génèrent un appauvrissement des classes moyennes et une crise de confiance au sein de la société française. Il en ressort un dangereux mélange de fatalisme, de désespoir et de colère. Avec une dette sociale considérable, l’État-providence, longtemps considéré comme un amortisseur de crise et comme « bouclier » face à la perte de revenus des ménages, s’est arrogé en quelque sorte le quasi-monopole de l’assurance contre les aléas de la vie4. Aura-t-il durablement les moyens de répondre à la vaste demande de gratuité, d’assistance et de redistribution qu’il a lui-même suscitée ?

Dès lors, comment faire face aux défis des transitions démographique, épidémiologique et technologique ? Comment financer les nouvelles thérapies et les technologies médicales, l’inéluctable augmentation du coût du travail soignant, l’accompagnement des pertes d’autonomie, l’accès aux soins des populations isolées ou défavorisées, une approche équitable de la prévention ?

Rappelons ici quelques pistes, déjà citées par des personnalités dont la compétence est unanimement reconnue.

En matière de prévention5 comme d’accès aux soins, toute approche égalitaire est inéquitable. Les « besoins de santé » ne sont pas également répartis. Ceux qui sont aptes à mieux les percevoir, les comprendre et y apporter des réponses appropriées sont ceux qui sont au contact des populations : collectivités locales et territoriales, professions de santé, branches professionnelles, organismes paritaires et mutualistes…

En matière de qualité des soins, et donc d’efficacité du système de soins, les recettes ont été maintes fois décrites : la mesure et la comparaison sur la qualité des pratiques doivent partir du terrain et non du sommet de la pyramide administrative. Commençons6 par les disciplines « dures » (chirurgie, cancérologie, certaines spécialités médicales…), là où les résultats peuvent être mesurés et comparés au sein d’un service d’hospitalisation, d’un établissement, d’une région, avec des PROMs et PREMs7 simples. La qualité se gère d’abord sur le terrain et son amélioration est continue. Elle relève d’actes de management par les professionnels, pas d’un contrôle administratif a posteriori, abstrait et sans effet.

En matière d’efficience du système de soins, on évoque le chiffre de 20 à 30 milliards d’euros de dépenses qui ne seraient pas indispensables, alors même que des populations n’ont plus accès à des soins primaires. Le potentiel de redéploiement existe donc. Les professionnels en citent de nombreux cas, que la réglementation ou des corporatismes ne permettent pas d’exploiter. La réponse est alors unique : décentraliser ! Donner le pouvoir de décision à ceux qui sont en charge du management : directeurs d’établissements, chefs de service, services déconcentrés de l’État, organismes payeurs…

Pourquoi ces pistes d’amélioration de la performance du système de santé, parmi d’autres, ne sont-elles déjà pas mises en oeuvre en France, alors que tout a été dit, tout a été écrit depuis des années et que certaines d’entre elles sont pratiquées dans des pays voisins ?

Les causes sont sans aucun doute multiples. Pourtant, la volonté que l’État a exprimée depuis un peu plus d’une décennie de tout faire, seul, ne favorise pas l’émergence de réponses adaptées aux « besoins de santé » et aux attentes actuelles de la société. Comme des exemples étrangers nous le montrent, y compris sur le continent européen, les solutions du« tout État » en matière de santé ne sont pas génératrices de justice sociale, mais au contraire de rationnement et de files d’attente. A contrario, en matière de santé, l’exubérance des marchés n’est pas préférable au monopole de l’État, loin s’en faut, il suffit de traverser l’océan Atlantique pour s’en convaincre. Alors, comment faire ?

Nous sommes tous attachés au principe d’égalité d’accès à la santé. Pour que cette égalité ne soit finalement pas privative de liberté, les collectivités territoriales, les professionnels de la santé, les associations de patients, les branches professionnelles, les organismes d’assurance santé doivent s’en saisir, ensemble, très concrètement, au service de l’intérêt général. C’est-à-dire proposer, expliquer, débattre, construire, s’engager, investir, se battre pour des transformations, y compris quand cela requiert des efforts, des difficultés ou des concessions.

Renoncer à l’existence de cette démocratie sanitaire, ce serait renoncer à la Liberté. Mais la liberté n’est-elle pas un fardeau trop lourd à porter ?

1. L’IDH se calcule grâce à la moyenne de trois indices : le PNB par habitant (exprimé en dollars, converti en parité pouvoir d’achat pour tenir compte des différences de prix), l’espérance de vie à la naissance (en années) et le niveau d’études, lui-même composé de la durée de scolarisation des adultes âgés de 25 ans et de la durée de scolarisation espérée pour les enfants d’âge scolaire (en années).

2. Les quatre déterminants de l’état de santé d’une population : environnement et conditions de vie, comportements, capital génétique, efficacité du système de soins (lequel pèse pour environ 30 % selon les estimations habituelles).

3. « Que m’importe après tout qu’il ait une autorité toujours sur pied, qui veille à ce que mes plaisirs soient tranquilles, qui vole au-devant de mes pas, pour détourner tous les dangers, sans que j’aie même le besoin d’y songer si cette autorité en même temps qu’elle ôte ainsi les moindres épines sur mon passage est maîtresse de ma liberté et de ma vie. »

4. L’économiste américain Richard Musgrave définissait en 1959 les trois principales fonctions de l’État :
– L’affectation ou l’allocation des ressources, dans certains cas, promouvoir les activités générant des externalités positives et endiguer celles qui produisent des externalités négatives. L’État doit aussi instaurer les biens collectifs.
– La redistribution des revenus et des patrimoines, le souci à la base au niveau de ses activités est un souci d’équité (de justice).
– La régulation de la conjoncture économique.

5. CRAPS : interview du professeur Franck Chauvin, président du HCSP, le 25 mai 2022.

6. Ainsi que l’explique depuis des années le professeur Guy Vallancien.

7. Les Patient-Reported Outcome Measures (PROMs) pour le résultat des soins, les Patient-Reported Expérience Measures (PREMs) pour l’expérience des soins évaluent la qualité des soins perçue par les patients.

Source : Les nouveaux chemins de la performance en santé – CRAPS et ANAP