Tribune

« Il n’y a pas un remède miracle, mais un éventail de mesures qui pourraient de proche en proche améliorer la situation »

Par
Dr Nicolas Leblanc et Paul Martin Gousset,
Directeur médical et affaires publiques et Chargé de mission affaires publiques chez Livi

Le système de santé français, parmi les plus dépensiers de l’OCDE (11,9 % du PIB), voit ses dépenses de soins primaires croître rapidement sous l’effet combiné du vieillissement de la population, des maladies chroniques, et de l’innovation biomédicale. La France consacre ainsi 923 euros/habitant en parité de pouvoir d’achat (PPA) aux soins ambulatoires, bien au-dessus de la moyenne européenne à 689 euros/habitant (PPA), avec une efficience encore perfectible.

Malgré une multiplication des dispositifs destinés à son amélioration (médecin traitant, ROSP, MSP, CPTS, Mon Espace Santé…), les effets restent insuffisants et lents. Les limites sont multiples : gouvernance éclatée entre ville et hôpital, pilotage financier complexe, évaluation de la qualité quasi absente en soins primaires, coordination encore embryonnaire, faible attractivité des métiers et surpondération du paiement à l’acte aux dépens de celui des parcours.

Face à ces blocages structurels, quatre leviers d’efficience, accessibles au consensus, se dégagent :

– Le renforcement de la coordination des soins,

– L’évaluation systématique de leur pertinence,

– La mobilisation de tous les professionnels de santé,

– Le développement massif de la télésanté, seule action immédiatement mobilisable à grande échelle.

En somme, améliorer l’efficience des soins primaires est une nécessité dont l’urgence s’accroît. Elle est aussi bien financière que sanitaire. Si une réforme structurelle globale s’impose, la télésanté en est le déclencheur le plus rapide et accessible à court terme.


A) L’efficience en soins primaires : de quoi parle-t-on ?

De manière résumée, l’efficience consiste à optimiser les ressources entrantes pour produire des biens et des services avec des objectifs quantitatifs et qualitatifs mesurables1. On peut également résumer l’efficience des soins par un rapport entre 3 critères interconnectés : l’accessibilité, la qualité et les coûts. Ainsi, l’efficience dans le système de soins peut être définie comme la capacité à maximiser la qualité et l’accessibilité des soins avec des ressources limitées, en minimisant les dépenses pour un niveau optimal de services de santé.

L’efficience en santé est complexe à mesurer au regard des périmètres couverts. Il n’en demeure pas moins, comme le souligne Y. Bourgueil, que « l’efficience et sa mesure peuvent être envisagées comme un moyen de clarifier les objectifs et définir les règles du jeu pour les acteurs2 ». Or, le montant des dépenses induites par les ordonnateurs en ambulatoire (c’est une part importante des 249 milliards de la CSBM en 2023) conjugué aux contraintes budgétaires invite à en poser rapidement les bases.


B) Les soins primaires : une nécessité d’efficience

La dynamique structurelle d’augmentation des dépenses des soins ambulatoires est forte. Elle est établie sur un périmètre qui comprend les soins de médecins et de sages-femmes, les soins d’auxiliaires médicaux, les soins dentaires, la biologie médicale, les transports sanitaires et les cures thermales. Considérant que le parcours médecin traitant est le fondement des trajectoires des patients et donc l’inducteur principal des dépenses de santé, une manière d’envisager les dépenses de santé serait de considérer les médecins de ville comme des donneurs d’ordre avec le spectre des dépenses couvertes par ces ordres. Il s’agirait ici de voir le volume des dépenses induites et donc pilotables par les ordonnateurs ambulatoires. Cette donnée n’est pas disponible en l’état. Elle nécessiterait vraisemblablement un travail de définition du périmètre d’analyse : prescription d’examens paracliniques, médicamenteux et de matériel médical, de consultations spécialisées, de soins par les auxiliaires médicaux, d’hospitalisations programmées, etc.

Il est fort à parier que les dépenses sous contrôle ambulatoire sont supérieures à celles présentées dans les publications de la DREES dans son rapport annuel des dépenses de santé en France. Or, les inducteurs des dépenses de santé sont structurels et vont continuer à peser lourdement. Il s’agit des dépenses liées au vieillissement des populations, aux revenus et à l’innovation médicale3.

Le paysage épidémiologique montre, depuis plusieurs décennies, la croissance forte des maladies chroniques au premier rang desquelles les pathologies tumorales et cardiovasculaires. D’autre part, les maladies associées à nos modes de vie et à l’environnement pèsent de plus en plus, comme en témoignent les chiffres du diabète et de l’obésité, en lien avec le tabac, l’alcool, la sédentarité, et la pollution de l’air dans le monde comme en France. Parallèlement, les politiques publiques fondées sur le virage ambulatoire et domiciliaire amplifient les enjeux du ressort des soins ambulatoires. Tous ces éléments appellent à un changement de paradigme en matière de gestion des soins primaires. Pour faire face aux tensions et au besoin de soins croissant, une meilleure efficience est nécessaire.

C) La télésanté, un levier rapidement mobilisable de l’efficience des soins primaires en France

Afin d’améliorer l’efficience des soins primaires, il convient de structurer l’action publique autour de quatre leviers désormais bien identifiés : la prise en charge collective des patients, l’amélioration de la pertinence des soins via l’évaluation, le déploiement de la télésanté et la mobilisation accrue des professionnels de santé. Toutefois, ces leviers ne présentent pas le même degré de maturité opérationnelle. La télésanté, appuyée sur des outils numériques largement disponibles et des usages déjà répandus, constitue une solution immédiatement activable à grande échelle. À l’inverse, les trois autres axes nécessitent des transformations structurelles profondes du système de santé, en matière de gouvernance, de formation, de financement et de coordination, dont la mise en œuvre s’inscrit nécessairement dans un temps long.

La digitalisation, et en particulier la télésanté, s’est imposée comme un levier d’efficience incontournable. En France, la crise Covid-19 a révélé le potentiel de la téléconsultation, passée de 500 000 actes remboursés en 2019 à 17 millions en 2020. Pourtant, depuis 2020, on observe une baisse significative (-30 %) du recours à la téléconsultation pour atteindre 11,6 millions d’actes remboursés en 20234.

La France est ainsi parmi les pays de l’OCDE qui ont le moins recours à la téléconsultation qui représente moins de 4 % des actes contre 16 % en moyenne dans l’ensemble des pays de l’Union européenne5.

Pourtant, les bénéfices en termes d’efficience sont documentés :

Gain de temps médical à moindre coût : Une téléconsultation dure en moyenne 10,5 minutes contre 18 minutes en présentiel 6. Dans le même temps, depuis la convention médicale de 2025, la téléconsultation est valorisée à 25 euros contre 30 euros pour une consultation en présentiel. Ainsi, si on passait de 4 % de téléconsultation en 20247à 10 % de téléconsultation, soit 30 millions d’actes contre 12 millions actuellement, l’économie serait alors de 90 millions d’euros simplement par la différence de coût unitaire entre la téléconsultation et la consultation physique (18 millions d’actes * 5 euros d’économie par acte).

Réduction des inégalités d’accès : La téléconsultation, en particulier celle proposée par les plateformes de téléconsultation, permet aux patients éloignés des soins d’avoir accès à un médecin facilement quand ils en ont besoin. Ainsi, en 2022, 18 % des patients ayant téléconsulté sur les plateformes n’avaient pas de médecin traitant contre 7 % pour ceux qui ont téléconsulté hors plateforme8. En France 10 % de la population n’a pas de médecin traitant. De même, « en comparaison à l’ensemble des patients téléconsultants, les patients ayant téléconsulté en plateforme résidaient davantage dans des communes avec une faible accessibilité aux MG » et 41 % résidaient en zone à faible densité médicale (ZIP) contre 28,5 % de l’ensemble des patients téléconsultants9.

Évitement des consultations spécialisées inutiles : La téléexpertise s’est fortement développée depuis 2 ans. En 2024, on recense plus de 50 000 actes par mois contre moins de 10 000 sur l’année 202010. Cette pratique permet de renforcer considérablement la coordination professionnelle puisque son fondement même consiste à demander l’appui d’un autre professionnel médical. Elle est, en elle-même, une rémunération de la coordination des soins. Elle permet enfin d’apporter une réponse au patient à coût maîtrisé puisqu’elle est facturée 30 euros au total (20 euros pour le requis et 10 euros pour le requérant).

Évitement des urgences évitables : La téléconsultation permet de réduire le recours aux urgences. Un passage aux urgences non suivi d’une hospitalisation a un coût unitaire de 224 euros contre 25 euros pour une téléconsultation. Ainsi, la téléconsultation permet déjà aujourd’hui de réaliser une économie de 113 millions d’euros chaque année11.

Réduction des coûts pour le système de santé : La télémédecine aide à limiter la pression exercée sur les structures de soins physiques, permettant de réduire les coûts liés aux consultations non nécessaires en présentiel. En France, cette réduction des coûts est encore à un stade de développement, tandis qu’en Suède, pays précurseur, elle est déjà ancrée dans le système, contribuant à limiter les dépenses de soins. Ainsi, en Suède, la téléconsultation présente un coût unitaire inférieur de 158 dollars par rapport à la consultation physique, soit une réduction des coûts de l’ordre de 40 %. Cette estimation inclut à la fois les coûts directs et les coûts indirects pour chacun des deux modèles de prestataires ainsi que pour les utilisateurs des services. Ainsi, en 2017, en Suède, « si 10 % des visites de soins primaires effectuées aujourd’hui dans les cliniques traditionnelles étaient effectuées par voie numérique, les économies financières brutes s’élèveraient à environ 114 millions de dollars américains. Les économies totales pour la société s’élèveraient à environ 229 millions de dollars12 ». Ces économies sont à mettre en perspective avec la population suédoise, 10 millions d’habitants. Elles laissent envisager le potentiel dans un pays sept fois plus peuplé comme la France. En Allemagne, « selon le parlement de la République fédérale (Bundestag), la téléconsultation aurait permis globalement d’économiser de 200 à 300 millions d’euros chaque année, sur la période 2018-202213 ».

En France, les perspectives de réduction des coûts liés à l’utilisation de la télémédecine sont également très importantes. Ainsi, développer la téléconsultation permettrait de réaliser des économies substantielles14 :

– 293 millions d’euros économisés par la baisse des dépenses de transport pour les patients optant pour la téléconsultation ;

– 467 millions d’euros de réduction des dépenses relatives aux consultations de généralistes et de spécialistes ;

– 284 millions d’euros d’économies générées dans les services d’urgences.

Enfin, pour la gestion des maladies chroniques, développer la télémédecine permettrait de faire « de 6 % à 21 % d’économies selon les maladies » avec un impact notamment sur les dépenses de transport, les indemnités journalières, les traitements médicamenteux et les consultations médicales et paramédicales15.

Conclusion

À l’heure où les changements du monde modifient les priorités politiques et économiques, l’efficience n’est plus une option parmi d’autres aux horizons lointains. En ce qui concerne les soins, le socle du système demeure ce qui se passe en ville. C’est ici que la population noue ses premiers contacts avec les professionnels de santé. C’est ici que ces professionnels de santé reçoivent les patients, posent leurs diagnostics, prescrivent, piquent, pansent, délivrent, analysent, orientent, réconfortent, suivent et accompagnent avec engagement. C’est là que tout commence, où tout se noue ou presque. Et c’est ici que le système se lézarde, comme en témoignent les difficultés d’accès aux soins, les difficultés de la permanence des soins, les tentatives longues et partielles d’organisation collective et pluridisciplinaire, la territorialisation poussive tant la ressource est rare, les tensions entre les acteurs, et les propositions de loi radicales qui émergent. Enfin, c’est ici aussi que les difficultés hospitalières trouvent en partie leurs sources. De plus, l’accroissement naturel des dépenses de santé conjugué aux difficultés d’accès aux soins de plus en plus mal vécues par les Français engage à trouver des solutions multiples à la fois structurelles et rapides. Il n’y a pas un remède miracle, mais un éventail de mesures qui pourraient de proche en proche améliorer la situation. La télésanté et la téléconsultation en font partie. La crise Covid a déployé les usages dans un premier temps. Et même si le soufflé est retombé depuis, il est tout à fait vraisemblable qu’une dynamisation de cette activité constitue une voie à portée de main pour soulager les maux qui minent l’accès aux soins pour nos concitoyens.

Sources :
1. Bureau du vérificateur général du Canada, Vérification de l’efficience, date inconnue
2. ADSP N°88, Yann Bourgueil, Les parcours : promesses d’efficience et d’équité?, septembre 94, p23
3. Les déterminants de long terme des dépenses de santé en France – Document de travail – Pierre-Yves Cusset. France Stratégie 2017.
4. Assurance maladie, Rapport Charges et Produits pour 2025, 2024
5. OCDE, Panorama de la santé : Europe, 2024
6. Les entreprises de télésanté, Étude 3
7. Assurance maladie, Rapport Charges et Produits pour 2025, 2024
8. Assurance maladie, Rapport Charges et Produits pour 2025, 2024
9. Assurance maladie, Rapport Charges et Produits pour 2025, 2024
10. Telemedaction. État des lieux de la téléexpertise [Internet]. [s.l.] : Telemedaction; 2024
11. Cour des comptes. Les téléconsultations : une place limitée dans le système de santé, une stratégie à clarifier pour améliorer l’accès aux soins [Internet]. Paris : Cour des comptes; 2025 avr
12. Ekman B. Cost analysis of a digital health care model in Sweden. Pharmacoecon Open. 2018 Sep;2(3):347–354. doi:10.1007/s41669-017-0059-7
13. Cour des comptes. Les téléconsultations : une place limitée dans le système de santé, une stratégie à clarifier pour améliorer l’accès aux soins [Internet]. Paris : Cour des comptes; 2025 avr
14. Institut économique Molinari. Développer la téléconsultation permettrait au système de santé français d’économiser 1 milliard d’euros [Internet]. Paris: Institut économique Molinari; 2022 janv 18
15. Leem. Télémédecine : des économies en trois actes [Internet]. Paris : Leem; 2018 déc