protéger ceux qui nous protègent est aussi une dimension de notre politique de défense, aussi importante que de doter les forces armées des systèmes d’armes les plus performants.

Marc Leclère

Président d’Unéo

Le système d’assurance maladie français est réputé pour être l’un des plus protecteurs et qualitatifs, mais, il faut le reconnaître, il présente aussi des aspects singuliers.

Il mêle assurance sociale publique et assurance privée ; la part complémentaire étant inégalement facultative ou obligatoire selon les populations. Elle est parfois financée par la collectivité, parfois par les intéressés et parfois en tout ou partie par les entreprises.

Après la Seconde Guerre mondiale, la Sécurité sociale est mise en avant comme un des ciments de la société française. Progressivement, elle tend à s’universaliser et le poids de l’État devient de plus en plus prégnant dans sa gestion.

La création de la Sécurité sociale a provoqué une première crise existentielle majeure pour la Mutualité française. Néanmoins, le repositionnement des mutuelles, dites «  45  » depuis, en tant que complémentaires, s’est révélé immédiatement utile.

Ainsi, si pourvoir aux tickets modérateurs et autres éléments non couverts par la « Grande Sécu », sur une base de mutualisation volontaire et démocratique, est reconnu d’utilité sociale, 75 ans plus tard, la question du ou des acteurs qui doivent en être chargés et de leurs marges de manœuvre est encore posée. La place des « complémentaires », appelées aussi abusivement « mutuelles » depuis ce repositionnement, est de plus en plus complexe voire ambiguë.

J’ai la conviction qu’un socle de base, universel et de qualité, doit demeurer. Pour autant, il ne pourra jamais couvrir 100 % des besoins et des situations de vie. Il doit être complété de modèles spécifiques de protection, adaptés aux besoins particuliers de certaines populations ou professions. Cela doit laisser une part à l’initiative privée, sans surencadrement réglementaire. Il en va du sens même de la notion de complémentaire.

Selon moi, la mutualisation volontaire est en effet un acte qui doit rassembler des personnes qui partagent des affinités et des enjeux à une échelle moins large que celle de la communauté nationale. Cela doit notamment pouvoir s’exprimer par métier, corporation, groupe social en fonction de ses contraintes, de ses enjeux propres.

Prenons un exemple, qui m’est cher, celui des militaires

Les militaires ont une mission des plus nobles : servir et protéger la Nation, au péril de leur vie. Cet engagement ultime ainsi que les problématiques de santé1 et les situations de vie spécifiques qu’il génère, justifient qu’une attention particulière soit portée à leur Protection sociale complémentaire et plus largement à leurs attentes propres à leur condition.

Je considère que protéger ceux qui nous protègent est aussi une dimension de notre politique de défense, aussi importante que de doter les forces armées des systèmes d’armes les plus performants.

Je plaide donc pour une approche de la Protection sociale de la communauté de Défense qui lui soit spécifique.

Si l’on se réfère au sacrifice suprême auquel consentent les militaires, ce modèle affinitaire se défend facilement. C’est également le cas pour toutes les populations constitutives du continuum Sécurité-Défense d’ailleurs.

La Mutualité militaire est une illustration parfaite de ce modèle affinitaire. Élément de cohésion intergénérationnelle de la communauté, elle donne aux militaires la possibilité de définir pour eux-mêmes, de façon démocratique, des protections et services adaptés à leurs conditions de santé et à leurs conditions sociales. Au-delà de l’assurance, elle permet d’exprimer une solidarité, inscrite dans l’ADN de sa communauté dans des domaines très variés, dans une logique de fraternité d’armes.

Parlons des spécificités à traiter

Si une communauté entière est protégée dans la durée par une mutuelle référente, il est alors possible de déployer des accompagnements de prévention ad hoc pour la récupération physique et psychologique ou pour la prise en charge adaptée de troubles spécifiques. On pense immédiatement au stress post-traumatique. Nous pouvons noter aussi, par exemple, un besoin particulier chez les militaires pour l’accompagnement des déficiences auditives, nettement plus élevées dans cette population spécifique que la moyenne nationale.

Suivant la même logique, dès lors que l’on s’adresse à une communauté dont le périmètre est bien défini, des dispositifs de solidarité exceptionnels peuvent être construits. Les familles de militaires ont aussi des problématiques propres : déménagements fréquents, scolarisations troublées, emploi du conjoint difficile, vie en caserne, éloignement, absences répétées… La Protection sociale complémentaire doit apporter des réponses pertinentes. Les garanties et services prodigués par les mutuelles affinitaires sont reconnus par les populations couvertes.

Mais pour que cela puisse perdurer, des « espaces de liberté contractuelle » sont nécessaires.

Or, les pouvoirs publics, qui ne les prennent pas en charge dans le système de base, semblent vouloir toujours plus standardiser le contenu et les conditions relatives à la part complémentaire.

La Protection sociale complémentaire ne risque-t-elle pas ainsi de devenir un paradoxe ?

Lorsqu’un service est strictement standard, délégué de la part du secteur public à un secteur privé, qu’il soit lucratif ou non lucratif, dans le cadre d’une délégation très encadrée sur la définition des garanties et en favorisant une concurrence extrême sur les prix, voire des prix plafonnés au travers de l’encadrement des frais de gestion… quelle est son ambition2 ? Comment les «  capabilités  », au sens d’Amartya Sen, de chaque individu ou groupe d’individus sont-elles prises en compte ? En d’autres termes, le risque n’est-il pas tout simplement d’un « nivellement par le bas » ?

Je le crains. Tout se passe comme si la puissance publique perdait de vue les bénéfices du « sur-mesure ». Dans le pays de la haute couture, avouez que c’est cocasse…

Quel dogme préside donc à tout cela ?

La primauté de la libre concurrence sur un marché qu’il faudrait avant toute considération standardiser est sans doute la réponse à cette question.

Elle oriente vers l’imposition de contrats types3, supprimant de facto la possibilité de définir les garanties librement et démocratiquement au sein des mutuelles. Démutualisation, mise à mal des dispositifs de solidarité, écrasement des politiques de prévention adaptées, antisélection, aléa moral, dumping… voilà les maux engendrés par une trop grande standardisation. Voilà les faits. Et les résultats recherchés ne sont bien évidemment pas au rendez-vous : la mission inter-inspections (IGF, IGA et IGAS4) sur la deuxième vague de référencement l’a mis en évidence pour l’ensemble de la fonction publique d’État : l’ouverture à la concurrence a fragilisé le dispositif de Protection sociale complémentaire ! La mission observe que la « volonté d’améliorer le rapport garanties/prix s’est parfois traduite par une ouverture en trompe-l’œil » (le choix des termes est parlant !) et a encouragé « des comportements d’antisélection pour capter les meilleurs risques5 ».

Si le dispositif mis en place par l’état devait standardiser et nier les différences au prétexte d’une concurrence à rechercher sur les prix comme unique critère de choix au risque de casser la solidarité entre les générations et au sein de groupes affinitaires, alors, ne devrait-on pas considérer qu’il s’agit d’un échec ? Voire d’une négation de l’idée même d’une Protection sociale complémentaire à celle mise en place à l’échelle nationale ?

Ainsi, j’encourage l’idée que les pouvoirs publics devront retrouver le bon niveau d’intervention :

• définir des grands objectifs en concertation avec les interlocuteurs idoines ; il existe en effet des acteurs de Protection sociale dédiés depuis des décennies à cette population ;

• mobiliser l’ensemble des acteurs publics et privés pour s’assurer de laisser le moins de monde possible sans couverture ;

• permettre aux acteurs de définir la voie pour proposer à leur population, notamment aux mutuelles dans le cadre de leur fonctionnement démocratique, une protection et des services adaptés.

Il faut désormais cesser de niveler par le bas des protections sociales complémentaires qui, par principe, ne relèvent pas du dispositif collectif national. Elles doivent pouvoir être conçues pour et par des professions spécifiques.

C’est ce que je souhaite pour les militaires et leur famille, et plus largement pour la communauté Sécurité-Défense.

Prenons de la distance par rapport au prêt-à-penser de la concurrence comme solution à tous les maux et considérons enfin que la Protection sociale complémentaire d’une communauté est mieux assurée par des acteurs capables « sur-mesure » que par une profusion d’opérateurs opportunistes agissant sur un marché ultra-standardisé.

Car la mutuelle de tout le monde, finalement, c’est la mutuelle de personne.

Le retour aux sources de la mutualité affinitaire est, plus que jamais, notre meilleure option.

1 50  % des militaires d’active déclarent avoir eu un problème de santé au cours des douze derniers mois. Parmi eux, 65  % déclarent souffrir de troubles musculosquelettiques (TMS) et 43 % de troubles du sommeil. Source : CNMSS/SSA, enquête nouvelle génération, février-avril 2019.

2 Taille et stratégies des mutuelles face aux mutations de l’assurance santé complémentaire en France. Marc Leclère, Panthéon-Sorbonne, 2020, p. 46.

3 Le « 100  % santé » et la résiliation infra-annuelle.

4 Inspection générale des finances, Inspection générale de l’administration, Inspection générale des affaires sociales.

5 Protection sociale complémentaire des agents publics (FPE / FPT) – juillet  2019.