Dossier

« L’absence d’analyse et de pédagogie sur la démographie et l’économie entretient une dimension purement émotionnelle, peu propice à des décisions raisonnées sur des sujets pourtant eux aussi essentiels. »

par
Régis de Laroullière
Membre du CRAPS et Animateur des Forums Mac Mahon

et
Didier Bazzocchi
Vice-Président DU CRAPS

Lors de sa conférence de presse du 16 janvier dernier, le président de la République, réagissant à la forte baisse du nombre de naissances en 2023, a révélé au grand public l’enjeu démographique auquel la France est confrontée, et par là même, l’importance d’une inflexion de la natalité. Ce débat rétroagit sur celui de l’immigration. La question de l’immigration nous confronte en effet à des enjeux politiques, mais aussi démographiques et économiques fondamentaux, en France, et plus encore au sein de l’Union européenne.

L’enjeu politique de l’immigration traite du vivre-ensemble dans la cité et du maintien d’une culture commune. Cet enjeu comporte plusieurs aspects : lien avec l’ordre public, multiculturalisme ou assimilation, laïcité et islam, intégration économique, culturelle et sociale, paix civile… Quelle société voulons-nous construire ? Le débat public sur l’immigration s’est focalisé sur ces questions d’identité et de sécurité. Nous sommes convaincus de l’importance du vivre-ensemble et de la primauté du politique. C’est le débat essentiel. N’en ignorons pas pour autant le débat économique.

Le débat a éludé le fond des enjeux économiques. Il s’est concentré sur le sujet de la régularisation des immigrés en situation irrégulière exerçant des métiers en tension.

Comme nous le voyons bien autour de nous, dans de nombreux métiers, les travailleurs sont issus de l’immigration. La France a connu une immigration de travail dès le début du XXe siècle, d’abord d’origine européenne. Elle s’est ouverte à une immigration de travail extra-européenne après la Seconde Guerre mondiale. Certains secteurs comme le bâtiment ou les services à la personne reposent encore largement sur des travailleurs issus de l’immigration. Plus récemment, un nombre croissant de métiers ont peiné à trouver de la main-d’œuvre, parfois très qualifiée, comme les médecins ou les ingénieurs, devenant eux aussi des métiers en tension.

Mais les enjeux économiques liés à l’immigration, dans un contexte de transition démographique et de désaffection vis-à-vis du travail, et dans une société exposée à la concurrence internationale, sont beaucoup plus larges. Ils pèsent de manière pondérante et implicite sur les décisions de politique publique, y compris de protection sociale, sans que l’on en ait souvent pleinement conscience.

Et, comme on le verra plus loin, l’enjeu économique rétroagit sur l’enjeu politique et sociétal.

***

La loi immigration à présent adoptée, il convient, à nos yeux, de nous interroger, dans la perspective de sa mise en œuvre, sur les enjeux futurs pour notre économie, et d’approfondir les relations entre économie et immigration.

Nous ne chercherons pas à être exhaustifs, mais plutôt, pour éclairer par une approche économique le débat sur la politique migratoire, à rappeler quelques éléments de contexte, puis à analyser des évolutions en cours et les mécanismes démographiques portant sur les trois sujets suivants :

– La compensation par l’immigration d’une insuffisance de main d’œuvre.
– La compensation par l’immigration d’une désaffection pour certains métiers.
– La compensation par l’immigration d’une décroissance de la population.

I. Le contexte

1.1 Le contexte international et national est marqué par des tendances lourdes

La population mondiale a atteint 8 milliards d’habitants en 2022. Elle a doublé depuis 1974 et ne comptait que 1 milliard d’habitants en 1800. Elle pourrait atteindre 9,7 milliards en 2050 et 10,4 milliards en 2100. La population de l’Afrique, Afrique du Nord comprise, passerait de 1 milliard en 2010 à 2,5 milliards en 2050 et 4 milliards en 2100, alors que celle de l’Europe déclinerait (source : Nations unies).

La pression migratoire ne peut qu’augmenter vers cette Europe tempérée et dont la population diminue, notamment depuis l’Afrique voisine. Le solde naturel de la population de l’Europe à 27 est en effet négatif depuis 2012. Le nombre des décès dépasse celui des naissances de 1,3 million en 2022 et seuls 6 pays ont encore un solde naturel positif.

Niveau et origine de la population immigrée

Les causes des migrations sont multiples. Au premier plan, la difficulté à vivre, voire à survivre dans certains pays du fait de la pauvreté, de l’insécurité, de la guerre ou de la tyrannie constitue la première motivation, légitime, des émigrants. Il s’y ajoute désormais le dérèglement climatique. L’échec de la coopération avec les pays ayant acquis leur indépendance n’a pas permis l’essor d’une économie permettant aux populations d’y vivre de manière sereine. C’est un puissant facteur d’émigration.

Autre tendance lourde, sur le plan économique, le ralentissement de la hausse tendancielle de la productivité du travail, qui a été un soutien majeur de la croissance économique depuis le début de l’industrialisation. La productivité du travail risque fort de ne pas se poursuivre à l’avenir, du moins pendant un temps long, du fait de la transition énergétique nécessitée par le réchauffement climatique, et le renoncement aux énergies fossiles bon marché qui en résulte : l’énergie va coûter plus cher à produire, ce qui traduit le fait qu’il faudra davantage de travail immédiat, ou accumulé au travers des investissements, pour la produire ; à travail constant, le travail disponible pour les autres activités sera réduit, et leur production diminuera. Les innovations permises par la révolution numérique en cours, comme l’intelligence artificielle, vont-elles compenser cette perte de productivité du travail ? Il ne nous semble pas exister de réponse étayée à cette question. À travail total constant, la production mondiale totale risque de connaître une réduction, et ainsi de provoquer un appauvrissement des peuples. Certains chercheront à compenser en important de la main-d’œuvre.

1.2 Le contexte Français est en partie particulier

S’il y a des similitudes dans le concert des pays européens, plusieurs phénomènes spécifiques caractérisent notre pays :

– Le niveau et l’origine de la population immigrée dans l’UE sont hétérogènes. Dans la plupart des pays européens, le niveau de l’immigration est croissant : la part des immigrés dans la population française totale est passée de 5 % au sortir de la Seconde Guerre mondiale à 10 % à présent. Si la France se trouve à un niveau intermédiaire en Europe (niveau moyen de 12 %, source INSEE), on constate de fortes disparités tant en termes de niveau de la population immigrée que d’origine (voir illustration précédente) :

– En France, les motivations économiques ne représentent actuellement qu’une faible fraction de l’immigration officielle.

16 % en 2022, en croissance sur la période récente, comme on le voit dans dans les chiffres ci-dessous.

La primo-délivrance de titres de séjour en hausse de 11,8% en 2022 par rapport à 2021

– Ceci n’est pas sans conséquences sur l’équilibre des régimes sociaux, à court, moyen et long terme. Par exemple, le chômage au sein de la population immigrée est actuellement supérieur au taux de chômage au sein de la population native (source : INSEE). En revanche, la proportion des immigrés retraités est moindre.

Dans un contexte où le budget des régimes sociaux représente plus de la moitié de l’ensemble des dépenses publiques et où les 800 milliards d’euros de prestations sociales génèrent 45 milliards d’euros de déficit réel par an, on peut moins que dans d’autres pays faire l’impasse sur cette réflexion sur l’immigration de travail.

– Enfin, bien que l’on y travaille globalement significativement moins que dans les autres pays de l’OCDE, on observe dans notre pays une forte réticence à travailler davantage, quelles qu’en soient les modalités, ce qui favorise mécaniquement une immigration de travail, légale et illégale.

1.3 Le potentiel d’importation de main d’œuvre qualifiée est limité

De nombreuses économies ont besoin de main-d’œuvre. Avec la transition démographique, la structure démographique de nombreux pays passe d’une forme en pyramide à une forme en « kebab ». La base du « kebab » est plus ou moins étroite selon les pays. La population d’âge actif suffit de moins en moins à couvrir la demande de services (souvent non importables) et de biens (souvent importables) de tous.

Importer des travailleurs productifs venant de pays encore en croissance démographique et disposant d’une abondante population jeune est possible tant que ces pays ne sont pas plus avancés dans la transition démographique.

Certains pays assument à l’inverse le choix de la décroissance démographique. Souvent insulaires ou dotés de pouvoirs forts, des pays tels que le Japon ou la Chine sont en capacité de contrôler une immigration non désirée. En revanche, la maîtrise de l’importation de main-d’œuvre est un sujet particulièrement important pour un pays comme la France, qui a un système de protection sociale fortement redistributif et un système de retraite fondé sur la répartition.

Les situations démographiques, pour ce qui concerne les pays européens, sont assez différentes. S’il existe des éléments de politique migratoire commune, les politiques nationales sont différentes, on a en tête les prises de position d’Angela Merkel pour l’Allemagne. Les politiques publiques des différents pays européens sont déconnectées. Ceci n’est pas sans conséquences, en particulier pour les immigrants acquérant la nationalité de leur pays d’accueil, qui peuvent ensuite circuler librement en Europe.

Dans ce contexte hétérogène, c’est en pratique et dès à présent une concurrence sur l’importation de certains profils de main-d’œuvre qui s’est mise en place : travailleurs formés ou formables, motivés, intégrables. Cette concurrence sera de plus en plus vive avec l’accroissement des déséquilibres démographiques qui résultent du passage à la retraite des générations nombreuses du baby-boom, et de la baisse de la natalité dans les pays occidentaux.

1.4 La France n’est pas dépourvue d’atouts, mais sont-ils valorisés au mieux ?

La France est un pays attractif pour l’immigration : tempéré, prospère, pas très dense, avec un système de protection sociale généreux, un système de santé encore de qualité. La langue française est largement parlée dans le monde. La culture et la civilisation, d’origine judéo-chrétienne, laïcisée ou non, sont largement répandues. Tout ceci est censé favoriser l’intégration.

Étant moins en déclin de la natalité que ses voisins et disposant de larges réserves de main-d’œuvre théoriquement mobilisables (chômeurs, inactifs jeunes et seniors) en plus grande proportion que chez ses voisins, la France est moins sous le coup de l’urgence que ses voisins et compétiteurs en matière d’immigration et devrait donc être « plus manœuvrante ».

Pourtant, le taux de chômage y reste à un niveau plus élevé et l’âge de la retraite plus bas que dans de nombre de pays européens. Et le débat sur l’immigration de travail, peu ouvert.

Quel rôle peut jouer la main-d’œuvre issue de l’immigration dans les secteurs en tension, de plus en plus nombreux (environ 60 % de notre économie actuellement), et au-delà pour le soutien de plus en plus large de notre population vieillissante et de notre démographie à terme déclinante ? C’est cette problématique que nous souhaitons approfondir avec le présent dossier.

II. LA COMPENSATION D’UNE INSUFFISANCE DE MAIN D’ŒUVRE PAR L’IMMIGRATION EST LARGEMENT UNE ILLUSION

2.1 L’immigration d’une « force de travail » pour compenser une insuffisance globale de main d’œuvre est, à court terme, à hauteur des 2/3 une illusion (immigration de main d’oeuvre) 

Le référentiel est ici celui de la transformation de la structure démographique de notre population en France : sous le double effet de la transition démographique et du passage à la retraite des générations nombreuses du baby-boom (cf. article Crapslog « l’éléphant démographique »), et sur la base des flux démographiques actuels, la population d’âge actif diminue de 50 000 par an, celle des 65 ans et plus augmente de 250 000 par an. La question que nous analysons ici est : à taux d’activité constant à chaque âge, l’importation de main-d’œuvre permet-elle de produire ce qui est nécessaire pour satisfaire une demande croissante de services et de biens ?

Population par sexe et âge en 1970, 2021, 2070

Le scénario de référence est de mettre un actif additionnel au travail, ce qui augmente le taux d’activité. L’alternative que l’on analyse, pour évaluer l’efficacité économique d’une « immigration de main-d’œuvre », est de mesurer l’impact d’un recours à l’immigration pour une même production additionnelle.

Mettre un inactif au travail 
Plus nettement pour un chômeur ou un senior que pour un jeune qui entre sur le marché du travail, mettre un inactif au travail n’augmente que marginalement sa consommation, eu égard au financement de son existence antérieure par les régimes sociaux et la solidarité. L’intégralité de la production de ce travailleur additionnel vient alors augmenter la production nationale et les revenus d’une part, et les biens et services à se partager d’autre part. C’est par exemple la logique de la politique publique poursuivie avec le relèvement de l’âge de la retraite. Le taux d’activité augmente. C’est efficace pour la richesse nationale, et donc pour le pouvoir d’achat et le niveau de vie des citoyens. Le débat résiduel, qui dépasse l’objet de notre propos, est alors celui de la redistribution de cette richesse collective additionnelle qui serait ainsi créée, l’ensemble du système économique s’ajustant.

Recourir à un travailleur migrant pour subvenir à un besoin non pourvu
Pour simplifier l’analyse et faciliter la compréhension, on supposera que cela contribuera à la production globale autant qu’en mettant un inactif au travail, sans analyser les redéploiements respectifs de l’offre de travail induits par ces deux scénarios. Mais ce travailleur importé a besoin d’être logé, nourri, soigné, transporté, etc. Il va consommer de l’ordre de l’équivalent des deux tiers de sa production, le dernier tiers étant utilisable pour les autres, essentiellement les retraités. Il va donc falloir recourir à trois personnes pour obtenir la même production additionnelle nette que celle fournie par un inactif se mettant à travailler.

Si nous avions les mêmes taux d’activité que ceux de nos voisins, nous aurions 3,6 millions d’emplois en plus (chiffre Rexecode). C’est notre déficit de main-d’œuvre pour subvenir à nos besoins de consommation de biens et de services, en d’autres termes notre insuffisance de niveau de vie et rétablir l’équilibre de nos finances publiques et de nos régimes sociaux. Les substituer par de la main-d’œuvre importée nécessiterait l’importation de près de 11 millions de travailleurs en plus (3,6×3=10,8) en l’état actuel de notre démographie et de notre consommation, sans compter leur famille, ni le fait qu’une partie des immigrants repartira dans le flux d’émigration. On voit l’ampleur du sujet dans ses différentes dimensions.

2.2 À long terme, l’illusion devient totale

Quand les trois personnes importées prendront leur retraite et consommeront sans produire, il faudra importer une main-d’œuvre additionnelle, dans une dynamique exponentielle, et sans que ceux-ci ne contribuent aux besoins d’autres que leurs prédécesseurs, alors que ces retraités issus de l’immigration les couvraient en partie.

En régime de croisière et à taux d’activité constant, cette immigration de main-d’œuvre augmente donc exponentiellement la population, mais ne fournit pas de production additionnelle pérenne au-delà de la période initiale. À l’inverse, à moyen et long terme, et tout particulièrement quand ces personnes prendront leur retraite, elles feront peser un coût supplémentaire sur les régimes sociaux.

La conséquence de cette analyse est que pour augmenter le pouvoir d’achat et la consommation par habitant, l’importation de main-d’œuvre ne fonctionne pas dans la durée. Au-delà des gains de productivité, incertains à l’avenir, il faut augmenter la production des effectifs existants pour améliorer le pouvoir d’achat et le niveau de vie. C’est au demeurant ce que fait le Japon.

Face à la large pénurie de main-d’œuvre en Europe, Margaritis Schinas, vice-présidente de la Commission européenne en charge notamment de la migration et des compétences, a présenté en novembre dernier un plan pour attirer des travailleurs étrangers dans les secteurs où les entreprises ne trouvent pas de salarié européen. C’est un problème rencontré par 75 % des PME, a-t-elle précisé. Pour autant que ces travailleurs étrangers existent, à notre sens, cette approche ne fonctionne pas dans la durée : qu’adviendra-t-il quand ils prendront leur retraite ?

III. EN REVANCHE, LA COMPENSATION PAR L’IMMIGRATION D’UNE DéSAFFECTION POUR CERTAINS MéTIERS FONCTIONNE (immigration de spécialité), MAIS N’EST PAS SANS CONSéQUENCES

Le référentiel est ici indépendant de la structure démographique de la population, qu’elle soit en forme pyramidale ou non.

3.1 Différents métiers sont dans notre pays délaissés par les natifs, et exercés principalement par des travailleurs issus de l’immigration 

Parmi ces métiers délaissés figurent notamment les employés de maison (39 % des emplois de ce secteur sont occupés par des immigrés), agents de gardiennage et de sécurité (28 %), ouvriers non qualifiés (27 %) ou qualifiés (25 %) du gros œuvre du bâtiment, cuisiniers (22 %), employés et agents de maîtrise de l’hôtellerie et de la restauration (19 %), (chiffres DARES). En Île-de-France, cette proportion dépasse 50 % dans plusieurs métiers, et atteint 61 % pour l’aide à domicile (source INSEE). Cette situation n’est au demeurant pas propre à notre pays, mais avec une ampleur variable selon les pays. Les personnes immigrées (nées à l’étranger et ayant ou non acquis la nationalité française par la suite) occupent 10 % des emplois en France.

3.2 Ces travailleurs issus de l’immigration ont vocation à s’intégrer

Ces travailleurs peuvent avoir été attirés pour exercer ces métiers délaissés, ou être venus en France pour d’autres raisons (réfugiés, regroupement familial, migrants économiques, personnes fuyant des zones de conflit, réfugiés climatiques, étudiants, etc.) et avoir choisi ces métiers par défaut.

L’expérience et les études montrent que leurs descendants s’intègrent au moins partiellement et progressivement et évoluent vers d’autres métiers. On renverra aux études de l’INSEE, comme cet exemple.

3.3 Dès lors, le mouvement d’immigration de spécialité doit-il se poursuivre pour réalimenter ces métiers ?

Tant que les mentalités ne changent pas, ce mouvement d’immigration doit se poursuivre pour continuer de pourvoir ces métiers. Il n’a pas besoin de s’amplifier de façon exponentielle, les natifs, y compris ceux qui sont issus de générations antérieures immigrées, fournissant par leur travail les ressources correspondant aux métiers « non délaissés ». Dans la situation française, les natifs peuvent, à titre d’illustration, représenter de façon stable 90 % des emplois, et les immigrés de première génération 10 %, concentrés sur ces emplois délaissés par les natifs. La population immigrée de première génération peut alors représenter une fraction stable de la population.

Ainsi, l’immigration « de spécialité » peut fonctionner, pour tout type de métier au demeurant : la même analyse pourrait s’appliquer à d’autres spécialités non pourvues par les natifs sans être pour autant à la base de l’échelle sociale. Appliquée aux métiers délaissés, elle a de plus, aux yeux de certains, une vertu d’alimentation de la hiérarchie sociale par la base. Avec ce flux d’immigrants, tous les natifs montent dans la hiérarchie sociale, sans que certains doivent « descendre » pour compenser les mouvements ascendants de la mobilité sociale. à mesure que ces immigrés se déplacent vers d’autres activités, en concurrence avec les natifs (c’est le fruit normal de l’intégration économique, significative à l’échelle des générations), ils sont remplacés par de nouveaux immigrants.

Pour les raisons politiques évoquées en introduction, la capacité à l’intégration progressive des populations immigrées est dans ce référentiel un enjeu majeur. Qu’il s’agisse d’éventuelle sélection à l’entrée, d’accueil, puis d’intégration, y mettons-nous des moyens suffisants, qu’ils soient publics ou relèvent des comportements individuels ou du bénévolat ?

3.4 Le caractère délaissé de ces métiers est-il un frein à l’intégration de ceux qui les exercent et à la variété des profils des migrants ?

On n’abordera pas, dans le cadre du présent dossier, les raisons du délaissement de ces métiers, en se contentant d’observer le peu de considération dont ils font souvent l’objet, à maints égards. Ce dédain, parfois ce mépris, à rebours de l’idée selon laquelle tout métier rémunéré est utile et mérite de ce simple fait respect et considération, – d’autant plus qu’il est moins attractif au demeurant – , déteint-il vers ceux qui les exercent ? Ce manque de respect, de considération, et même de reconnaissance, s’agissant de métiers souvent peu attractifs, mais indispensables, paraît très contre-productif en termes d’intégration, qu’il s’agisse de l’insuffisance des efforts faits à l’égard des intéressés pour les intégrer que d’attitude de repliement générée par ces comportements.

En amont, on peut se demander si le fait de privilégier en matière d’immigration économique les métiers délaissés n’est pas sans conséquences sur les profils et l’intégrabilité des migrants concernés.

Il nous semble en ce sens souhaitable de s’interroger sur la possibilité de faire évoluer le regard et les comportements vis-à-vis de ces métiers, qui nous rapprocherait de ce qui existe dans des pays voisins. L’immigration de travail couvrirait alors plus largement l’ensemble des spécialités, ouvrant un champ plus large à l’immigration choisie et encouragée.

IV. UNE CERTAINE COMPENSATION PAR L’IMMIGRATION D’UNE DECROISSANCE NATURELLE DE LA POPULATION à VENIR VA S’IMPOSER (immigration de peuplement)

Le référentiel est à présent celui de la population totale de notre pays, et plus encore de celle des autres pays en commençant par ceux de l’Union européenne, de leurs perspectives d’évolution, et des conséquences à en tirer en matière d’immigration. On se concentrera sur l’Union européenne, qui constitue pour l’essentiel (espace Schengen) une zone de liberté de circulation interne des personnes.

4.1 Perspectives démographiques globales : la décroissance naturelle arrive et sera importante

Les structures démographiques en Europe sont durablement en décroissance. Les représentations graphiques montrent la décroissance à venir, aucun pays ne renouvelant à terme sa population. La base de la structure démographique se rétrécit d’autant plus rapidement que la fécondité est faible : il faut un taux de fécondité de 2,1 par femme pour assurer le renouvellement des générations. On illustrera la situation par la représentation graphique de la structure de la population pour les cinq pays les plus peuplés de l’Union européenne (Allemagne, fécondité moyenne sur 20 ans de 1,43, France 1,94, Italie 1,35, Espagne 1,31 et Pologne 1,34 pour une moyenne européenne de 1,52) :

Cette trajectoire en réduction s’observe par paliers, notamment pour la Pologne, du fait de la structure de la population en âge de procréer. Cette décroissance de la structure est nettement moins marquée en France, où la fécondité est la plus élevée d’Europe et de l’OCDE, ce qui peut expliquer une moindre perception du phénomène de décroissance démographique dans notre pays. Elle s’accélère dans certains pays, comme l’Italie ou l’Espagne, où la fécondité n’atteint plus respectivement que 1,25 et 1,19 en 2021.

La décroissance des structures démographiques va s’amplifier. Avec un taux de fécondité moyen de 1,5 par femme en Europe, le nombre de naissances baisse de moitié en deux générations. Il est divisé par trois en trois générations. Certes, cela prend un certain temps, mais le dépeuplement avant mouvements migratoires est très marqué. Et pour les pays où la fécondité resterait à 1,2, le nombre de naissances passerait de 100 à 57 en une génération, à 33 en deux générations, et à 19 en trois générations, une véritable désertification démographique.

Fécondité moyenne sur 20 ans dans chacun des 27 pays de l’Union Européene et dans l’Union Européene

Pour ce qui concerne notre pays, avec une fécondité de 1,80, il manque 15 % de natalité pour assurer le renouvellement naturel des générations. Cette décroissance s’accentue depuis la crise sanitaire de 2020. En 2023, on constate une baisse de 45 000 naissances sur les onze premiers mois de l’année, soit près de 7 % par rapport à 2022. La baisse du nombre de femmes en âge de procréer n’explique pas l’ampleur du phénomène.

Cette évolution est noyée jusqu’ici dans les chiffres de population globale. L’allongement de la durée de la vie humaine et le vieillissement de la population qui en résulte, ainsi que l’immigration, compensent une large part de cette insuffisance de natalité, et de ce fait notre population continue de croître. Au total, sur la période récente, la population de l’UE a continué d’augmenter. Dans le Scenario central des prévisions de l’INSEE pour la France, elle culminera en 2044 et se réduira lentement ensuite. Mais 21 des 27 pays de l’Union européenne ont dès à présent un solde naturel négatif. Néanmoins, leur population totale ne décroît pas systématiquement du fait d’un solde migratoire positif.

La situation globale est sur le point de s’inverser, sous le double effet de l’arrivée à l’âge de fin de vie des populations nombreuses du baby-boom et de leur remplacement par des générations significativement moins nombreuses et en décroissance. Eurostat prévoit que, sur la base de la fécondité et des flux migratoires actuels, la population européenne culminerait en 2026 et déclinerait ensuite. 2026, correspond à l’âge de 80 ans pour la première génération du baby-boom, celle de 1946, et 80 ans est l’espérance de vie moyenne en Europe.

Selon ces prévisions, le mouvement de décroissance de la population native va se prolonger pendant 35 ans environ jusqu’à l’extinction des dernières générations du baby-boom, et se poursuivre plus lentement ensuite. Les Nations unies prévoient que la décroissance de la population totale atteindrait 15 % d’ici 2050 dans une dizaine de pays d’Europe. Cela peut sembler peu, et à un horizon éloigné. Notons que 15 % de la population française, c’est tout de même 10 millions d’habitants !

Peut-on penser que nos pays d’Europe connaîtront un dépeuplement à la hauteur de l’évolution naturelle de la population ? S’agissant de pays riches, de climat tempéré, avec une population vieillissante, au sein d’une population mondiale croissante pendant encore un certain temps, et majoritairement pauvre, c’est improbable.

4.2 Peut-on dimensionner le besoin d’immigration à prévoir ?

Nous n’avons pas trouvé de référentiel communément admis sur le sujet. Nous avons cherché des éléments de cadrage macro-démographiques de long terme et retenu un référentiel simple : quel flux d’immigration faudrait-il pour stabiliser la situation démographique dans l’hypothèse d’une absence d’émigration et d’une espérance de vie stabilisée ? Dans une perspective de long terme, une situation démographique est stable si la population se reproduit. Cela correspond à un taux de fécondité de 2,1. En comparant à la fécondité observée sur les 20 dernières années, on voit l’ampleur du déficit de natalité : la fécondité en Europe y a varié selon les époques et les pays entre 1,13 et 2,06, et entre 1,43 et 1,57 pour la moyenne. (Voir tableaux 1 et 2).

La dispersion des moyennes nationales est significative, avec une fourchette assez large : 1,94 pour la France et 1,91 pour l’Irlande, et 1,31 pour l’Espagne et 1,34 pour la Pologne sur 20 ans.

Comparaison du taux de Fécondité moyenne sur 20 ans

Si l’on considère que le nombre d’habitants est une composante discriminante de la croissance économique – a fortiori dans notre pays, dont la prospérité immédiate est portée par une économie de la demande, financée par la dette – , le maintien du niveau de population est une nécessité économique autant que politique et sociale. Nous n’avons pas trouvé de modélisation sur la relation entre population et croissance économique pour le modèle français. Ceci permettrait de fixer pour le moyen et long terme un niveau cible de population en fonction de la croissance recherchée, selon différents scénarios macroéconomiques.

Si l’on prend pour hypothèse le maintien de la population à un niveau stable, avec un taux de fécondité de la France de 1,80 en 2022, il faudrait importer chaque année 15 % de personnes en plus des naissances pour assurer le renouvellement des générations. Au taux moyen de fécondité européen de 1,50, et sans tenir compte de l’émigration, il faudrait importer 40 % de personnes en plus. Au taux de l’Espagne, c’est 60 % de personnes qu’il faudrait importer en plus des naissances.

Si l’on se réfère aux taux les plus bas atteints sur la période, en 1999, les taux de fécondité les plus faibles en Europe étaient de 1,13 en République Tchèque, 1,17 en Espagne, 1,21 en Slovénie, 1,23 en Bulgarie, en Grèce et en Italie. Ces générations de 1999 sont celles qui entrent à présent sur le marché du travail et ont l’âge de procréer, et celles qui le seront au cours des 25 prochaines années sont déjà nées.

Avec un taux de fécondité de 1,2, ce sont 75 % de personnes qu’il faudrait importer en plus des naissances pour maintenir stable la population, en l’absence de flux d’émigration. à titre indicatif, le mouvement de sortie de la population immigrée représente actuellement le quart de l’immigration en France. Sur cette base, un pays dont la fécondité est de 1,2 devrait importer chaque année autant de jeunes immigrants qu’il y a de naissances dans chaque génération, pour que ceux qui restent, ajoutés à la population native, stabilisent la population totale. Avec une telle ampleur du flux migratoire, la question politique de l’intégrabilité prend toute sa dimension.

4.3 Comment aborder le besoin de population additionnelle ?

L’étude de la démographie montre que la décroissance de la population européenne native est certaine pour les 20 prochaines années, même dans le cas improbable d’un très fort sursaut de la natalité : la population en âge de procréer est dès à présent en diminution, pour les 20 prochaines années. De plus, même avec des politiques publiques qui seraient très natalistes – ce qui apporterait une contribution très utile – on ne voit pas la natalité remonter très significativement en Europe. Retrouver un niveau de fécondité de 2,1 en France, pays à la plus forte fécondité de l’UE, est improbable, tant pour des raisons sociologiques et économiques que du fait de la perception qu’ont les jeunes générations des effets de la croissance démographique sur le dérèglement climatique, auquel s’ajoute un potentiel contrecoup de la crise Covid. Désormais, on décide d’avoir moins ou pas d’enfants en suivant les modes d’hédonisme et d’émancipation individuelle, de « childfree » (sans enfant par choix), de « Gink » (green inclination no kid ) ou de « Dink » (double income, no kid ). L’abandon par la France de sa politique familiale a produit des effets difficilement réversibles.

Cette situation pourra-t-elle être sans conséquences sur les mouvements migratoires, dans le contexte démographique et climatique rappelé plus haut ? La probabilité que le déclin démographique naturel au sein de l’UE ne soit pas au moins compensé par un flux migratoire entrant est à nos yeux voisine de zéro. Comment faire alors face à cette situation ?

Une première composante des politiques publiques face à la pression démographique entrante nous semble être la définition d’objectifs, quantitatifs et qualitatifs. Avons-nous pour ambition de maintenir la population de l’UE à son niveau actuel, environ 450 millions d’habitants, ou de la laisser décroître selon les scénarios tendanciels à politique migratoire constante (moins 32 millions d’ici 2050), ou au contraire de la faire croître pour équilibrer notre rapport de puissance avec nos voisins et les autres grandes puissances planétaires ? Faisons ici l’hypothèse d’un choix qui serait la « non-décroissance ».

Une deuxième composante est l’expression d’un choix explicite entre deux lignes directrices : d’un côté, une approche dans laquelle ce sont les candidats à l’immigration en Europe qui définissent le niveau et la nature des flux migratoires, et de l’autre, une approche dans laquelle ce sont les Européens qui choisissent qui ils veulent attirer, accueillir et intégrer. À cet égard, l’attitude des populations de la plupart des états de l’UE vis-à-vis de l’immigration, comme les ressorts qui ont conduit le Royaume-Uni à quitter l’UE, nous semblent conduire à privilégier le choix d’une immigration choisie, et pilotée pour donner davantage de chances à la cohésion politique et sociale, et au maintien de l’identité des pays composant l’UE. C’est la perspective à laquelle les populations se déclarent désormais majoritairement favorables. Les exemples historiques de guerres civiles entre communautés, parfois peu différentes, comme ce fut le cas encore récemment en Irlande, montrent l’ampleur des dégâts qu’occasionnent les dérives communautaristes, et la nécessité d’une cohésion nationale.

Si cette approche est retenue, une démarche de réalisme est d’examiner le plus objectivement possible quels sont les gisements de population « importable », d’autant plus que nous sommes confrontés à une vigoureuse concurrence sur le terrain de l’immigration choisie.

Les mesures de mise en œuvre débordent le cadre du présent dossier qui vise surtout à sensibiliser sur l’ampleur des enjeux.

V. En conclusion, quatre propositions, et trois suggestions de débats pour une évolution de notre politique d’immigration dans sa dimension économique

Au stade actuel de la réflexion et du débat public, notre analyse nous semble conduire à suggérer plusieurs pistes pour la définition d’une politique migratoire, dans sa dimension économique. Ces propositions doivent résolument s’inscrire dans le contexte de l’Union européenne, du fait de la liberté de circulation des personnes et des réalités intangibles de l’intégration européenne, et être complétées d’une action résolue au sein des instances européennes concourant aux mêmes objectifs.

Au regard des enjeux démographiques et des enjeux économiques, nos propositions seraient les suivantes, pour la France :

Privilégier et amplifier les efforts en matière d’augmentation des taux d’activité à tout âge (chômeurs, jeunes et seniors), seul véritable moyen d’augmenter durablement le niveau de vie des citoyens et de sauvegarder la pérennité des régimes de protection sociale,
Relancer une politique familiale réellement incitative, condition nécessaire, mais non suffisante d’une inflexion de la natalité, politique dont on a vu par le passé les effets bénéfiques sur nos écarts de natalité avec l’Allemagne, par exemple,
Engager une politique volontariste d’immigration maîtrisée, en quantité et en qualité, exigeante sur les profils et couvrant l’éventail des activités économiques, au-delà des métiers délaissés,
Adapter à la hauteur des besoins les conditions et moyens d’accueil et d’intégration de cette population immigrée voulue, allant des moyens publics au bénévolat.

En regard de ces propositions, trois débats nous sembleraient mériter d’être ouverts, sur des évolutions de nature à réduire la tension entre le besoin économique et les difficultés d’intégration :

Débat démographique : quelle contribution pourrait concrètement apporter une politique nataliste plus ambitieuse au redressement des taux de fécondité au sein de l’UE et en France ?
Débat sociétal : dans la situation démographique de notre pays et de nos voisins, et face aux déséquilibres présents et à venir de notre système de protection sociale, ne devrions-nous pas réexaminer plus en profondeur l’ensemble de notre politique migratoire, de l’origination à l’intégration ?
Débat économique et culturel : convient-il de favoriser la contribution des natifs aux travaux les moins attractifs, ou de maintenir un courant migratoire éventuellement spécifique pour les travaux que les natifs ne veulent actuellement pas exercer, en redimensionnant dans cette seconde hypothèse les moyens mis au service de l’intégration ?

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Nous avons bien conscience que la question économique n’est pas la composante principale du débat public actuel sur l’immigration. Ce que certains nomment « l’identité » d’un peuple, et d’autres son « imaginaire », peut se définir comme « une communauté d’idées, d’intérêts, d’affections, de souvenirs et d’espérances » expliquait l’historien Numa Denis Fustel de Coulanges. C’est le cœur du débat politique sur le vivre-ensemble. Avec une immigration constituée de peuples d’origines et de cultures diverses, les questions d’insertion, d’intégration et d’assimilation devraient être au cœur du débat et de l’action politique. Il ne nous appartient pas d’en débattre ici.

Pour autant, l’absence d’analyse et de pédagogie sur la démographie et l’économie entretient une dimension purement émotionnelle, peu propice à des décisions raisonnées sur des sujets pourtant eux aussi essentiels. Notre protection sociale fonctionne par répartition. Les actifs financent les inactifs, dont les pensions des retraités et la redistribution. Notre économie de la demande, financée par la dette publique, a touché ses limites. Qu’il s’agisse de la population immigrée ou native, la nécessité de travailler davantage s’impose. La situation démographique est claire : nous avons chaque année 250 000 personnes de 65 ans et plus, gros consommateurs de services, à prendre en charge, et 50 000 personnes de 20 à 64 ans en moins sur la base des flux de migrations actuels, en âge de produire. Les actifs natifs qui entreront sur le marché du travail pendant les 20 prochaines années sont déjà nés. Ceci a des conséquences inexorables sur le pouvoir d’achat, le niveau de vie et les finances publiques présents, comme nous le constatons depuis plusieurs années, et plus encore à venir. Cette situation, avec plus de 3 000 milliards d’euros de dette publique, un coût de la dette estimé à 50 milliards d’euros pour 2024 et un déficit réel de la protection sociale estimé à 45 milliards d’euros, commande que l’on injecte de la rationalité.

Il s’agit à ce stade d’éclairer le peuple souverain et le débat politique. C’est ce que nous espérons avoir contribué à faire, avec humilité, espérant reprises, contestations et approfondissements nombreux et sereins.