Tribune

« Il est essentiel de trouver des alliés au sein des principaux acteurs du système puis […] de convaincre par cercles concentriques. Or, bien souvent, ces acteurs ont des intérêts divergents et devant la difficulté de trouver un consensus, les politiques sont contraints de reculer. »

Dr. Jean-Martin Cohen Solal
Président de Dargia Conseils

La France est le pays, ou l’un des pays de l’Union européenne, qui dépense le plus pour la santé, les dépenses de santé augmentant chaque année plus vite que le PIB. Mais les Français ont le ressenti inverse, ils considèrent que les moyens accordés à la santé diminuent et ils craignent d’être de moins en moins bien soignés. Devant ce constat, tout le monde s’accorde sur le fait qu’une réforme de notre système de santé s’impose.

Ce n’est pas nouveau. Observateur et acteur du système de santé depuis plus de 45 ans, et même quand certains disaient que nous avions « le meilleur système de santé du monde », je constate que les spécialistes du secteur savaient bien que le manque d’efficience de notre système, les immenses progrès scientifiques et technologiques, l’allongement de la durée de la vie, le développement des maladies chroniques… rendent indispensable au minimum une adaptation, sinon une profonde réforme de notre santé. En effet, les moteurs de l’inflation des dépenses de santé sont tellement forts et le resteront que ces réformes sont indispensables si l’on ne veut pas que le financement pèse encore plus sur les finances publiques et sociales ou même impose une augmentation du reste à charge, accroissant les inégalités. De plus, notre système est parvenu à faire face à la crise sanitaire due au Covid et a montré une grande résilience, mais cette crise a laissé des cicatrices, des séquelles.

J’ai vu travailler de nombreux ministres de la Santé et de la Protection sociale, de droite ou de gauche, et ils ont le plus souvent fait le même constat et des propositions en fait très proches. On peut faire la même remarque pour les meilleurs « experts » du monde de la santé. Par contre, tous les ministres ont eu les mêmes difficultés à mettre en œuvre les réformes qu’ils proposaient.

Sans être exhaustif, je cite quelques objectifs largement partagés et qui seraient positifs si on les mettait en place ou si on les renforçait :

– développer la prévention (mesure qui figure dans tous les programmes présidentiels et législatifs depuis les années 75/80…) et surtout passer du dire au faire notamment vers une prévention ciblée,
– faire en sorte que l’hôpital ne soit plus le pilier du système,
– privilégier la qualité hospitalière aux dépens de la proximité, en restructurant le tissu hospitalier en tenant compte des évolutions techniques et de l’essor de la médecine et chirurgie ambulatoire et autres alternatives à l’hospitalisation,
– donner un vrai rôle aux usagers au niveau local,
– fluidifier les relations entre hospitalisation publique et hospitalisation privée et hospitalisation et médecine de ville,
– mieux organiser les urgences en séparant les cas qui sont ressentis comme graves mais pas médicalement urgents et les cas qui sont vraiment des urgences, (derrière le mot urgence, on confond trop souvent « vite » et « grave »),
– diminuer les pertes de chance en améliorant la qualité et la pertinence des soins,
– accélérer les délégations ou les transferts de tâches entre les différents professionnels de santé,
– améliorer l’accès de tous aux soins en développant la médecine de parcours grâce à la mise en place des maisons de santé ou des centres santé en permettant de tenir compte de la diminution du temps médical disponible et des aspirations nouvelles des professionnels de santé et ainsi limiter les effets des « déserts médicaux »,
– augmenter plus significativement la part de la rémunération au forfait dans la rémunération en médecine de ville aux dépens du paiement à l’acte,
– accélérer l’amélioration des rémunérations et des conditions de travail des personnels de santé et du médico-social et rendre plus homogènes ces rémunérations,
– revoir la tarification à l’activité qui, après le prix de journée et le budget global, a montré ses limites et ses effets pervers,
– lutter contre la surprescription notamment de médicaments,
– rendre systématique l’utilisation d’un vrai dossier médical partagé et automatiquement alimenté, outil indispensable pour pratiquer la médecine de parcours,
– formation continue réellement obligatoire compte tenu de l’évolution de plus en plus rapide des connaissances et des techniques…

Je pourrais prolonger cette énumération d’objectifs qui ont été et sont dans la besace des ministres mais qu’ils ne parviennent pas à mettre en œuvre.

Je ne suis pas d’accord avec ceux qui disent ou écrivent que « les politiques manquent de courage », critique trop facile presque populiste qui me fait penser au fameux « y a qu’à, faut qu’on » ou le « c’était mieux avant »…

Si les ministres n’arrivent pas à atteindre plus rapidement ces objectifs pourtant nécessaires, partagés et souvent mis en œuvre avec succès dans d’autres pays c’est avant tout parce qu’ils ne disposent pas des leviers nécessaires pour le faire.

Le monde de la santé a trop tendance à réfléchir en silos et à défendre des corporatismes, faisant passer au deuxième plan l’intérêt des patients. Quant à ceux-ci, ils se plaignent mais finalement ne tiennent pas à ce que ce système qu’ils connaissent bien change trop (liberté de choix du médecin, possibilité de consulter autant que l’on veut, proximité plutôt que qualité, reste à charge très faible…) et n’auraient pas très envie d’un système plus rationnel.

L’expérience politique montre qu’une réforme rationnelle sur le papier doit être acceptable tant par la majorité des professionnels et les usagers sinon elle devient une mauvaise réforme et surtout elle est remisée dans les tiroirs pendant longtemps sinon définitivement.

Il est donc essentiel de trouver des alliés au sein des principaux acteurs du système puis, avec leur soutien, de convaincre par cercles concentriques. Dans le domaine de la santé, ces acteurs sont les différents professionnels de santé publics et libéraux, les représentants des établissements de santé et médicaux sociaux publics, privés et privés à but non lucratif, les représentants des collectivités locales, les usagers et aussi les « payeurs », Sécurité sociale et complémentaires santé.

Or, bien souvent, ces acteurs ont des intérêts divergents et devant la difficulté de trouver un consensus, les politiques sont contraints de reculer.

On peut arriver à faire passer des réformes d’intérêt général et partagées à force de pédagogie et de construction de relations de confiance entre tous ces acteurs.

Vu les difficultés actuelles et celles à venir si on ne fait rien, la sagesse ne serait-elle pas que tous ces acteurs dans leur diversité et dans la diversité de leurs intérêts arrêtent de réfléchir en silos, n’attendent pas tout des politiques et au contraire se réunissent, trouvent un consensus raisonnable puis le proposent aux politiques.

Ils pourraient le faire autour de quelques principes tous tournés autour du patient : accès de tous aux soins, attractivité des métiers et des carrières de la santé et du médico-social, gradation des soins, réduction des inégalités, pertinence des soins, permanence des soins…

Pour avoir participé à nombre de colloques, cercles de réflexion, think tanks, eu de nombreux échanges en direct avec quasiment tous les acteurs, je sais que, au-delà des postures, des prises de paroles « obligées » et des positionnements corporatistes, tous les acteurs ont le souci de l’intérêt général.

Il faut aller vers un consensus sur l’essentiel et avancer plutôt que de camper sur des positions qui flattent ceux que l’on représente, continuer à voir le système partir à vau-l’eau et l’accès à des soins de qualité devenir de plus en plus difficile pour de plus en plus de Français. On constate d’ailleurs que, sur le terrain, les acteurs sont souvent plus pragmatiques et trouvent des solutions, mais il faut être plus ambitieux si l’on veut que nos concitoyens retrouvent confiance en l’avenir de notre système de santé.

Les échanges au sein de notre think tank où les acteurs allient compétence, sincérité et absence de langue de bois montrent que c’est un très bon lieu de construction de ce consensus raisonnable.

Espérons que 2024 permette à ce consensus de voir le jour, de dépasser les cercles de réflexion et permette aux politiques de parvenir à mettre en œuvre des réformes partagées.