Tribune

« Le programme du CNR ? Le souffle de l’esprit des Lumières, une vision transcendante de l’avenir pour un patrimoine collectif »

Hervé Chapron
Membre du Comité directeur du CRAPS

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Cette analyse est issue du chapitre 2 « La Construction Nationale » du dernier ouvrage du CRAPS « Les 11 incontournables de la protection sociale ».

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Le texte

LE PROGRAMME DU CONSEIL NATIONAL DE LA RÉSISTANCE
15 mars 1944

Sur le plan économique

– L’instauration d’une véritable démocratie économique et sociale, impliquant l’éviction des grandes féodalités économiques et financières de la direction de l’économie ;
– Le droit d’accès, dans le cadre de l’entreprise, aux fonctions de direction et d’administration, pour les ouvriers possédant les qualifications nécessaires, et la participation des travailleurs à la direction de l’économie ;

Sur le plan social

– Le droit au travail et le droit au repos, notamment par le rétablissement et l’amélioration du régime contractuel du travail ;
– Un réajustement important des salaires et la garantie d’un niveau de salaire et de traitement qui assure à chaque travailleur et à sa famille la sécurité, la dignité et la possibilité d’une vie pleinement humaine ;
– La reconstitution, dans ses libertés traditionnelles, d’un syndicalisme indépendant, doté de larges pouvoirs dans l’organisation de la vie économique et sociale ;
– Un plan complet de Sécurité sociale, visant à assurer à tous les citoyens les moyens d’existence dans tous les cas où ils sont incapables de se les procurer par le travail, avec gestion appartenant aux représentants des intéressés et de l’État ;
– Une retraite permettant aux vieux travailleurs de finir dignement leurs jours ;
– La possibilité effective pour tous les enfants français de bénéficier de l’instruction et d’accéder à la culture la plus développée, quelle que soit la situation de fortune de leurs parents, afin que les fonctions les plus hautes soient réellement accessibles à tous ceux qui auront les capacités requises pour les exercer et que soit ainsi promue une élite véritable, non de naissance mais de mérite, et constamment renouvelée par les apports populaires.

Contexte

Alors que pour la première fois, depuis la déclaration de guerre, les troupes allemandes et italiennes subissent de sérieux revers tant à Stalingrad qu’en Afrique du Nord, le général de Gaulle recherche une légitimité face à son rival le général Giraud soutenu par les États-Unis. Il imagine, en cette année 1942, de créer un organisme pluraliste unifiant les différents mouvements de la résistance intérieure et reconnaissant sa légitimité de chef unique. Le Conseil national de la Résistance est ainsi constitué à Paris, rue du Four, le 27 mai 1943. Il réunira pour la première fois des représentants de huit mouvements de la Résistance, de deux syndicats et de six partis politiques de la IIIe République. Jean Moulin en est le premier président : « En métropole, avant le 27 mai, il y avait des résistances ; après, il y a la Résistance1… ».

Alors que le pays est en ruine, qu’il s’apprête à juger les collaborateurs et qu’une « épuration sauvage2 » se profile, le CNR devient le « symbole de l’union nationale reconstituée dans la clandestinité… embryon d’une représentation nationale réduite… : l’esprit de Mirabeau est là mais les formes ne sont pas celles du jeu de Paume3 ».

Les membres du CNR ont comme horizon de réinventer l’Histoire en donnant au Social une place incontournable, de dessiner l’architecture d’un monde d’espérance dont ils se sont faits, à travers leur lutte, dépositaires. Désormais, le collectif balayera l’individualisme, l’espérance, le défaitisme : « Le temps a cessé d’être étale4. » « Les jours heureux5 » arrivent !

« Le texte du programme a été longuement débattu et négocié entre les tendances, sur un intervalle de temps couvrant neuf mois6 ». Adopté à l’unanimité, publié le 15 mars 1944, la pierre angulaire en est le rétablissement de la souveraineté française sur le territoire national. Deux chapitres en distribuent les articles. Le premier est consacré à l’action de la Résistance : « Pour rétablir la France dans sa puissance, dans sa grandeur et dans sa mission universelle. » Le second, proposé par un « Comité d’experts » installé dès juin 1942, traite des mesures à appliquer dès la libération du territoire. Sa partie V qui s’intitule : « Afin de promouvoir les réformes indispensables », comporte un alinéa b qui fixe les grandes orientations qui seront mises en oeuvre deux ans plus tard. Un article sera déterminant. Il convoquera cette exception française qu’est notre système de Protection sociale : « Un plan complet de Sécurité sociale visant à assurer à tous les citoyens des moyens d’existence, dans tous les cas où ils seraient incapables de se les procurer par le travail, avec gestion appartenant aux représentants des intéressés et de l’État ».

Ce texte est toujours considéré aujourd’hui par les républicains français comme une loi sacrée de la République, même si son contenu n’a pas de valeur constitutionnelle.

Analyse

S’il revenait au CNR de recréer une Nation et non une République – « Je n’ai pas à proclamer la République. Elle n’a jamais cessé d’exister7 » – , c’est à travers une vision du monde héritière de la Révolution française qu’elle sera imaginée, conçue non pas en termes de reconstruction mais de renaissance, pensée en démocratie politique, économique et sociale pour se concrétiser par la mutation de l’État-gendarme limitant le rôle de l’État à des fonctions régaliennes en État-providence8.

Les États généraux de la Renaissance française qui se réunissent au Trocadéro du 10 au 14 juillet 1945 confirmeront cette volonté d’ancrage historique avec le recours à des cahiers de doléances afin de mobiliser la population sur les conceptions de la Résistance9 et reprendront dans la « Proclamation et serment du Palais de Chaillot » les principes élaborés par le CNR. Ils proclameront que « l’Assemblée constituante souveraine devra inscrire en tête de la Constitution future une déclaration solennelle des droits dont l’observation s’imposera à tous les serviteurs civils ou militaires de la Nation comme à tous les citoyens ».

Extrait du préambule de la constitution de 1946

« La Nation assure à l’individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement. Elle garantit à tous, notamment à l’enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs. Tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l’incapacité de travailler a le droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence. »

Le pacte social de la Nation, son pacte républicain, pilier de son vivre-ensemble, seront désormais inscrits dans le marbre10 pour que personne « ne courbe plus l’échine11 », pour que les lendemains ne soient plus incertains, pour conférer à l’individu tout au long de sa vie une dignité sociale.

C’est avec les ordonnances du 4 octobre 1945, qui constituent un totem indissociable du programme du CNR dans le récit national français, portant création de la Sécurité sociale, que le programme du CNR prend concrètement forme au plan social. Pierre Laroque, haut fonctionnaire ayant rejoint Londres, sera nommé directeur général de la Sécurité sociale dès le 5 octobre 1944 et prendra une part considérable dans l’élaboration du système. Ce sont les principes fondamentaux d’un modèle social unique au monde qui sont d’emblée posés et qui perdureront dans leur conception originelle jusqu’à la fin des Trente Glorieuses : universalité des prestations, cogestion par les partenaires sociaux, cotisations salariés et employeurs assises sur la valeur travail, égalité d’accès, qualité des prestations et solidarité. Ambroise Croizat, communiste, surnommé le « ministre des travailleurs » en fonction de 1945 à 1947, date du départ des communistes du Gouvernement Ramadier, dirigera la mise en place d’un système complet de Protection sociale : Assurance maladie, système de retraites par répartition et financé intergénérationnellement, allocations familiales, complété sur les mêmes principes en 1958 par ce qui devait être « le cas échéant12 » un système d’Assurance chômage, sans oublier une amélioration notable du droit du travail.

Afin de parachever le souffle démocratique du CNR, sont créés les comités d’entreprise13. Les arrêtés Parodi14 classeront les ouvriers en manoeuvres, ouvriers qualifiés et ouvriers spécialisés et la grille dite Parodi15 remplacera le principe d’attribution des salaires par l’État pour imprimer durablement le pilotage de la rémunération des fonctions publiques selon deux principes toujours valables : l’effet cliquet – aucune baisse de rémunération n’est possible – et l’aspect mécanique de l’augmentation de salaire en fonction de l’ancienneté dans le poste occupé. Enfin, la circulaire Parodi sur la représentativité syndicale16 en précisera les critères.

Ainsi, la France a fait sienne le concept bismarckien d’assurance sociale et désormais
« la Sécurité sociale fait partie de l’identité de la France et du patrimoine des Français. Elle a sa place dans notre Histoire, comme dans notre quotidien. Elle exprime notre génie national17 » et le paritarisme connaît ici ses fonts baptismaux. Conçu comme un espace privilégié, original et spécifique de dialogue et de négociation pour instaurer une nouvelle gouvernance au plus près du terrain, il devra concilier ce que certains considèrent comme l’inconciliable, l’Économique et le Social ! Son périmètre sera au fil des ans le terrain de jeu du dialogue social, bras armé de cette démocratie sociale tant désirée et qui loin d’être un enfant illégitime de la démocratie politique, traduit la volonté du CNR
« de reconstruire, dans ses libertés traditionnelles, un syndicalisme indépendant, doté de larges pouvoirs dans l’organisation de la vie économique et sociale ».

Suites

Mis à part la modification de l’organisation de la Sécurité sociale en 196718 avec la création des trois caisses autonomes : maladie, vieillesse et famille, le système de Protection sociale a fonctionné dans son moule originel jusqu’à la fin des Trente Glorieuses actée lors du premier choc pétrolier. Avec la construction d’un monde sans frontières, un nouvel ordre libéral mondial a émergé au sein duquel la concurrence est désormais internationale, les coûts de production directement liés au coût du travail, l’optimisation fiscale un esthétisme ! De bancaire le monde est devenu financier !

Avec les délocalisations et son corollaire la désindustrialisation, le renchérissement permanent du coût des matières premières, le rythme de progression du PIB en volume a été divisé par deux pendant les Trente piteuses19. Licenciements d’envergure, plans sociaux à foison, la nouvelle période se caractérise par un chômage de masse durable. Un déficit abyssal de la Sécurité sociale et plus généralement des comptes sociaux de la Nation, un abandon à bas bruit et progressif du système bismarckien au profit du système beveridgien dont la CSG est l’archétype, les notions d’assurance, de solidarité, d’assistance se fondent : le prélèvement obligatoire devient la solution. On érige des lignes Maginot, on prescrit des placebos… l’État-providence se mute en État-édredon. L’État est au centre du jeu au détriment de la démocratie sociale. Les Trente numériques et leur moindre besoin en main-d’oeuvre ne pourront pas davantage remédier à travers la seule valeur travail aux problèmes désormais posés par le financement de la Protection sociale.

Le modèle social hérité du CNR est dès lors sujet à de nombreuses et vives critiques de la part des néolibéraux qui voient là « des machins obligatoires et coûteux »… « La liste des réformes ? C’est simple, prenez tout ce qui a été mis en place entre 1944 et 1952, sans exception. Elle est là. Il s’agit aujourd’hui de sortir de 1945, et de défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance20 ! ».

Le programme du CNR serait désormais devenu obstacle. Obstacle à la croissance, obstacle au développement de l’économie, obstacle aux exportations, obstacle à la création d’entreprises et donc à la création d’emplois ! Ce « pognon de dingue21 » ne serait plus que « faiseur de dettes » ! Oui mais c’était avant la pandémie de la Covid-19 au cours de laquelle on redécouvre : « Ce que révèle déjà cette pandémie, c’est que la santé gratuite sans condition de revenu, de parcours ou de profession, ne sont pas des coûts ou des charges mais des biens précieux, des atouts indispensables quand le destin frappe […]. Il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché22 », que la Protection sociale dont elle est héritière peut être également soutien de l’Économie…

Le programme du CNR ? Le souffle de l’esprit des Lumières, une vision transcendante de l’avenir pour un patrimoine collectif, pierre angulaire de notre pacte républicain, pour une identité française aux allures d’exception !

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Sources
1. 27 mai 1943-27 mai 2003. 48, rue du Four, un tournant capital ». L’Humanité, 27 mai 2003. Témoignage de Robert Chambeiron, un des organisateurs de la réunion du 27 mai 1943.
2. Philipe Bourdrel. L’épuration sauvage. Tomes 1 et 2. 1988 et 1991. Perrin.
3. François Marcot avec la collaboration de Bruno Leroux et Christine Levisse-Touzé. Dictionnaire historique de la Résistance. 2006. Robert Laffont. Bouquins. « 27 mai 1943 : première réunion du Conseil national de la Résistance ». Claire Andrieu. Page 625.
4. François Dosse. La saga des intellectuels français. Tome 1. Page 17. Gallimard. Juillet 2018.
5. Une brochure est éditée en mai 1944, pour la zone-sud avec un titre choisi par Jules Meurillon, alors chef de la propagande-diffusion de Libération : Les Jours heureux.
6. Claire Andrieu. « Le programme du CNR dans la dynamique de construction de la nation résistante » dans Histoire@Politique 2014/3 (n° 24).
7. Charles de Gaulle à Georges Bidault, Hôtel de Ville de Paris, 26 août 1944. Mémoires de guerre, tome II, L’Unité, 1942-1944. Plon. 1956. Charles de Gaulle.
8. L’expression aurait été employée pour la première fois en 1864 par le député Émile Ollivier.
9. « Nous jurons de rester fidèles à l’idéal pour lequel sont tombés les combattants de la liberté. »
10. Le préambule de la constitution de 1958 renvoie à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et au préambule de la constitution du 27 octobre 1946.
11. René Teulade. Ministre des Affaires sociales sous François Mitterrand. Gouvernement Pierre Bérégovoy. 2 avril 1992- 29 mars 1993. À l’auteur.
12. Le chômage n’est en termes de risque que mentionné par les États généraux de la Renaissance, proclamation et serment du Palais de Chaillot comme « le cas échéant » à mettre en place !
13. 22 février 1945.
14. Alexandre Parodi (1901-1979). Compagnon de la Libération. Membre du Conseil d’État, ministre du Travail et de la Sécurité sociale dans le Gouvernement du général de Gaulle de septembre 1944 à octobre 1945.
15. Non effective depuis 1968.
16. 28 mai 1945.
17. Agnès Buzyn. Ministre des Solidarités et de la Santé au sein des deux Gouvernements d’Édouard Philippe. 50 ans de la Sécurité sociale.
18. Ordonnances Jeanneney. Jean-Marcel Jeanneney (1910-2010). Ministre des Affaires sociales 1966-1968.
19. Nicolas Baverez.
20. Denis Kessler. « Adieu, 1945, raccrochons notre pays au monde ». Challenges, 4 octobre 2007.
21. Emmanuel Macron. 12 juin 2018.
22. Emmanuel Macron. 12 mai. 2020.