Tribune

« La France se trouve à la croisée des chemins. Elle peut continuer à cultiver l’illusion d’une égalité territoriale qui masque de profondes inégalités de chances, ou avoir le courage de briser le tabou de la régionalisation des plateaux techniques dans l’intérêt des patients avant tout. »

Par Pr Alain Bernard,
Président de l’IRAPS Bourgogne-Franche-Comté

Les plateaux techniques de cancérologie regroupent non seulement les équipements spécialisés, technologies de pointe comme les systèmes de radiothérapie, les robots chirurgicaux, les laboratoires de biologie moléculaire et les plateformes de thérapies ciblées, mais également les expertises multidisciplinaires.

La réalité française révèle une dispersion préoccupante : 915 établissements sont autorisés en cancérologie, toutes modalités confondues : chirurgie, radiothérapie et chimiothérapie. Cette organisation française garantit-elle un accès à tous les patients français aux innovations comparativement à ses voisins européens comme les Pays-Bas ou le Danemark ?

Tous les établissements traitant le cancer doivent détenir une autorisation spécifique avec des seuils d’activité minimale1. Pour la chirurgie oncologique, cette organisation révèle une dispersion excessive avec :

– 584 établissements autorisés pour la chirurgie digestive oncologique ;
– 411 centres pour la chirurgie urologique oncologique ;
– 146 établissements pour la chirurgie thoracique oncologique.

Cette fragmentation permet à des établissements de garder une faible activité chirurgicale, soulevant des questions sur la qualité des soins.

Les nouvelles autorisations pour les interventions complexes révèlent des seuils dérisoires de 5 procédures minimum par an pour la chirurgie de l’œsophage, du foie et du pancréas, contrastent avec les standards européens qui préconisent au minimum 20 à 40 procédures par an2. Les Pays-Bas excellent dans l’organisation coordonnée des soins oncologiques avec une planification centralisée efficace. L’impact de cette centralisation se mesure concrètement sur la qualité des soins. Le système privilégie l’intégration des parcours plutôt que la multiplication des centres, avec environ 1 centre par million d’habitants pour les interventions complexes, contre 5 en France. Le Danemark a réalisé d’importants investissements technologiques et une infrastructure numérique de pointe. Sa centralisation chirurgicale porte ses fruits sur la réduction de la mortalité. Cette situation suggère que l’excellence technique ne suffit pas sans une organisation systémique optimale.

La France possède le seuil le plus bas d’Europe de l’Ouest pour la chirurgie œsophagienne alors que les publications démontrent que la mortalité postopératoire passe de 12 % à 4 % lorsque l’intervention est pratiquée par une équipe réalisant plus de 20 procédures par an3. Pour la chirurgie du pancréas, les patients opérés par des équipes pratiquant moins de 10 interventions par an ont un risque de décès deux fois supérieur4. Pour la chirurgie hépatique, les centres à faible activité ont un taux de mortalité allant de 12 % à 22 % alors que la moyenne nationale est de 3 %5. Selon le lieu géographique, certains patients sont privés des équipes chirurgicales, d’anesthésistes et d’infirmières ayant une expertise de ce type de chirurgie et maîtrisant des technologies innovantes en préopératoire, peropératoire et postopératoire afin d’améliorer les suites opératoires ou de mieux prendre en charge les complications postopératoires.

Une autre conséquence de la dispersion des plateaux techniques concerne la diffusion de la chirurgie robotique permettant de réaliser des résections pulmonaires limitées qui vont devenir le standard notamment lorsque le dépistage du cancer du poumon sera mis en place. Une étude à partir de la base de données nationale du PMSI a montré que les inégalités se dessinent avec une netteté saisissante6. Au cœur de cette transformation se dessine une corrélation aussi évidente qu’impitoyable : celle qui lie indissolublement le volume d’activité à la maîtrise technique. Les établissements pratiquant plus de 200 interventions annuelles s’imposent comme les références de la chirurgie mini-invasive, atteignant des taux d’utilisation de 70 à 80 %. Cette réalité s’enracine dans une vérité chirurgicale fondamentale : l’apprentissage de ces nouvelles technologies nécessite une courbe d’expérience considérable. Les chirurgiens évoluant dans des centres à faible volume, contraints par la rareté des cas, peinent à franchir ce seuil critique de compétence. Ces disparités reflètent la coexistence, au sein d’une même région, des centres d’excellence et d’établissements plus modestes, créant de facto des inégalités d’accès aux soins les plus innovants.

Les chimiothérapies et l’immunothérapie nécessitent une expertise de plus en plus complexe et imposante des plateformes de biologie moléculaire de plus en plus performantes pour rechercher les anomalies génétiques de la tumeur. Des plateformes de génétique moléculaire ont été labellisées sur le territoire français, pour autant est-ce que tous les services d’anatomopathologie en France peuvent avoir accès à ces plateformes pour pouvoir répondre en temps réel aux oncologues pour appliquer la chimiothérapie ou l’immunothérapie conforme aux recommandations et dans un délai acceptable.

En France, nous possédons des centres d’excellence qui ont accès aux technologies innovantes. L’illusion de la proximité a un prix : celui de l’excellence diluée. La fragmentation excessive des plateaux techniques français dessine une géographie de l’inégalité où le code postal devient un déterminant de mauvaise qualité des soins. Tandis que nos voisins européens ont fait le choix courageux de la régionalisation, la France s’accroche à une utopie territoriale qui transforme l’accessibilité géographique en inaccessibilité thérapeutique. Cette dispersion crée une France médicale à deux vitesses où certains patients bénéficient des innovations – chirurgie robotique, immunothérapie personnalisée, thérapies CAR-T – tandis que d’autres n’ont pas accès à ces thérapeutiques. Les modèles européens nous le démontrent : la qualité des soins est indissociable du volume d’activité et de l’expertise qui en découle. La France se trouve à la croisée des chemins. Elle peut continuer à cultiver l’illusion d’une égalité territoriale qui masque de profondes inégalités de chances, ou avoir le courage de briser le tabou de la régionalisation des plateaux techniques dans l’intérêt des patients avant tout.

Source :

1. https://www.e-cancer.fr/Professionnels-de-sante/L-organisation-de-l-offre-de-soins

2. Visser MR, Voeten DM, Gisbertz SS et al. Western European Variation in the Organization of Esophageal Cancer Surgical Care Diseases of the Esophagus 2024; 37: 1–8.

3. Failure-to-rescue in patients undergoing pancreatectomy. Is hospital volume a standard for quality improvement programs? Nationwide analysis of 12333 patients. El Amrani M et al. Ann Surg 2012; 268 :799–807

4. Centralization Of Pancreatic Surgery Improves Results: Review R. Ahola et al. Scandinavian Journal of Surgery 2020, 109 : 4–10

5. Impact of hospital volume in liver surgery on postoperative mortality and morbidity: nationwide study. J Magnin et al. BJS, 2023, 1–8 https://doi.org/10.1093/bjs/znac458

6. Diffusion of Minimally Invasive Approach for Lung Cancer Surgery in France: A Nationwide, Population-Based Retrospective Cohort Study. A.Bernard et al. Cancers 2023, 15, 3283. https://doi.org/10.3390/cancers15133283