Interview

La République semble un idéal déceptif aujourd’hui à un nombre grandissant de nos concitoyens, qui mesurent l’écart entre les mots et les maux auxquels ils sont confrontés, le fossé entre le « dire » et le « faire »…

ERIC CHENUT
Vice-Président Délégué du Groupe MGEN

La notion d’émancipation occupe une place centrale dans votre ouvrage « L’émancipation, horizon de nos engagements mutuels ». Quelle en est votre conception ?

Eric Chenut : Il me semble que l’émancipation est le moyen qui permet non seulement la liberté individuelle de ses choix, sans être contraint par sa naissance et/ou socialement, et l’accès au progrès, ce qui rend possible le bonheur. C’est la promesse inscrite entre les lignes du triptyque républicain. Un idéal d’élévation individuelle vers la citoyenneté, auquel chacun doit pouvoir prétendre. Cela implique une exigence de chacun sur lui-même et l’ambition collective de créer le cadre qui permette l’émancipation.

Quel est ce cadre ? Par l’éducation, la culture, la santé, la solidarité, la citoyenneté ou l’engagement, on crée les conditions favorables à l’émancipation. Il faut envisager l’émancipation comme un processus par lequel nous accédons à la maîtrise de nous-même, de notre environnement, de nos responsabilités dans la cité, en bref de notre destin. Il n’existe pas de chemin préexistant pour parvenir à l’émancipation. L’émancipation est le chemin. Et celui-ci n’est pas possible sans la construction d’une solidarité très forte entre toutes les parties prenantes de la société. 

Vous préconisez que la République se réarme idéologiquement et appelez à cette occasion à refonder notre contrat social. Comment celui-ci devrait-il être envisagé ?

E.C. : La République semble un idéal déceptif aujourd’hui à un nombre grandissant de nos concitoyens, qui mesurent l’écart entre les mots et les maux auxquels ils sont confrontés, le fossé entre le « dire » et le « faire »… La promesse républicaine doit retrouver de l’effectivité dans la perception des uns et des autres.

L’enjeu de l’émancipation est donc vital pour la République et il doit être au cœur d’une nouvelle ambition démocratique, solidaire, écologique et fraternelle qui est le véritable enjeu de demain. Il appartient à toutes les femmes et tous les hommes qui s’engagent, et vous le savez mieux que quiconque au CRAPS, de donner du sens, de démultiplier les espaces de délibération pour permettre d’autres formes de participation, de contribution à la délibération, peut-être plus séquentielles que les formes de militance précédentes.

Deux principes structurants et complémentaires cohabitent : la protection et l’émancipation. L’effectivité de l’accès à l’éducation, à la Protection sociale, aux soins, à la culture… vont être des marqueurs déterminants quant à la crédibilité de la République d’être inclusive sociale et laïque.
Les propositions que je fais dans mon livre sont là pour être discutées dans le cadre du forum, le réarmement de la République ne pouvant être le fruit que d’une volonté collective de dépasser les inégalités et les divisions de la société française.

Seule la démocratie permettra de retrouver la confiance indispensable pour que de la délibération émerge de nouveaux arbitrages entre intérêts particuliers, au bénéfice de l’intérêt général.

Vous considérez que si le tissu social se délite et que les alertes démocratiques sont de plus en plus inquiétantes, l’État est insuffisamment réinterrogé. Quel devrait être selon-vous son rôle en matière de Protection sociale ?

E.C. : L’Etat doit fixer le cadre, faire émerger démocratiquement le niveau de redistribution auquel la société entend contribuer. Par la délibération, éclairée quant aux enjeux, les acteurs du mouvement social doivent y jouer leur rôle en proposant des orientations afin de répondre aux nouveaux enjeux sociaux.

L’État ne doit pas forcément être gestionnaire de tout, et peut déléguer pour autant que le cadre solidaire soit garanti, que l’accessibilité économique, territoriale, sociale et numérique dans l’accès aux soins soit organisée. Des complémentarités entre puissance publique, État, collectivités territoriales, Sécurité sociale, acteurs de l’économie sociale et solidaire, pourraient être utilement impulsées afin d’optimiser l’efficacité des euros investis socialement que ceux-ci soient collectés par l’impôt, par les cotisations sociales ou mutualisées.

L’État gagnerait à renforcer l’expression de la démocratie sociale dans la détermination des objectifs. Il lui appartient ensuite de s’assurer de l’atteinte de ceux-ci et d’en rendre compte, et donc d’évaluer l’efficacité de l’action publique en la matière, surtout si celle-ci est déléguée.

Trop souvent considérée comme une charge, la Protection sociale peine à être envisagée comme un investissement pour l’avenir. La crise sanitaire nous a toutefois démontré s’il en était encore besoin, qu’elle est un puissant amortisseur social. Comment peut-elle être adaptée aux nouveaux défis de notre époque ?

E.C. : Prendre soin de l’autre, détermine notre commune humanité. Ne pas considérer la Protection sociale comme un investissement est une hérésie sociale et sociétale source de tensions. En revanche, la Protection sociale, qui est au cœur du pacte qui nous lie, doit être régulièrement réinterrogée, dans son périmètre, dans son financement, dans ses mécanismes de solidarités/de redistribution, afin d’en vérifier la soutenabilité, son acceptabilité. Il est nécessaire de démontrer la force, l’utilité, l’efficience de la solidarité. Rendre compte n’est pas un aveu de faiblesse, au contraire, cela témoigne de la confiance dans la Protection sociale, sa gestion, et l’adhésion des contributeurs, la satisfaction des bénéficiaires.

La crise sanitaire que nous vivons soulève de nombreuses questions, dont celle de la démocratie en santé. L’État a joué un rôle de premier plan. L’ensemble des corps intermédiaires se sont mobilisés, l’économie sociale et solidaire dans sa diversité a pu faire preuve de son dynamisme, de son agilité pour apporter des réponses innovantes et concrètes, en proximité dans les territoires, en complémentarité de l’action publique. Nous avons ainsi démontré notre capacité de résilience collective.

À noter : la crise a révélé un impensé majeur : quelle place doit être donnée au citoyen pour construire les réponses utiles à tous ? Comment renforcer la culture scientifique indispensable à la citoyenneté pour appréhender les enjeux et délibérer en toute connaissance de cause ?

À l’heure où la transition écologique est indispensable, par la décarbonation des productions, leur relocalisation, quels impacts sur nos modes de vie, de consommation, de production ? Quels impacts pour financer demain notre Protection sociale qui dépend principalement du PIB, alors que les externalités négatives ne sont pas prises en compte ?

Vous expliquez dans votre livre que la société doit s’interroger sur l’instauration d’un revenu universel inconditionnel. Quelles seraient pour vous les vertus d’un tel revenu ? À l’inverse, quelles seraient les limites ?

E.C. : La question du revenu universel est symptomatique de notre époque. Comment devons-nous réagir face aux transformations en profondeur du travail provoquées par la révolution technologique qui bouleversent nos modes de vie, notre organisation sociale, notre rapport aux autres et plus largement et fondamentalement, notre rapport au temps ? J’ai consacré un chapitre entier à la question du temps, qui est, je crois, la véritable matière de l’existence. À l’échelle de l’histoire, nous n’avons jamais eu autant de temps. De temps de vie, de temps libre, que nous pouvons consacrer aux autres, aux études, à se cultiver, aux loisirs, bref au plaisir de vivre. Ce temps libéré est amené à s’étendre et la richesse de nos sociétés combinée aux révolutions technologiques présentes et à venir nous imposent de nous interroger sur l’enjeu du revenu universel, qui peut prendre différentes formes, avoir différentes finalités.

La manière dont le Gouvernement a mis en œuvre les filets de Sécurité sociale pour faire face à cette crise participe d’une façon ou d’une autre à cette question.

Il ne pourra y avoir de réponse en la matière sans une large adhésion, des réponses mises en œuvre. Notre capacité à en débattre, à construire collectivement du consensus sur cette question sera un marqueur de maturité civilisationnelle, quelle que soit la réponse que nous déciderons d’y apporter.

Crédit Photo : Adélaïde Simon de Bessac