Tribune

« Il est possible de faire, à trois conditions qui toutes sont de l’ordre du politique. D’abord avoir une vision, ensuite la durée et enfin une méthode. »

Anne de Danne
Directrice déléguée de la Fondation FondaMental

« Savoir pour prévoir afin de pouvoir », trois verbes qui sont une magnifique synthèse, vue par Auguste Comte, de ce qu’est, ou devrait être, une politique publique. Appliquée à la santé, cette maxime, dont nous pouvons tous saluer la lumineuse évidence, nous oblige à un constat d’autant plus douloureux que beaucoup d’entre nous vivent encore sur la phrase mille fois répétée que « la France a le meilleur système de santé du monde ». Si l’on remplace meilleur par généreux, on peut encore en discuter, quoique. Mais si l’on prend « meilleur » non plus en quantité mais en qualité, là nous en sommes très loin.

On peut en effet s’interroger sur ce que signifie concrètement être le meilleur quand plus de 6 millions de Français, qui paient pourtant leurs cotisations à l’assurance maladie, n’ont pas de médecin traitant, quand on compte un médecin scolaire pour 47 000 élèves ou quand il faut 6 mois pour avoir un rendez-vous avec un cardiologue, un ophtalmologiste ou un rhumatologue.

Et c’est sans parler du « parent pauvre », et même très pauvre, de la psychiatrie qui est très mauvaise pour les adultes et, si l’on peut faire une telle hiérarchie, encore pire pour les enfants et les adolescents. Avec des dizaines de départements sans un pédopsychiatre, de nombreuses villes dans lesquelles il faut attendre plus de six mois pour trouver une solution à un adolescent qui a fait une tentative de suicide, 13% des enfants de 6 à 11 ans qui, selon Santé Publique France en 2023, ont un trouble de santé mentale probable, ou 34,2% des enfants sous Ritaline qui n’ont pas un TDAH mais souffrent de troubles de l’humeur ou d’autisme.

Si l’on y ajoute des résultats plus que médiocres en matière d’espérance de vie en bonne santé, puisque nous sommes 23e sur 27 dans l’Union Européenne, un indicateur de mortalité périnatale de 2,6 pour mille en 2019 pour 1,2 pour mille en moyenne européenne, 9200 suicides par an, la dépression première cause de décès des femmes, par suicide, à un an du post-partum, plus de 17% de Français obèses, 3,5 millions de diabétiques dont plus d’1 million qui s’ignorent, 7,2 pour mille naissances prématurées en 2016 pour 5,4 pour mille en 1995, et malheureusement la liste est longue de ces résultats qui, tous nous éloignent de cette qualification de meilleur.

Il n’y a pas de quoi se réjouir, et les Français commencent à s’en rendre compte, avec selon une enquête Elabe d’octobre 2023, 68% qui trouvent que le système de soins fonctionne mal.

Pourtant, pour savoir, nous savons !
Les rapports d’experts, des corps de contrôle, des inspections générales, des Académies et de beaucoup d’autres ont tout décrit, tout expliqué, tout analysé et aussi, voire surtout, fait des dizaines, des centaines, voire des milliers de propositions, solides, argumentées, chiffrées…Nous avons aussi de remarquables équipes de scientifiques, des organismes publics et privés de recherche médicale qui tiennent parfaitement leur rang.

Pour prévoir, la situation est déjà nettement moins glorieuse.
Dans un pays qui consacre seulement 2% du budget de son assurance maladie à la prévention, qui accumule grands plans et feuilles de route, trop souvent sans issue, qui se méfie des vaccins, qui « découvre » qu’après des années de numerus clausus et d’absence de prise en compte des attentes des jeunes générations en matière d’équilibre vie personnelle-vie professionnelle on manque de médecins, on ne prévoit pas, au mieux, ou au pire on constate. Et, ce n’est pas pareil, loin s’en faut. Pour prendre l’exemple, encore dans tous les esprits, de la crise de la Covid-19, force est de constater qu’elle a fait exploser le mythe du meilleur système de santé du monde…

Si l’on ne pouvait probablement pas prévoir l’ampleur de la pandémie, on pouvait en revanche assez facilement imaginer, dès que les premiers chiffres chinois et italiens ont été disponibles, que, pour lutter contre des virus, qui depuis le SARS ou le MERS n’étaient pas inconnus des scientifiques, il faudrait des masques, des gels, des blouses, et du paracétamol… Il était aussi assez facile d’imaginer que les pays qui produisaient ces molécules les garderaient d’abord pour leurs populations. Nous aurions évidemment fait de même.

À défaut de prendre les moyens de la prévention, nous avons ajouté ce mot au titre ministériel ; consacrant ainsi par la voie du Journal Officiel, les -louables- intentions des ministres de la santé qui depuis plus de 50 ans ont tous affirmé dans leur premier discours qu’ils seraient « Le ministre de la prévention » et que cet impératif de santé public serait LA priorité de leur action pour, comme l’a affirmé le 4 octobre dernier l’ancien ministre de la santé et de la prévention, construire la « société de la prévention ». Ce constat est tout sauf rassurant. Si l’on y ajoute le désastre financier, avec un « trou de la Sécu » que, comme le Sapeur Camembert, nous rebouchons chaque année en en creusant un autre, et, et c’est peut-être pire, le mal-être de soignants qui votent avec leur pieds en quittant des métiers dans lesquels les postes vacants se comptent aujourd’hui par dizaines de milliers, on peut même vraiment s’inquiéter.

Mais, des trois verbes d’Auguste Comte, il reste « pouvoir ». Et, il est possible de faire, à trois conditions qui toutes sont de l’ordre du politique. D’abord avoir une vision, ensuite la durée et enfin une méthode.

D’abord, il faut reconnaître que la santé est une ressource stratégique, au même titre, voire peut-être plus encore, que notre arme nucléaire. Depuis des siècles nous savons qu’un peuple qui ne va pas bien, physiquement et/ou moralement est incapable d’inventer, de conquérir des marchés, de faire reconnaître sa culture, sa langue ou sa littérature. Il faut donc avoir une stratégie, de santé et pas seulement de soin, fondée sur une vision politique et à ne pas confondre avec un catalogue de soi-disant priorités dont le nombre même fait qu’elles ne peuvent en être.

Et cette vision doit nécessairement être globale. Une personne n’est pas une somme d’organes, de gènes ou de cellules. C’est un être humain, complexe, qui a une famille, un environnement, des conditions de vie, et c’est tout cela qui fait la santé au sens où l’OMS le dit depuis 1946.

Ensuite, il faut aussi raisonner en traitant la santé comme un investissement, à rendement fort, mais qui ne se mesure que dans la durée. Les bénéfices d’un acte de prévention se voient 20 ou 30 ans après, et en plus en négatif, par ce qui ne s’est pas produit. Le rendement d’un traitement à 100 000€ qui guérit un cancer ou une hémophilie se calcule en chiffrant le coût des thérapies ou des transfusions, souvent à vie, qui auront été évitées. Qui dit investissement dit temps long.

Enfin, il faut avoir une méthode. Celle de la confiance, qui n’exclut pas le contrôle, dans les Hommes et aussi dans la science. Celle de l’écoute, de l’attention réelle portée à ceux qui savent, soignants, patients, mais aussi administratifs qui ont aussi une utilité. Et en n’oubliant pas les jeunes, qui seront et feront la santé de demain.

C’est à ces trois conditions, éminemment politiques, la vision, la durée et la méthode, que collectivement nous pourrons donner à notre pays la politique de santé qu’elle mérite et dont les Français ont furieusement besoin. Alors, quand commençons-nous ?