Tribune

« L’HÉRITAGE DE LA DÉCLARATION DE PHILADELPHIE PEUT SE RÉSUMER EN UNE OBSERVATION : […] IL N’Y A PAS DE PROGRÈS DÉMOCRATIQUE SANS PROGRÈS SOCIAL. »

Michel Monier
Ancien Directeur général adjoint de l’Unédic et membre du think tank CRAPS

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Cette analyse est issue du chapitre 1 « L’idéal Mondial » du dernier ouvrage du CRAPS « Les 11 incontournables de la protection sociale ».

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« Vous misez sur le dialogue, vous cherchez des partenaires pour qu’ils se soucient aussi de la justice sociale ; et de la sorte, vous avez contribué à ce que les questions sociales et du travail soient prises en compte par les divers réseaux qui sont constitués de gouvernements, d’organisations internationales et d’autres acteurs internationaux. Je suis tout à fait convaincue que le dialogue est le principe qui convient. »

– Angela Merkel, 100e anniversaire de l’OIT, 17 juin 2011.

Le Texte

CONFÉRENCE DE PHILADELPHIE
10 mai 1944, vingt-sixième session de l’OIT.
(Extraits, articles 1 et 2)

Article I

La Conférence affirme à nouveau les principes fondamentaux sur lesquels est fondée l’Organisation, à savoir notamment :

• Le travail n’est pas une marchandise ;

• La liberté d’expression et d’association est une condition indispensable d’un progrès soutenu ;

• La pauvreté, où qu’elle existe, constitue un danger pour la prospérité de tous ;

• La lutte contre le besoin doit être menée avec une inlassable énergie au sein de chaque nation et par un effort international continu et concerté dans lequel les représentants des travailleurs et des employeurs, coopérant sur un pied d’égalité avec ceux des gouvernements, participent à de libres discussions et à des décisions de caractère démocratique en vue de promouvoir le bien commun.

Article II

Convaincue que l’expérience a pleinement démontré le bien-fondé de la déclaration contenue dans la Constitution de l’Organisation internationale du travail, et d’après laquelle une paix durable ne peut être établie que sur la base de la justice sociale, la Conférence affirme que :

• Tous les êtres humains, quels que soient leur race, leur croyance ou leur sexe, ont le droit de poursuivre leur progrès matériel et leur développement spirituel dans la liberté et la dignité, dans la sécurité économique et avec des chances égales ;

• La réalisation des conditions permettant d’aboutir à ce résultat doit constituer le but central de toute politique nationale et internationale ;

• Tous les programmes d’action et mesures prises sur le plan national et international, notamment dans le domaine économique et financier, doivent être appréciés de ce point de vue et acceptés seulement dans la mesure où ils apparaissent de nature à favoriser, et non à entraver, l’accomplissement de cet objectif fondamental ;

• Il incombe à l’Organisation internationale du travail d’examiner et de considérer à la lumière de cet objectif fondamental, dans le domaine international, tous les programmes d’action et mesures d’ordre économique et financier ;

• En s’acquittant des tâches qui lui sont confiées, l’Organisation internationale du travail, après avoir tenu compte de tous les facteurs économiques et financiers pertinents, a qualité pour inclure dans ses décisions et recommandations toutes dispositions qu’elle juge appropriées.

Article III

La Conférence reconnaît l’obligation solennelle pour l’Organisation internationale du travail de seconder la mise en oeuvre, parmi les différentes nations du monde, de programmes propres à réaliser :

• La plénitude de l’emploi et l’élévation des niveaux de vie ;

• L’emploi des travailleurs à des occupations où ils aient la satisfaction de donner toute la mesure de leur habileté et de leurs connaissances et de contribuer le mieux au bien-être commun ;

• Pour atteindre ce but, la mise en oeuvre, moyennant garanties adéquates pour tous les intéressés, de possibilités de formation et de moyens propres à faciliter les transferts de travailleurs, y compris les migrations de main d’oeuvre et de colons ;

• La possibilité pour tous d’une participation équitable aux fruits du progrès en matière de salaires et de gains, de durée du travail et autres conditions de travail et un salaire minimum vital pour tous ceux qui ont un emploi et ont besoin d’une telle protection ;

• La reconnaissance effective du droit de négociation collective et la coopération des employeurs et de la main-d’oeuvre pour l’amélioration continue de l’organisation de la production, ainsi que la collaboration des travailleurs et des employeurs à l’élaboration et à l’application de la politique sociale et économique ;

• L’extension des mesures de sécurité sociale en vue d’assurer un revenu de base à tous ceux qui ont besoin d’une telle protection, ainsi que des soins médicaux complets ;

• Une protection adéquate de la vie et de la santé des travailleurs dans toutes les occupations ;

• La protection de l’enfance et de la maternité ;

• Un niveau adéquat d’alimentation, de logement et de moyens de récréation et de culture ;

• La garantie de chances égales dans le domaine éducatif et professionnel. (Suivent les articles IV et V.)

Contexte

La deuxième guerre mondiale n’est pas terminée. Les démocraties libérales, mises à mal depuis le début du XXe siècle par la montée des extrêmes¹, doivent préparer et reconstruire un ordre mondial garant de la paix et s’opposant à l’expansion du communisme… Cet ordre mondial doit s’affirmer soucieux des droits humains et offrir le progrès économique auquel est attaché le progrès social. C’est dans ce contexte que la Conférence générale de l’Organisation internationale du travail, réunie à Philadelphie, adopte, le 10 mai 1944, la Déclaration des buts et objectifs de l’Organisation internationale du travail qui sera annexée à la Constitution de l’OIT de 1919. La Déclaration constitue encore aujourd’hui la Charte de l’OIT ; elle pose les principes qui doivent inspirer la politique de ses membres.

Le 15 mars 1944, le Conseil national de la résistance avait adopté son programme, prévoyant les réformes sociales associées aux mesures économiques de « relance » (cf. infra LE CNR).

Une semaine avant la déclaration de Philadelphie, la date de l’opération Overlod était arrêtée.

Le 1er juin, puis le 5, Radio Londres informait la Résistance française – « Les sanglots longs des violons de l’automne », « blessent mon coeur d’une langueur monotone » – donnant le signal du D-Day.

L’ordre mondial se préparait aussi avec, le 22 juillet, les accords de Bretton Woods puis le plan de Dumbarton Oaks chargé d’étudier la création d’une Organisation des Nations unies.

Le contexte politique, économique et, forcément, social résultant de la guerre mondiale pour autant qu’il dicte en grande part le contenu de la Déclaration de Philadelphie ne doit pas faire ignorer la situation économique préexistante : la Grande Dépression, résultant de la crise de 1929, et dont les diverses économies nationales ne sont pas, à l’entrée en guerre, totalement remises. Niveau de la production industrielle, état des monnaies, chômage : si l’industrie de guerre apporte des réponses (!) à la chute de la croissance, elle ne résout nullement les problèmes structurels préexistants mais, certainement, les conforte – dette, état de l’outil industriel…

Les objectifs sociaux de la Déclaration, s’ils sont une réaction immédiate préparant la sortie, économique et sociale, du conflit se présentent également comme une volonté de réponse commune au défi posé par la Grande Dépression, défi auquel les réponses nationales apportées par le monde occidental n’avaient pas suffi (monde occidental qui ne voyait pas la solution dans le modèle soviétique, épargné du fait d’une économie autarcique).

Analyse

Dans la Déclaration, le contenu social (article III) suit l’affirmation de l’objectif de « progrès matériel » (article II). La poursuite des objectifs sociaux, pour lesquels l’OIT se donne la capacité « d’inclure dans ses décisions et recommandations toutes dispositions qu’elle juge appropriées après qu’elle aura examiné tous les programmes d’action et mesures d’ordre économique et financier », peut être (bien) comprise comme le volet social du libéralisme politique et économique. Cette interprétation trouve du sens avec l’article IV : les 41 pays participant à la Conférence et approuvant la Déclaration étaient « convaincu(s) qu’une utilisation plus complète et plus large des ressources productives du monde, nécessaire à l’accomplissement des objectifs énumérés dans la présente Déclaration, peut être assurée par une action efficace sur le plan international et national, et notamment par des mesures tendant à promouvoir l’expansion de la production et de la consommation, à éviter des fluctuations économiques graves, à réaliser l’avancement économique et social des régions dont la mise en valeur est peu avancée, à assurer une plus grande stabilité des prix mondiaux des matières premières et denrées, et à promouvoir un commerce international de volume élevé et constant ».

La Déclaration de Philadelphie, volet social du libéralisme, pose l’objectif de réconcilier l’économie libérale mise à mal par la crise de 29, « planifiée » avec le New Deal et les mesures du Front populaire (voir Infra, les lois de 1936), avec le social. Une réconciliation que les libéraux, s’orientant vers le néolibéralisme, étaient incapables de réaliser, posant la question sociale sans trouver à apporter réponse (Colloque Lippmann, Paris 1936).

L’OIT promeut la réconciliation de l’économie et du social par le moyen du tripartisme, association des représentants des employeurs et des salariés avec les gouvernements (article I). Le tripartisme pose une règle du jeu… aux interprétations multiples : rôle et missions des organisations représentatives, financement du social, État « jacobin » ou fédéral… modèle assurantiel hérité du système bismarckien (1882) ou assistanciel tel que Beveridge le définissait (1942) ?

Avec le tripartisme, la Déclaration réaffirme aussi la démocratie sociale par le rôle qu’elle reconnaît (ou revendique ?) pour « la négociation collective et la coopération des employeurs et de la main d’oeuvre pour l’amélioration continue de l’organisation de la production, ainsi que la collaboration des travailleurs et des employeurs à l’élaboration et à l’application de la politique sociale et économique ».

Forcément prudente, car soucieuse de la réalisation des objectifs identifiés qui intéressent « l’ensemble du monde civilisé, la Déclaration disposait (article V) qu’il doit être dûment tenu compte du degré de développement social et économique de chaque peuple et, contexte du moment oblige, prévoyait une application progressive aux peuples qui sont encore dépendants, aussi bien qu’à ceux qui ont atteint le stade où ils se gouvernent eux-mêmes ».

Suites

L’évidence de l’héritage de la Déclaration de Philadelphie peut se résumer en une observation : l’histoire enseigne qu’il n’y a pas de progrès démocratique sans progrès social. La force de la Déclaration est d’avoir fait s’accorder, dans le contexte de 1944, 41 pays sur l’enjeu social qui ne pouvait pas être subsidiaire de la reconstruction-relance des économies nationales.

Les suites données à la Déclaration restent diffuses, diverses mais évidentes.

• L’objectif d’universalité posé en 1944 par les 41 États participants à la Conférence de Philadelphie, la Déclaration a prospéré : l’OIT qui compte aujourd’hui 187 États membres dont une majorité de pays « non occidentaux ».

• Les dépenses de protection sociale représentent, sur le périmètre plus restreint de l’OCDE, 20 % du PIB (7,5 % pour le Mexique, 31 % pour la France – données 2019). Des dépenses « Quoi qu’en disent les Cassandre, la protection sociale, y compris les modèles censément très onéreux que l’on trouve dans les pays les moins avancés, n’est pas hors de prix […]. Non seulement elle est essentielle aux gens, mais elle est payante à long terme : les sociétés qui n’accordent pas suffisamment d’attention à la sécurité, notamment à la sécurité des catégories les plus faibles, ne sauraient manquer de le regretter amèrement un jour ou l’autre. » (Juan Somavia, Directeur général du BIT-juin 2000).

• L’espérance de vie, avec la diminution de la mortalité infantile et l’allongement de la vie, la réduction de la pauvreté sont, malgré les écarts entre pays, conséquences de la réalisation, progressive, des orientations posées, ou rappelées, par la Déclaration de 1944.

• Sous des formes diverses, si le dialogue social s’est construit, dans les États – qu’ils soient centralisateurs, décentralisés ou fédéralistes, plus ou moins libéraux ou dirigistes – la Démocratie sociale, entendue comme la capacité reconnue aux représentations des salariés et des employeurs de créer du Droit, n’a pas connu l’essor que fixait l’article premier de la Déclaration.

• Enfin, la Déclaration inspire fortement les directives de l’Union européenne, particulièrement le Socle européen des droits sociaux.

Les États se sont faits, plus ou moins, État-Providence en affectant une part des bénéfices de la croissance économique à leur système de protection sociale ; certains privilégiant des dépenses préventives, d’autres s’appliquant à développer des systèmes curatifs. Si le progrès social qui en résulte est évident, la question sociale, au sens de la « sécurité économique », n’a pas été sur bien des aspects le but central de toute « politique nationale ou internationale »… hormis les périodes de crise qui font mobiliser l’entier arsenal de la protection sociale qui prend alors tout son sens de sécurité économique en s’affirmant sécurité de l’individu autant que sécurité du tissu économique.

Ces suites objectives données à la Déclaration de Philadelphie ont nourri le débat, qui parfois tourne au conflit, en opposant d’une part la responsabilité des sociétés à l’égard de leurs membres les plus démunis et les plus fragiles et, d’autre part, le « conservatisme financier » qui fait privilégier la soutenabilité budgétaire. Ce débat, particulièrement présent dans l’Union européenne des 3 % de Maastricht et dans les USA du Care, n’épargne pas les pays pauvres² dont les économies nationales peinent à financer un système de protection sociale.

Ne faudrait-il pas aujourd’hui une nouvelle déclaration de Philadelphie qui, aux orientations de 1944, ajouterait le critère de la soutenabilité sociale des politiques publiques à celui de la soutenabilité budgétaire. Si l’objectif de progrès social ne peut évidemment pas justifier des dépenses sociales sans fond, l’objectif de soutenabilité budgétaire ne peut justifier un déficit de démocratie sociale qui participe à saper la démocratie politique.

Si la Déclaration de 1944 a été le nécessaire et salutaire volet social du libéralisme, une Déclaration précisant les enjeux sociaux de ce XXIe siècle pourrait faire de la question sociale le volet éthique de l’économie.

À ce moment où l’on affirme la responsabilité sociale, à ce moment où les entreprises se font entreprises à mission, cette nouvelle Déclaration serait un bel anniversaire des proches 80 ans de celle de Philadelphie.

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1. Éric J. Hobsbawm, L’âge des extrêmes, histoire du court XXe siècle.
2. Amartya Sen, « Responsabilité sociale et démocratie : l’impératif d’équité et le conservatisme financier » dans L’économie est une science morale, La Découverte, 2003.