Tribune

« Le système conventionnel est un trésor en péril. »

Sébastien Guérard
Président de l’Union Nationale des Professionnels de Santé et de la Fédération Française des Masseurs Kinésithérapeutes Ré-éducateurs

Comme c’est le cas dans de nombreux autres pays, notre système de santé est en proie à une crise profonde, mais pas irrémédiable… à condition d’agir et de rénover le système conventionnel et son financement.

Nous vivons une époque sans précédent d’accélération des mutations dans tous les domaines, où les défis qui se posent à notre système de santé sont plus importants et cruciaux que jamais. Dans un contexte économique tendu, ces défis – l’accès aux soins, le contexte démographique, la transition numérique – sont une formidable opportunité pour démontrer la pertinence des soins de ville et leur agilité en matière d’organisation des soins.

Depuis la crise du Covid, l’ensemble des acteurs politiques, l’Élysée, le Gouvernement, le Parlement et les élus locaux sont soumis à une pression forte de l’opinion publique sur l’accès aux soins qui les poussent à prendre de plus en plus d’initiatives, souvent à la va-vite et en dehors de toute réelle concertation. Les Français ont pris douloureusement conscience de l’inadaptation d’une organisation qui peine à répondre à leurs besoins. Pour la première fois depuis les ordonnances de 1945, l’accès aux soins recule dans notre pays.

La transformation des déterminants de santé publique liée au vieillissement de la population comme aux évolutions thérapeutiques qui ont transformé des maladies jusqu’alors fatales en pathologies chroniques a mis en abyme une organisation des soins datée, morcelée, calcifiée dans les sédiments déposés par une réglementation prolifique et restrictive…

Début 2023, au sortir de la pandémie, le président de la République a clairement exprimé l’urgence d’une refondation de notre système de santé reposant sur la réorganisation de l’hôpital et des soins de ville – vœux de plus en plus pieux au fur et à mesure que le temps s’écoule.

Un bon contrat vaut mieux que dix lois

L’absence de vision de long terme pour le système de santé, la décorrélation entre stratégie nationale de santé, projets régionaux de santé et lois de financement de la Sécurité sociale, la fuite en avant de l’administration qui cherche à apporter à chaque situation complexe une règle législative, la multiplication des propositions de loi à l’initiative de parlementaires, l’absence d’une véritable loi-cadre empêchent d’offrir un horizon aux acteurs de santé.

Pourtant, pour ce qui concerne les soins de ville, il serait possible d’aller plus vite et plus loin en créant une nouvelle dynamique conventionnelle.

Le système conventionnel est un trésor en péril. Dans un pays souffrant d’une verticalité omniprésente et d’un débat public saturé de conflits, il fait presque figure d’exception. Il a permis de transformer l’accès aux soins pour tous les Français au tournant des années 70, dans le cadre d’un pacte entre la nation et les professionnels de santé libéraux reposant sur la solvabilisation des soins. Ce dialogue singulier entre l’Assurance maladie, les syndicats représentatifs des professionnels de santé libéraux et le Gouvernement, malgré des désaccords et des ruptures, a contribué sur la durée à répondre à des enjeux importants : développement des bonnes pratiques, promotion, coordination et qualité des soins, et pour certaines professions, organisation d’un maillage harmonieux de l’offre dans les territoires.

Mais depuis quelques années, les grands dossiers sont de plus en plus souvent traités en dehors des conventions, à travers des textes législatifs ou réglementaires, piégeant les négociations dans un débat tarifaire intenable. L’examen annuel des PLFSS apporte son lot de mesures non concertées avec le terrain, qui finissent bien souvent par ne pas être appliquées, voire être amendées l’année suivante faute d’avoir été bien préparées. Lorsqu’elles sont appliquées, au mieux elles le sont de façon moins efficace que des dispositions conventionnelles, au pire elles suscitent de l’incompréhension, voire du rejet.

À titre d’exemple, les rendez-vous de prévention aux trois âges clés de la vie en sont à leur deuxième modification législative dans le cadre des Lois de financement de la Sécurité sociale (LFSS) avant même leur mise en œuvre, et on ne compte plus les incohérences des discours ministériels au sujet de ce dispositif. Création législative, ces rendez-vous verront leur contenu et leurs tarifs fixés par voie réglementaire. L’absence de négociations avec les premiers concernés handicape d’ores et déjà leur mise en œuvre, au nom d’une soi-disant plus grande efficacité de la norme ministérielle face aux conventions négociées.

Le remplacement du contrat par la norme descendante se cache de plus en plus souvent sous le vocable de « territorialisation », qui laisse imaginer une prise en main directe par les acteurs, mais cache en réalité une inflation de dispositifs le plus souvent illisibles pour les soignants. CPTS (Communauté professionnelle territoriale de santé), MSP (Maison de santé pluriprofessionnelle), PTA (Plateforme territoriale d’appui), DAC (Dispositif d’appui à la coordination), CTS (Communauté territoriale de santé), CLS (Collectivité locale de santé), PTSM (Projet territorial de santé mentale), GHT (Groupement hospitalier de territoire) : malgré toute la bonne volonté du monde, le terme de « territorialisation » ne permet pas aux professionnels de terrain de voir dans cette avalanche de sigles des opportunités pour mieux prendre en charge les patients. La réglementation descendante, non négociée, produit de l’illisibilité. Récemment, une CPTS bretonne a été dissoute, son président pointant du doigt une « réunionite aiguë et chronophage », et son vice-président dénonçant une « superposition des structures » et « des conflits entre les acteurs, car on ne sait pas qui fait quoi¹ ».

Ce même constat d’illisibilité s’applique aussi aux protocoles de coopération, au sujet desquels un rapport de l’IGAS évoquait l’impossibilité d’en évaluer précisément le nombre et l’efficacité². Quant aux expérimentations « article 51 », dont il n’est pas nécessaire de revenir sur la complexité de la mise en œuvre, sur plus de 1 100 projets déposés, moins de 150 sont terminés ou en cours de déploiement³. Ces expérimentations, par nature limitées géographiquement, pourront grâce à la LFSS 2024 être intégrées dans le droit commun… Selon des modalités définies par voie réglementaire. Quand « territorialisation » et « expérimentation » riment surtout avec « bureaucratisation » …

L’illisibilité marque aussi les dispositifs de financement de la santé. À chaque difficulté observée sur le terrain semble répondre une nouvelle modalité financière : la prise en charge spécifique de l’HAD pour mieux décloisonner ville et hôpital ; la dotation globale pour améliorer le fonctionnement des EHPAD ; les Fonds d’intervention régionaux (FIR) des ARS pour financer l’innovation et la coopération, quand celle-ci n’est pas poussée par les CPAM. Finalement, les professionnels de santé libéraux ne savent même plus à qui adresser leurs factures pour des prises en charge dont les tarifications échappent à la négociation conventionnelle. Voilà la réalité de terrain des libéraux de santé.

Face à cette inflation normative, le système conventionnel se construit hélas de façon quasiment exclusive dans le cadre de la maîtrise des dépenses. Ces contraintes budgétaires, complètement décorrélées de l’évaluation des besoins de soins réels de la population et des objectifs de santé publique, augmentent significativement lorsque l’ONDAM est inférieur à l’inflation. Il faudrait être aveugle pour ne pas constater la montée des doutes face à des conventions de plus en plus complexes, qui finissent de plus en plus par n’être perçues qu’à travers la frustration tarifaire et les contraintes qu’elles engendrent. Les négociations conventionnelles se transforment désormais en luttes de pouvoir.

Le principe du contrat national collectif devient une exception.  

Cette dérive du pacte fondateur entre les professionnels de santé libéraux et la société, voulue par certains acteurs politiques qui pensaient pouvoir passer outre le dialogue avec les organisations représentatives, explique en partie certaines des difficultés actuelles.

Or, dans la période qui vient de s’écouler, les partenaires sociaux, par le dialogue et la signature d’accords, ont permis de nombreuses avancées, notamment en matière de santé au travail, de partage de la valeur, alors que l’Exécutif, privé du soutien d’une majorité forte, était condamné à imposer ses projets par la force des 49-3.

Aujourd’hui, les organisations représentatives des professions de santé libérales ont fait le constat unanime que seul le dialogue social conventionnel est capable de permettre l’accélération de la transformation des soins de ville… à condition de restaurer le pacte fondateur et de moderniser la méthode.

Restaurer les fondations et bâtir un nouveau deal conventionnel équilibré et adapté aux enjeux de notre époque est possible.

Il existe ainsi une bonne nouvelle, en miroir de ce constat général plutôt négatif : les grands enjeux auxquels l’État cherche à répondre par des normes peu lisibles et peu comprises peuvent trouver des réponses négociées avec les professionnels de ville. Il est pour cela essentiel de repenser l’architecture conventionnelle pour favoriser une collaboration interprofessionnelle plus forte et engager une transformation consensuelle des pratiques.

Il conviendrait tout d’abord d’apporter une meilleure compréhension du dispositif conventionnel en apportant de la transversalité et de la cohérence entre les conventions (notamment en harmonisant les tarifs des actes, quel que soit le professionnel qui le réalise) et en favorisant les accords multiprofessionnels lorsque des actes sont partagés ou dans le cadre de certains parcours de soins.

L’architecture conventionnelle doit ainsi être repensée, en envisageant un nouvel ordonnancement conventionnel reposant sur un socle interprofessionnel fort. Cela passe par le renforcement de l’Accord-cadre interprofessionnel (ACIP). Sous-utilisé, celui-ci pourrait pourtant devenir le véhicule principal des évolutions en matière de collaboration interprofessionnelle et de partage des tâches, et permettre une transformation choisie des pratiques interprofessionnelles. Dans ce cadre, rien ne nous interdit de repenser les Accords conventionnels interprofessionnels (ACI) afin d’amener cette transversalité.

L’illisibilité du système, comme nous l’avons vu, provient de la multiplication de dispositifs censés, chacun, répondre à une problématique particulière. Un socle interprofessionnel négocié doit clairement définir les financements des Équipes de soins primaires (ESP), des Maisons de santé pluriprofessionnelles (MSP), des Communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS), des Dispositifs d’appui à la coordination (DAC) ou encore des Services d’accès aux soins (SAS). À l’heure actuelle, leurs financements reposent sur des accords organisés en silos, complètement cloisonnés les uns par rapport aux autres. Remettre à plat le fonctionnement de ces dispositifs doit se faire de façon négociée.

En outre, une trajectoire plus linéaire pour les conventions monoprofessionnelles est nécessaire et impose de sortir de la logique actuelle de la feuille blanche renouvelée tous les 5 ans. Il s’agirait de passer à une logique d’enrichissement régulier des conventions dans le cadre d’un cycle triennal de négociations, mais aussi d’indexer les lettre-clés sur l’inflation. En plus d’apaiser les travaux, ce changement de rythme s’inscrirait dans la trajectoire pluriannuelle de l’ONDAM. Les accords conventionnels reposeraient alors sur une dynamique financière mieux définie et plus transparente. Cela laissera aussi le temps nécessaire à la Caisse nationale d’assurance maladie et aux partenaires conventionnels pour déployer pleinement les mesures.

La réduction des délais entre la signature des accords conventionnels et leur entrée en application, afin de mieux répondre aux défis du système de santé, doit également représenter un objectif fort afin de les rendre visibles pour les professionnels. Ce serait un facteur de réconciliation entre certains professionnels tentés par le déconventionnement.

Mais un système conventionnel fort suppose de rétablir la confiance entre des acteurs forts et responsables en capacité de s’engager.

La question du financement, ou qui paye quoi ?

Attachés à un système assuranciel basé sur le copaiement qui garantit l’exercice libéral et le libre choix du patient de ses professionnels de santé, nous libéraux, devons nous poser la question du financement du système conventionnel. Malgré le fait que la branche maladie soit financée à plus de 50 % par la fiscalité et de moins en moins par des cotisations assises sur les revenus du travail, le vieillissement de la population et l’accroissement des maladies chroniques continuent de représenter un défi important pour les dépenses de santé.

Il faut ainsi urgemment clarifier la répartition des rôles entre l’Assurance maladie obligatoire (AMO) et l’Assurance maladie complémentaire (AMC), en posant clairement la question du panier de soins (qui assure quel risque ? et surtout comment financer la prévention à la large échelle ?), et en clarifiant le rôle des uns et des autres, des parlementaires, mais aussi des professionnels de santé dans l’évaluation et la construction des lois de financement.

Enfin, il s’agit de savoir comment nous sommes capables, collectivement, d’écrire une trajectoire pluriannuelle de l’ONDAM, de transférer réellement la charge entre l’hôpital et la ville (entre 2012 et 2022, l’augmentation des dépenses hospitalières était de 35 % contre 25 % pour les soins de ville, en plein virage ambulatoire !), car si l’on veut faire du domicile des patients le premier hôpital de France – ce qui est une nécessité absolue au regard du contexte démographique – il faudra être capables de transférer des moyens pour que la ville puisse absorber cette charge. Il faudra cependant être vigilants face à la tentation de faire appel à la financiarisation de l’offre de premier recours afin d’accélérer et d’industrialiser ces transformations…

Il faut donc conforter, moderniser et réformer les modalités de négociation des conventions nationales entre les professionnels et l’assurance maladie. C’est une nécessité impérieuse.

Enfin, nous devons collectivement regarder avec lucidité, le sujet de la représentativité syndicale. Les modalités actuelles, depuis la loi HPST, ont surtout concouru à affaiblir les syndicats plutôt qu’à consolider leur représentativité en conduisant à une balkanisation de la représentation ; ce phénomène étant catalysé par l’émergence de collectifs en tous genres, issus des réseaux sociaux et entretenant la confusion entre démocratie représentative et démocratie participative. Ce phénomène touche plus généralement la vie démocratique du pays dans son ensemble, et se traduit pour les professionnels de santé par une baisse de participation aux élections professionnelles, favorisant des populismes et corporatismes irresponsables. Il faut que ça change !

Les règles déterminant la représentativité des organisations syndicales doivent donc elles aussi être questionnées et sans doute mieux définies. Le chantier est ouvert.

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1. « Réunionite aiguë », expérience « chronophage » : une CPTS jette l’éponge, Loan Tranthimy, Le Quotidien du Médecin, 8 janvier 2024.
2. « Trajectoires pour de nouveaux partages de compétences entre professionnels de santé », Inspection générale des affaires sociales, rapport, novembre 2021.
3. « Rapport au Parlement 2023 sur les expérimentations innovantes en santé », ministère de la Santé et de la Prévention, 2023.