Tribune

« Être performant en médecine revient désormais à passer maître dans l’art de manier des machines, des logiciels, lire ou réaliser des examens toujours plus complexes »

Alice Desbiolles
Médecin de santé publique, autrice de l’Éco-anxiété – vivre sereinement dans un monde abîmé (Fayard, 2020) et de Réparer la santé – Démocratie, éthique, prévention (rue de l’échiquier, 2023)

Dans ce texte, nous définirons la performance comme l’efficacité d’une intervention sur des indicateurs prédéterminés. Interroger la notion de performance nécessite, de facto, de questionner en regard la pertinence des indicateurs mobilisés pour la qualifier. S’en garder, c’est prendre le risque de se tromper de boussole et de voir la performance – ainsi que la qualité censée en découler – devenir contre-productive. En effet, si les indicateurs choisis sont biaisés ou incomplets, le succès d’une intervention – c’est-à-dire, sa performance – pourrait être affiché, à tort.

Pour l’OMS, la santé est définie comme un « état de complet bien-être physique, mental et social ». Rapportées à la médecine actuelle, les interventions mises en place devront s’atteler, pour être qualifiées de performantes, à la croissance de ces différentes dimensions de la santé.

Pour autant, force est de constater que la praxis médicale contemporaine, loin d’une approche globale, et pluridisciplinaire, est dominée par une lecture biomédicale des individus. Cette conception se traduit par un fractionnement des patients, qui ne sont plus tant des sujets à part entière que des organes, des maladies, des anomalies biologiques ou radiologiques. Plus qu’une personne dans sa globalité, c’est un paramètre qu’il faut désormais soigner. La réduction de notre santé et de notre identité à des critères quantitatifs, nous la qualifierons ici de biomédicalisme. Lequel entraîne la parcellisation des individus, la prise en compte de la seule « vie nue », à savoir un coeur qui bat, ou des paramètres biologiques normalisés, sans considération pour les aspects sociaux, émotionnels ou encore spirituels. Le biomédicalisme conduit à fragmenter les êtres et à confondre l’homme biologique avec la Personne.

Être performant en médecine revient désormais à passer maître dans l’art de manier des machines, des logiciels, lire ou réaliser des examens toujours plus complexes. Une « algorithmisation » de l’art médical qui ne s’accompagne pas nécessairement de questionnement quant à son bien-fondé ou son impact sur le bien-être et la qualité de vie des personnes, qu’il s’agisse des blouses blanches ou des patients. Le « bon » médecin, performant se doit d’être un technicien ultraspécialisé. Pour le biomédicalisme, la technique et les indicateurs quantitatifs sont les garants de la performance. Les actes techniques peuvent d’ailleurs être « codés », tarifés, « marchandisés », en un mot : « valorisés », comme l’attestent les modalités de financement des établissements de santé liées à la tarification à l’activité.

Pourtant, « dans un univers du soin de plus en plus technicisé, le sentiment de déshumanisation peut être fort », écrit Cynthia Fleury dans Le soin est un humanisme (Tracts Gallimard n° 6 – mai 2019). Être performant en médecine, et plus globalement en santé, implique de mobiliser deux approches aussi indissociables que complémentaires : la technique et l’humanité. Si l’une l’emporte sur l’autre, l’équilibre nécessaire à la prise en soin performante s’éclipse, la praxis laissant la place à l’idéologie. Un soin qui ne serait plus habité par l’humanité, un souci de l’autre dépourvu d’affect et remplacé par les seules machines constituent autant de périls pour la performance en santé. Prendre le temps du lien, de la sollicitude, de l’échange, est vital. Tant pour le soignant que pour le soigné.

Loin d’être un supplément d’âme, l’humanisme dans le soin est la clé de voûte d’un système de santé performant car porteur de sens, de mieux-être, de croissance de la vitalité. Paradoxalement, l’humanisme à l’hôpital est, plus que jamais, devenu une option. L’engagement qu’il nécessite est souvent assuré par d’autres professionnels que les médecins. Une délégation de tâche illustrant le fait que l’humanisme dans le soin soit considéré comme subalterne, secondaire, peu valorisant. Dans pareilles conditions et état d’esprit, toute tentative de performance en médecine ne peut être qu’incomplète, voire illusoire.

Plus qu’à la déploration, c’est aux perspectives qu’il convient de s’intéresser. Peut-être n’est-ce pas un hasard si dans le verbe performer se trouve aussi celui de former. Telles les deux faces d’une même médaille, la notion de performance nécessite de venir questionner celle de formation. En effet, le biomédicalisme qui gouverne l’idéologie médicale actuelle s’enseigne dès les bancs de la faculté. Il gagnerait à se voir nuancé et enrichi par l’apport d’autres disciplines. Si certaines sont considérées aujourd’hui comme essentielles à un enseignement médical digne de ce nom (anatomie, histologie, chimie, physiologie, biochimie…), puisse-t-il en être de même demain pour les sciences sociales et les humanités, telles la sociologie, l’anthropologie, l’éthique, l’épistémologie, l’histoire ou encore la philosophie.

Source : Les nouveaux chemins de la performance en santé – CRAPS et ANAP