Démographie des retraites : la pyramide, le kebab et l’éléphant

Tribune

Régis de Laroullière
Membre du CRAPS et animateur des forums Mac Mahon

Didier Bazzocchi
Vice-Président du CRAPS

Fabien Brisard
Directeur Général du CRAPS

Le débat sur la réforme des retraites de 2023 a été focalisé sur le nombre de milliards d’euros nécessaires pour rétablir l’équilibre de nos régimes en répartition à l’horizon de 2030, mis en péril par les évolutions démographiques. Ces évolutions ont été peu développées, au-delà de l’affirmation selon laquelle, vivant plus longtemps, il nous fallait travailler plus longtemps pour maintenir le niveau de vie des actifs et des retraités. 

Elles méritent pourtant que l’on s’y arrête. Il ne s’agit pas de rejouer le match, mais de se familiariser avec l’éléphant démographique qui vient bousculer l’équilibre de nos régimes, et imposera une nouvelle réforme au plus tard en 2030, et peut-être avant : ce sera très certainement un des enjeux difficiles du quinquennat 2027-2032. Se familiariser avec l’enjeu nous semble de nature à préparer le terrain et à améliorer l’acceptation de la prochaine réforme. 

1. Une représentation visuelle de la modification de la structure de la population : de la pyramide au kebab

Nous avons pris l’habitude de qualifier de pyramide démographique la représentation graphique de la population d’un pays. Dans le contexte de forte croissance de la population et de forte mortalité qui prévalait alors que la démographie prenait son essor, cette formulation imagée était évocatrice. Regardons sa déformation sur une longue période, avec une dimension de prospective : de 1870 à 2070 en France.

En 1870, la France compte 943 000 naissances, à comparer à une population totale de 37 millions d’habitants. La représentation de la structure démographique de la France a alors une forme assez pyramidale, avec une base proche de 800 000 à 1 an du fait de la forte mortalité périnatale et infantile. 

La baisse progressive de la mortalité déforme la représentation, qui devient plus ventrue, comme on le voit sur la représentation de 1920. Elle est de plus affectée d’échancrures correspondant à la baisse de la natalité pendant les guerres (1870, 1914-1918). Hors échancrures, la base se réduit, au voisinage de 700 000. 

Le baby-boom (1946-1974) modifie assez radicalement la structure de la population, avec une large partie basse qui devient cylindrique, et dessine un socle à la pyramide, au voisinage de 850 000, la pyramide continuant de prendre du ventre.

Avec la fin du baby-boom, la tendance s’inverse franchement. Le nombre de naissances décroche de 840 000 en 1974 (dernière année du baby-boom) pour fluctuer dans une fourchette entre 720 000 et 800 000 jusqu’en 2011 puis décliner avec des oscillations : 709 000 en 2020 et l’INSEE le projette à 660 000 en 2070. À cet horizon, la dernière génération du baby-boom aura 96 ans, elle aura quasiment disparu. La structure démographique ne ressemble plus du tout à une pyramide, elle est au plus large pour la génération 2011, et assez régulièrement décroissante en dessous.

S’il fallait aujourd’hui requalifier la représentation de la nouvelle structure démographique qui se met en place, sans doute faudrait-il parler de kebab démographique.

Au demeurant, c’est bien la forme de la structure démographique qu’ont dès à présent des pays plus avancés que nous dans le vieillissement comme le Japon ou l’Italie (voir page suivante).

Observons également que la Chine a connu la même évolution en un siècle (voir page suivante).

2. Les représentations influent sur notre compréhension des phénomènes

Nous avons l’habitude de parler de pyramide démographique. Avec une telle représentation, la perception des impacts du vieillissement n’est pas du tout la même que si nous parlions de kebab démographique. Prenons deux illustrations en lien avec les débats sur la nécessité de réformes des retraites : 

La robustesse des régimes de retraite en répartition :

– Avec une référence à une pyramide, la base est large. Chaque génération est portée par des générations ultérieures plus nombreuses. Le régime est robuste et peut être généreux.

– Avec une référence à un kebab, chaque génération est portée par des générations ultérieures moins nombreuses. Le régime est plus fragile, et supporte moins bien la générosité.

L’importance attribuée à l’augmentation de l’espérance de vie :

– Avec une référence à une pyramide, chaque génération sera portée plus longtemps par des générations ultérieures demeurant plus nombreuses. La hausse de l’espérance de vie a un impact perçu limité. Faut-il alors vraiment travailler plus longtemps pour rééquilibrer le système ou essayer de se contenter de tirer parti des espérances de hausse à venir de la productivité ?

– Avec une référence à un kebab, chaque génération sera portée plus longtemps par des générations moins nombreuses. La hausse de l’espérance de vie va accentuer encore la charge, elle a un impact perçu fort. Il peut sembler plus logique de demander aux seniors de prendre en charge une partie de l’effort, pour ceux qui sont en mesure de le faire.

Cette augmentation de l’espérance de vie a été très importante, avec une accélération à partir de 1870, et un ralentissement récent.

3. Retraites : l’irruption de l’éléphant démographique

Pour ce qui concerne l’équilibre des régimes de retraite, les développements qui précèdent n’épuisent pas le sujet : les effets de la transition de la pyramide vers le kebab se trouvent aggravés sur la période de passage de l’activité à la retraite de l’éléphant démographique que constituent les générations nombreuses du baby-boom.

De 2021 à 2030, la population des plus de 64 ans augmentera de 2,4 millions. Dans le même temps, la population d’âge actif (20-64 ans) diminuera de 500 000. 

Et de 2030 à 2040, la population des plus de 64 ans augmentera de 2 millions supplémentaires, alors que celle de 20-64 ans diminuera à nouveau, de 600 000. 

Comment ceci se compare-t-il à ce qui se passe avant et après ? Élargissons l’observation de la population d’âge actif et de la population d’âge retraité à la période 2001-2050.

Dans les 10 années précédant l’arrivée de la génération de 1946 à 65 ans, la population des plus de 64 ans augmentait en moyenne de 130 000 par an. La population d’âge actif augmentait davantage pour sa part, de 210 000 par an. La tendance était comparable sur les décennies antérieures.

Avec l’arrivée des générations nombreuses du baby-boom à l’âge de la retraite, et sur les 29 années que dure la bascule, le nombre des plus de 64 ans augmente beaucoup plus rapidement, au rythme moyen de 250 000 par an, alors que celui des 20-64 ans n’augmente plus et diminue continûment, au rythme moyen de 60 000 par an. Sur la période, 7,5 millions de plus de 64 ans viennent s’ajouter aux 11 millions existant au début de la bascule, une augmentation de plus des 2/3. Dans le même temps, la population d’âge actif se contracte de 1,8 million de personnes. Un véritable éléphant démographique traverse le paysage de la retraite. 

Une fois toute la génération du baby-boom à l’âge de la retraite, la population d’âge retraité ralentit sa croissance. Celle-ci demeure durablement positive, au rythme de 60 000 par an sur les 10 années suivantes. La population d’âge actif continue de s’éroder. Il n’y a pas de rebond démographique en perspective, juste un net ralentissement de l’évolution.

Où en sommes-nous ? Que l’on mette le seuil de l’âge de la retraite à 60, 62 ou 64 ans ne change pas le constat sur l’ampleur de la bascule, mais affecte l’année à partir de laquelle elle se produit. Pour un âge de 64 ans, la moitié de l’éléphant démographique aura passé le cap en 2023. Et en 2030, deux tiers de l’éléphant auront passé le cap, il en restera un tiers.

4. La progression de l’éléphant démographique

Le passage à la retraite de l’éléphant démographique déséquilibre évidemment les régimes de retraite en répartition, d’où les réformes successives. 

Mais ce n’est pas tout. Les conséquences en termes d’emploi deviennent essentielles. Dans un premier temps, le passage des générations du baby-boom dans l’âge actif avait apporté une main-d’œuvre nombreuse, accrue par la montée en puissance du travail des femmes, dont les conséquences sur le marché du travail sont bien connues.

Le passage des générations du baby-boom à l’âge de la retraite inverse la situation. Le chômage s’oriente progressivement à la baisse, le mouvement est à présent bien engagé, même si la variation est irrégulière en fonction de l’économie et des crises qu’elle traverse. 

Malgré cette baisse du chômage, les actifs peinent dès à présent à satisfaire les besoins totaux. C’est particulièrement net pour ce dont les seniors sont gros consommateurs, comme la santé et les services à la personne : les 60 ans et plus absorbent notamment près de la moitié des dépenses de santé, avec une accélération en fin de vie.

Plus encore, l’éléphant démographique va poursuivre sa progression. 85 ans après 1946, les premières générations du baby-boom arriveront à l’âge de la dépendance : 85 ans est l’âge moyen d’entrée en établissement pour une personne âgée dépendante. La croissance des besoins des personnes dépendantes connaîtra à partir du début des années 2030 une forte accélération. L’éléphant démographique n’a pas fini de faire parler de lui. 

À cet horizon de 2030, le réservoir de main-d’œuvre du chômage ayant été largement épuisé, le besoin de main-d’œuvre sera d’un autre ordre de grandeur qu’au moment de la réforme de 2023. Très certainement faudra-t-il une poursuite forte de la hausse des taux d’activité des seniors. La réhabilitation du travail aura-t-elle été réussie d’ici là, et suffira-t-elle ? Un élément essentiel à prendre en compte dans les différents chantiers relatifs au travail des seniors, qui ne peuvent se limiter à accompagner la réforme votée cette année.

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Sources : 

– La démographie en 1870, 1920, 1970, 2070 en France, Insee.

– La démographie en Italie 2022, Italian national institute of statistics.

– La démographie au Japon en 2019, Wikipédia.

– La démographie en Chine, 1950, 2000, 2050, United Nations World Population Prospects, révision 2008.

– L’espérance de vie en France, Institut national d’études démographiques.

– Retraites, l’éléphant démographique, think tank craps à partir des chiffres de l’Insee.