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Pour sa troisième série estivale, le CRAPS, le think tank de la Protection sociale vous propose d’imaginer à travers les contributions de nos auteurs, le regard et les commentaires – sérieux, drôles, d’humeur et pourquoi pas loufoques – qu’aurait pu avoir et tenir Hippocrate, le père de la médecine moderne sur la crise sanitaire. Comme d’habitude le romanesque, l’imagination raisonnée ou débridée guident les récits…

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Épisode 3 // Par DAVID GRUSON

Le réveil fut brutal.

Délicieusement assoupi à l’ombre de son olivier de Thasos après avoir savouré lors du déjeuner quelques verres de vin de Thessalie, Hippocrate avait ouvert les yeux dans un environnement radicalement différent. Par quel sortilège s’était-il retrouvé là ? Il ne pouvait le savoir. Mais, d’un coup, tout lui était devenu étranger.

Il se trouvait assis dans un espace cubique d’un mètre sur deux. Au grand maximum.

L’ensemble était fait d’une matière curieuse, qu’il n’avait jamais touchée jusque-là. Une espèce de beige, luisant et lisse. D’une dureté étrange. Non naturelle à coup sûr. Hippocrate tapa sur l’accoudoir avec la paume gauche. Le son rendit un effet de réverbération étonnant.

Son avant-bras droit était, lui, enchâssé dans une sangle noire, prolongée par ce qui ressemblait à une corde – mais en plus fin, plus noir et plus régulier – qui venait elle-même s’insérer directement dans la paroi du cube.

Hippocrate regarda ses pieds. Ouf ! Malgré son perturbant transport, ses spartiates en chèvre de Cos véritable étaient toujours là. Il y tenait beaucoup. Un cadeau de son oncle Podalire pour son entrée dans la carrière médicale.

Il réalisa qu’il avait un peu froid. La transition climatique avec la douce après-midi de fin d’été de son jardin et son nouvel environnement s’était aussi opérée sans ménagement. Le comble : un mauvais génie s’était amusé à faire circuler un petit courant d’air froid à travers le cube. Hippocrate en perçut l’origine : une aspérité grillagée aménagée dans la paroi juste en haut à droite de lui. Il voulut poser la main dessus mais la sangle le retint.

Soudain, un nouvel effet extraordinaire se produisit. En face de lui, une image apparut tout à coup, comme venue du néant. Elle dessinait le visage d’une femme. Mais en beaucoup plus réel que sur les peintures qu’il avait vues au Parthénon. Les lèvres se mirent alors en mouvement et Hippocrate sursauta.

– L’Image : Bonjour Monsieur, nous vous remercions d’avoir choisi notre service de téléconsultation par intelligence artificielle. Je suis le Docteur Circée. En quoi puis-je vous aider ?

– Hippocrate : Par Dionysos ! Suis-je ivre ? Quelle est cette magie !?

– L’Image : Je n’ai pas compris votre formulation. Pourriez-vous la réitérer ?

– Hippocrate : Tu ne peux pas être réelle ! Tu n’es qu’une image trompeuse au fond de quelque caverne.

– L’Image : Nous comprenons que vous êtes un peu agité, Monsieur. Le contexte de crise sanitaire que nous connaissons depuis de nombreux mois maintenant pèse sur notre sensibilité à tous. Avez-vous d’autres motifs d’inquiétude dont vous souhaitez me faire part ?

– Hippocrate : Qui… Qui êtes-vous ? Et quel est cet endroit maléfique ? Suis-je déjà tombé dans le pré de l’Asphodèle par le sort de Thanatos ? Je me suis pourtant comporté en tout en honnête citoyen. J’ai tout fait, dans ma pratique, pour apporter assistance à mon prochain. J’en ai même fait serment.

– L’Image : Je vois. Je vois. Je constate une certaine incohérence de vos propos, assortie d’une dimension logorrhéique. Je vais prendre votre tension, si cela ne vous gêne pas.

À ces mots, la sangle noire se serra autour de l’avant-bras d’Hippocrate.

Hippocrate : Ah ! Ne me touchez pas ! Vous n’avez pas le droit ! Je vous préviens : je suis médecin et je porterai votre cause devant l’Héliée et…

– L’Image : Je comprends mieux. Vous êtes un confrère. Je suis heureuse de vous rencontrer. Les circonstances de ces derniers mois ont été très éprouvantes pour beaucoup d’entre nous qui ont été en première ligne. Je me permets de procéder à un signalement numérique de votre situation aux instances ordinales. Elles ne manqueront pas de vous apporter leur meilleur concours.

– Hippocrate : Je ne comprends rien de ce que vous racontez. Que s’est-il passé ?

– L’Image : Vous savez bien. L’épidémie. Les confinements. La vaccination. Les nouveaux variants.

– Hippocrate : Ah… La Peste est revenue… Maudits sommes-nous. Encore amenée par tous ces marchands égyptiens à coup sûr…

– L’Image : Votre tension est bonne. Je vais avoir besoin de votre index gauche à présent.

– Hippocrate : Oh quoi ?! Le châtiment des parjures ! Je ne le mérite pas. Vous n’aurez pas mon doigt.

– L’Image : Respirez bien, Docteur. Soyez tranquille. Je veux juste vous faire une prise de sang.

– Hippocrate : Une saignée à présent ! Vous divaguez !

– L’Image : Rassurez-vous, rassurez-vous. Il s’agit juste d’une analyse biologique… Je vois que votre état est réellement sérieux. Il va falloir envisager d’autres options.

Après ces mots, quatre cerceaux de fer vinrent entourer les bras et les jambes d’Hippocrate.

– L’Image : Il s’agit d’une légère contention préventive. Je vais maintenant vous administrer un tranquillisant de premier pallier qui vous permettra d’aller mieux.

– Hippocrate : Vous vous méprenez gravement ! Vous agissez sans mon consentement et dans la contrainte ! Et je vous le dis haut et fort : je ne suis pas un lotophage ! Mes humeurs sont parfaitement tempérées. C’est vous qui maltraitez l’exercice de notre Art !

Un bras mécanique sortit alors de la paroi gauche du cube. À son extrémité, une petite aiguille. L’injection d’une substance claire dans l’épaule d’Hippocrate ne prit qu’un instant et fut sans douleur.

– L’Image : Voilà… Les choses vont aller mieux désormais.

– Hippocrate, se sentant d’un coup enveloppé par une douce torpeur : Vous… Vous m’avez drogué… Vous ne connaissez donc pas l’essentiel. D’abord s’abstenir de tout mal et de toute injustice.

– L’Image : N’ayez aucune crainte. Nous agirons avec tact et mesure et dans le respect de vos droits. Y a-t-il une personne de confiance que vous souhaitez désigner pour nous accompagner dans le pilotage de votre traitement algorithmique ?

– Hippocrate : Une quoi ?

– L’Image : Une personne vers qui je pourrais me tourner pour la suite de votre traitement, si d’aventure vous veniez à perdre la capacité à consentir aux soins.

– Hippocrate : Je… Je ne vois pas… Attendez… Il y a bien Démocrite, le philosophe rieur que j’ai soigné jadis… Il est devenu mon ami. Je me fie à lui mais, vous savez, il est très occupé par les affaires de la cité d’Abdère.

– L’Image : Nous chercherons à le contacter. Vous auriez son portable ?

– Hippocrate : Ne l’insultez pas, je vous prie ! Il ne se déplace que par ses propres moyens. Les chaises à porteur sont bonnes pour les despotes des cités barbares, pas pour les philosophes de son rang.

– L’Image : Très bien. À défaut, nous saisirons le Bureau des Personnes de Confiance pour une désignation officielle à cet effet. À présent, détendez-vous, Docteur. Nous nous occupons du reste.

Hippocrate fut alors irrésistiblement gagné par le sommeil.

C’est le vent chaud qui le réveilla cette fois. Le visage en sueur, il regarda autour de lui. Le soir était tombé mais il reconnut sans peine la silhouette rassurante de son olivier et le calme de son jardin.

L’Ordre était rétabli.

David Gruson – Directeur du Programme Santé de Jouve