Tribune

« Un constat peut être fait, celui que toutes les entreprises de santé sont convoitées »

Par
Marie-Christine Deluc
Avocat associé, Cabinet Auber

En collaboration avec
Laure Antoine
Juriste, Cabinet Auber

Le constat

L’entrée des acteurs financiers dans le secteur de la santé est source d’inquiétudes régulièrement exprimées dans le débat public.

La financiarisation est le processus par lequel des acteurs privés, extérieurs au monde de la santé, vont rentrer, de manière significative, dans le secteur médical. Ils ont pour finalité première de rémunérer le capital investi.

Mesurer le phénomène de l’entrée des financiers dans le secteur de la santé s’avère difficile, car les données ne sont pas toujours disponibles.

Mais un constat peut être fait, celui que toutes les entreprises de santé sont convoitées.

Les cliniques privées ont été vendues à des groupes avec des montages type LBO (qui font que l’établissement de santé rembourse lui-même le prix de son acquisition). Ces concentrations aboutissent à des positions dominantes qui intéressent l’Autorité de la concurrence qui s’emploie à les chasser, car « susceptibles d’affecter le bien-être des patients en réduisant leur liberté de choix et la qualité de l’offre de soins disponible ».

La concentration des EHPAD, aux mains de grands groupes, a conduit à des carences pour les résidents, largement dénoncées par la presse.

La biologie, dont 60 % de l’activité est désormais détenue par six grands groupes financiers, a pu notamment poser un problème, en fin d’année 2022, lorsque l’Assurance maladie a souhaité baisser les tarifs de la biologie médicale, décision qui a provoqué une grève des biologistes, car les investisseurs ne voulaient pas baisser les tarifs pour ne pas perdre leur rentabilité, et ce, compte tenu aussi des niveaux de valorisation très élevés.

Actuellement, les centres dentaires, les cabinets médicaux d’anatomopathologie, les plateaux techniques de radiothérapie, de médecine nucléaire et d’imagerie médicale sont ciblés par des groupes extérieurs qui y voient ainsi un potentiel développement de leurs investissements dans des secteurs de la santé à forte rentabilité.

Thomas Fatôme, directeur général de la CNAM, appelle les radiologues à « la plus
grande vigilance » face au nombre grandissant de centres de radiologie rachetés par des fonds d’investissement ; « 10 à 15 % de cabinets de radiologie sont désormais dans les mains d’acteurs financiers, il faut que cela s’arrête », abonde dans le même sens le Dr Jean-Philippe Masson, président de la Fédération nationale des médecins radiologues.

Des financiers qui ne rechercheraient parfois que la rentabilité au détriment des soins à apporter aux patients: « Certains cabinets se voient demander de multiplier certains examens qui sont mieux rémunérés au détriment d’autres qui le sont moins, les fonds financiers imposent des objectifs de croissance du chiffre d’affaires de 5 %
aux cabinets, alors que la croissance moyenne du secteur n’est actuellement que de 1 à 2 % au grand maximum », dénonce le président de la FNMR.

CERTAINES CONDITIONS PEUVENT FAVORISER UNE ÉVOLUTION VERS LA FINANCIARISATION DANS LE SECTEUR DE LA SANTÉ

On retrouve particulièrement:
– L’importance du besoin en capital du secteur en matière d’investissements;
– L’existence de marges d’efficience, d’économies d’échelle et de possibilités de restructuration;
– Une part de l’offre de statut privé déjà existante susceptible de faire l’objet de rachat dans des délais courts.

Dans le viseur, notamment, le développement de la télé-médecine, la SNCF ayant récemment lancé un appel d’offres pour équiper 1 735 gares de cabines de télé-médecine.

On se souvient qu’il y a peu, la création d’une offre de télé-consultation par abonnement par le groupe Ramsay, qualifié de « Netflix de la santé », avait suscité la polémique même si cette offre a fait un flop commercial (45 abonnements seulement).

CETTE FINANCIARISATION A DES EFFETS TRÈS INQUIÉTANTS

Le secteur de la biologie, avec 20 ans d’avance, encaisse une baisse régulière du nombre de biologistes médicaux en France alors que les progrès dans le domaine de la biologie médicale sont majeurs et devraient être attractifs (diagnostiques, mais également thérapeutiques), la désaffection pour la biologie se démontre par les choix des spécialités par les internes à l’issue des épreuves classantes nationales (ECN). Le classement du dernier interne choisissant la biologie se situait vers le rang 2 500 de façon constante. En 2021, le rang du dernier interne ayant choisi la biologie médicale était 8 931e et le rang moyen de choix de la biologie médicale a été de 8 046e sur 9 032 classés. La biologie médicale était au 43e rang sur 44 spécialités possibles lors du choix.

SEULE LA LOI PEUT FREINER CETTE TENDANCE AVEC L’APPUI DES ORDRES

Les sociétés d’exercice, aux termes de la loi de 1990 et de la dernière ordonnance relative à l’exercice en société des professions libérales réglementées du 8 février 2023, ne peuvent en théorie être détenues majoritairement à 75 % que par les professionnels exerçants, mais les fonds ont développé maints moyens pour détourner cette règle pourtant impérative :

– l’existence de pactes d’actionnaires;
– de catégories d’actions différenciées de préférence à droit de vote double ou multiple, à dividendes prioritaires qui permettent à l’associé minoritaire de toucher 99,99 % des dividendes et/ou d’avoir la majorité des droits de vote;
– l’instauration d’un comité stratégique ou de direction qui a tout pouvoir et qui est à la main de l’associé financier, etc.

Ce sont ces détournements qui doivent pouvoir être examinés et sanctionnés, et les ordres professionnels sont en première ligne pour ce faire :

D’une part, les ordres professionnels demandent désormais que les praticiens donnent tous les actes et non plus seulement les statuts et qu’ils certifient qu’il n’y en a pas d’autres, et ce, sous peine de graves sanctions déontologiques.

La nouvelle ordonnance prévoit que, chaque année, une information doit remonter auprès de l’ordre sur la structure du capital et les actes annexes.

Le Conseil d’État a validé, le 10 juillet 2023, la décision du Conseil national de l’Ordre des Vétérinaires, qui avait radié une société d’exercice libéral qui était détenue à plus de 50 % par des fonds d’investissement ou par des vétérinaires qui n’y exercent pas leur activité.

Même si elle ne concerne pas la médecine humaine, cette décision a une portée générale et elle permet aux ordres professionnels de refuser l’inscription à l’ordre d’une société ne répondant pas aux critères de l’indépendance des médecins ou même de la radier.

D’autre part, le directeur de la CPAM, dans son rapport de 2023, appelle à la création d’une mission de contrôle « qui réunit des experts, car ce sont des sujets très
compliqués » et à la mise en place d’un observatoire de la financiarisation de la santé. Il souhaite également que la loi vienne apporter de nouveaux « verrous et gardefous » pour s’assurer que les centres de santé restent le plus possible la propriété des professionnels de santé.

Ainsi, si la financiarisation a pu être très active durant les 20 dernières années, elle risque, compte tenu du revirement des pouvoirs publics et des ordres qui se sentent désormais légitimes, d’être freinée.

Attention, tout de même, à ne pas tomber dans l’excès inverse : il n’est pas question de nationaliser le secteur de la santé qui a « besoin d’investisseurs privés », comme le dit Thomas Fatôme.