Tribune

« L’initiative du général de Gaulle lève le verrou politique à la mise en place d’un régime d’assurance chômage moderne, c’est-à-dire obligatoire et universel, à l’échelle nationale »

Bruno Coquet
Économiste

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Cette analyse est issue du chapitre 2 « La Construction Nationale » du dernier ouvrage du CRAPS « Les 11 incontournables de la protection sociale ».

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En 1958, le général de Gaulle lève les verrous qui empêchaient l’émergence en France d’un système d’assurance chômage moderne et performant, à l’image de ceux mis en place depuis plusieurs décennies dans la plupart des autres pays industrialisés. L’État laisse la main aux partenaires sociaux, employeurs et salariés, qui créent le régime paritaire d’assurance chômage dans les derniers jours de 1958.

Le texte

En août 1958, le général de Gaulle prononce un discours dans lequel il invite les
« organisations patronales et ouvrières […] à prendre contact pour créer en commun un fonds de salaire garanti, pour procurer aux travailleurs la sécurité d’une rémunération de base et des facilités pour leur reclassement professionnel. Je sais à qui je m’adresse, et je suis sûr d’être entendu ».

Une négociation s’engage entre les destinataires de ce message dès le mois d’octobre, et aboutit rapidement. Le général peut ainsi annoncer le 29 décembre 1958 que « va être fondé, institué par coopération entre le patronat et les syndicats un fonds national destiné au maintien de l’emploi et assurant aux travailleurs qui tomberaient en chômage un supplément portant l’allocation aux environs du salaire minimum ».

L’accord qui acte la naissance des Associations pour l’emploi dans l’industrie et le commerce (Assedic) et l’Union nationale qui les coiffe (Unedic) est signé le surlendemain, 31 décembre 1958, entre la Confédération nationale du patronat français (CNPF), la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC), la Confédération générale du travail, Force ouvrière (CGT-FO) et la Confédération générale des cadres (CGC).

Ce texte et le règlement d’application qui lui est joint sont agréés quelques mois plus tard, le 15 mai 1959.

Son apport

Ce discours est fondateur sur le fond comme sur la méthode. En effet, il ne s’agit pas pour l’État de faire plus, mais de déléguer aux partenaires sociaux ce qu’il échoue à faire lui-même depuis le début du siècle.

Si chacun s’accorde sans ambiguïté sur le fait que le régime ainsi créé est bien un régime « d’assurance chômage », aucun de ces deux mots ne figure dans la dénomination des nouvelles institutions. La convention du 31 décembre 1958 ne fait référence qu’à des « allocations spéciales aux travailleurs sans emploi », le mot chômage n’apparaissant qu’à propos du chômage partiel pour en renvoyer l’étude à plus tard. Des circonlocutions très francofrançaises, car l’assurance chômage est depuis des décennies identifiée et nommée sans détour dans les nombreux pays qui l’ont déjà adoptée.

L’assurance chômage mutualisée est en effet apparue dans la seconde moitié du XIXe siècle, à l’initiative de corporations, d’organisations syndicales, d’oeuvres de bienfaisance, ou encore de municipalités.

Dès 1905, à l’avant-garde des nations industrielles, l’État français fut le premier à prendre des dispositions ambitieuses, pour développer les caisses d’assurance chômage apparues ici ou là, faire converger leurs modalités de financement et d’indemnisation très hétérogènes, et encourager la création de nouvelles caisses considérant le faible nombre d’actifs couverts au regard de ce qui était souhaitable et possible.

Ce qui aurait pu être la première pierre du premier régime d’assurance chômage d’envergure nationale fut en réalité le début d’une longue valse-hésitation. L’État pusillanime au prétexte du risque de chômage volontaire, soupçonneux envers les caisses d’assurance chômage suspectées d’abriter des caisses de grève, va conditionner les aides publiques de manière trop stricte, et se faisant asphyxier les régimes d’assurance qu’il prétendait développer. Et finalement, au motif de cet échec, c’est l’assistance sociale aux chômeurs qui va, d’une réforme à l’autre, évincer les dispositifs d’assurance chômage.

Après plus d’un demi-siècle d’atermoiements et de procrastination, l’initiative du général de Gaulle lève le verrou politique à la mise en place d’un régime d’assurance chômage moderne, c’est-à-dire obligatoire et universel, à l’échelle nationale.

Cet acte marque également la volonté de responsabiliser les organisations syndicales et patronales en leur confiant un rôle accru dans la régulation et le bon fonctionnement du marché du travail (la gestion de la main-d’oeuvre disait-on alors). Une forme de retour aux origines, qui redonne les clés aux acteurs de terrain qui les premiers ont été à l’initiative de l’assurance chômage, car ils sont au plus près des besoins des premiers concernés, actifs et employeurs.

Le général choisit donc de laisser les acteurs sociaux plus libres de s’organiser et de créer des solutions répondant aux besoins de leurs mandants. C’est d’autant plus opportun que le CNPF et la CGTFO avaient déjà engagé des discussions sur ce sujet de l’assurance chômage à l’automne 1957. L’État va tout à la fois les valider et les encadrer dans certaines limites. On pourrait donc parler d’un imprimatur du général, plutôt que d’une idée fondatrice.

Contexte

En cette fin des années 1950, l’Europe se reconstruit et le Traité de Rome jette les bases de son unification économique et politique. Membre fondateur de cette nouvelle maison commune, la France voit parallèlement se désintégrer son empire, source et symbole de sa puissance. La IVe République est à son crépuscule.

Côté économique, le redressement bat son plein. Le pays se trouve, on le saura plus tard, au beau milieu de cette période florissante des Trente Glorieuses. En ce début d’année 1958, le chômage est à son étiage historique : un peu moins de 100 000 chômeurs déclarés (soit un taux de chômage de 0,5 %) dont environ 20 % couverts par l’assistance chômage publique. Jamais le chômage n’a été aussi faible auparavant, et jamais il ne l’est redevenu depuis.

Dans un tel contexte, il n’apparaît ni risqué ni coûteux de mieux indemniser les rares chômeurs. Mais, au sein de l’appareil d’État, les divergences de vues persistent alors sur les mêmes lignes de front depuis 1905 : d’un côté les services de la main-d’oeuvre du ministère du Travail plutôt favorables à la création d’une assurance de qualité et réellement protectrice, de l’autre le ministère des Finances, arc-bouté sur l’idée que tous les actifs souhaitant travailler peuvent trouver un emploi. En 1958, ce dernier point de vue est évidemment en phase avec la réalité, mais cette position a été une constante depuis le début du siècle, quelle que soit la conjoncture, fondée par la crainte que l’indemnisation du chômage n’incite au chômage volontaire, et que les finances publiques n’en pâtissent.

Le feu vert du général de Gaulle tranche pour la première fois en faveur de la sensibilité du ministère du Travail.

Suites

Cette rupture permet l’essor d’un véritable dispositif d’assurance chômage, un « coup de pied à suivre » dirait-on en langage rugbystique, qui sera suivi de nombreux rebonds impromptus.

L’Unedic est à l’origine un régime complémentaire, dont les allocations complètent celles du régime d’assistance publique. Les prestations vont d’abord sans difficulté accompagner la hausse du chômage. Cette évolution satisfait à la fois les organisations syndicales qui pourvoient à la Protection sociale, les employeurs car le coût total demeure faible, et l’État dont les finances bénéficient indirectement de cette redistribution.

Mais les deux chocs pétroliers et le chômage de masse qu’ils engendrent vont mener le régime à l’impasse financière. Dans l’impossibilité de trouver un accord permettant d’inscrire l’assurance dans un schéma financièrement soutenable à moyen terme, les partenaires sociaux remettent les clés de l’assurance à l’État en 1979.

Après une série de réformes, la gestion paritaire revient aux commandes en 1984. L’Unedic assure désormais les allocations de base, et l’État des allocations complémentaires, notamment pour les chômeurs en fin de droits. Au fil des ans, les partenaires sociaux trouvent des accords pour à la fois augmenter les contributions et réduire les droits, ce qui au total permet au régime de s’adapter à un chômage élevé et persistant, et en même temps accompagner les évolutions du marché du travail, notamment la montée en puissance des contrats courts dans les années 2000.

Le régime d’assurance, loin d’être parfait, s’est maintenu en équilibre en s’appuyant sur un très haut niveau de solidarité interprofessionnelle : depuis le milieu des années 1990 c’est en effet l’équivalent d’un mois de salaire net par salarié qui est consacré à financer l’assurance chômage. Avec succès, car, depuis, le droit commun de l’assurance chômage a chaque année (à une exception près avant la crise sanitaire) dégagé des excédents financiers, quelle que soit la conjoncture.

La rupture de 1958 n’a cependant pas mis fin au jeu ambivalent de l’État. À l’exception de son intervention salutaire au tournant des années 1980, celui-ci n’a eu de cesse de déporter des dépenses budgétaires vers le régime paritaire : indemnisation des rapatriés d’Algérie, soutien aux secteurs culturels, financement des services de placement, activité partielle pendant la crise sanitaire, etc. sont les exemples les plus coûteux de ces débudgétisations qui ont peu à peu lesté l’Unedic d’une dette qu’elle n’aurait pas eue sans cela, elle-même devenue le prétexte à l’attrition continue de l’assurance. Cette logique de mise à contribution de l’assurance pour des missions qui ne sont pas les siennes et auxquelles ses ressources ne sont pas destinées, n’est ni plus ni moins qu’une taxation des chômeurs, principe fort éloigné d’une gouvernance efficace et en phase avec l’intérêt général.

La connaissance des conditions d’une assurance efficace a beaucoup progressé depuis 1958. La théorie, les études empiriques, les connaissances techniques, les outils de gestion et l’expérience acquise depuis plus d’un siècle permettent de régir l’assurance chômage efficacement et de manière dépassionnée. Il est avéré qu’un tel système fonctionne bien plus efficacement que n’importe quelle politique de redistribution prétendument équivalente. Mais des méthodes de gestion anachroniques ont laissé le champ libre aux idées reçues, et laissé prospérer des prescriptions aussi archaïques qu’inefficaces.

L’assurance chômage continue d’être vue comme un coût dans l’imagerie populaire, et comme une ressource budgétaire aux yeux de l’État, et non comme un outil, et un avantage économique et social. Son avenir apparaît par conséquent, et malheureusement, bien incertain.