Tribune

« Devenue indispensable notamment dans l’industrie, l’intelligence artificielle se développe également dans le monde de la santé »

Marie-Laure Dreyfuss
Déléguée générale du Centre Technique des Institutions de Prévoyance

L’intelligence artificielle (IA) s’est insérée dans nos vies de multiples façons dont nous n’avons pas toujours conscience. Alors, pourquoi ne pas la considérer comme un véritable outil pour – enfin – réaliser le virage préventif indispensable pour le bien-être de chacun et la pérennité de notre système de protection sociale ?

Le premier sommet international sur l’intelligence artificielle s’est déroulé en novembre dernier, à Bletchey Park au Royaume-Uni. Il faut peut-être y voir une symbolique. C’est, en effet, dans ce manoir, que le mathématicien britannique Alan Turing avait décrypté le code de sécurité employé par l’armée allemande avec les conséquences que l’on connaît sur la Seconde Guerre mondiale et sur l’informatique moderne. Et, c’est vraisemblablement Alan Turing qui crée le concept d’intelligence artificielle en évoquant son intention de donner aux machines la capacité d’intelligence, avec notamment ce que l’on a appelé ensuite le test de Turing, qui permet d’identifier la capacité d’une machine à tenir une conversation humaine, plus ou moins parfaite.

Depuis, cette intelligence artificielle, portée par le développement conjugué des mathématiques et de l’informatique, a connu un développement exponentiel. Aujourd’hui, les modélisations mathématiques et algorithmiques permettent des calculs puissants et fortement connectés constituant ainsi des réseaux de neurones artificiels inspirés par le système nerveux biologique.

Devenue indispensable notamment dans l’industrie, l’intelligence artificielle se développe également dans le monde de la santé. D’ores et déjà, les professionnels de santé utilisent régulièrement des outils qui font appel à cette technologie, par exemple pour interpréter de façon précise des scanners ou pour affiner un diagnostic en cumulant des données parcellaires. Il existe également des applications capables de calculer la prédisposition d’une personne à tel ou tel risque en santé. Citons, par exemple, le dispositif créé par la startup Huvy1 qui permet, à partir de la simple photo d’un grain de beauté, d’effectuer un prédiagnostic d’un éventuel mélanome ; ou encore le projet PsyCare en développement à l’université de Paris dont l’objet est d’arriver à une détection précoce de la psychose afin d’organiser la meilleure prise en charge très en amont du risque. L’intelligence artificielle semble donc devoir, presque naturellement, devenir un outil de la prévention en santé. À une condition : celle d’accéder à un nombre de données suffisamment important.

L’INTELLIGENCE ARTIFICIELLE N’EST RIEN SANS LA DONNÉE

L’intelligence artificielle doit en effet son succès à sa capacité à engranger, trier, organiser et traiter des quantités massives de données. La donnée est, en quelque sorte, la source d’énergie indispensable à l’intelligence artificielle. Cela s’applique à tous les types d’intelligences artificielles, qu’il s’agisse de celles employées à traiter des données ou de celles capables d’apprendre de manière autonome. Dans tous les cas, il y a une masse critique de données à atteindre pour que l’intelligence artificielle puisse faire fonctionner son algorithme. Contrairement à l’humain qui est accoutumé à prendre ses décisions avec peu de données, l’intelligence artificielle ne sait pas faire sans. Et lorsqu’elle essaye malgré tout, il lui arrive de faillir. C’est le cas de ChatGPT dont les erreurs ont alimenté la chronique et relancé le débat sur les sources des données. C’est en effet un des enjeux de l’utilisation de l’intelligence artificielle : d’où viennent les données utilisées ? Et ce n’est pas le seul, bien d’autres questions se posent : Comment sont-elles traitées ? Comment sont-elles sécurisées ? Quel risque y a-t-il qu’elles soient altérées ? En plus de la nécessité d’assurer une qualité absolue de l’information confiée à l’intelligence artificielle, il est fondamental d’interroger l’usage qu’on en fait. En particulier en matière de santé humaine. Est-il acceptable que les données de santé de l’individu soient exploitées par l’intelligence artificielle ? Comment être certain que la donnée ne sera utilisée que pour un seul usage ? On le voit bien, ce n’est pas tant l’intelligence artificielle le problème que la donnée et son exploitation.

C’est pourquoi, l’Europe s’est emparée du sujet, avec le RGPD (Règlement général sur la protection des données) d’abord et l’IA Act ensuite. Ce dernier, voté par le Parlement européen en juin, et toujours en cours de négociation entre États, pose les limites à ce que peuvent faire les intelligences artificielles à partir des données.

Ce cadre protecteur permet par ailleurs le partage élargi des informations, raison pour laquelle l’État français s’est engagé dans l’ouverture des données publiques depuis plusieurs années. Bien qu’il mette à disposition du plus grand nombre un certain nombre de données de santé, il se refuse toutefois à ouvrir l’accès des complémentaires santé aux données assurantielles qui pourraient améliorer la couverture des Français. Or, cet accès est indispensable pour que, exploitées par des outils d’intelligence artificielle, elles nous permettent de calculer au mieux le risque, de l’anticiper si possible et de réduire le coût global pour notre système de protection sociale. Car, comme chacun sait, la prévention, en évitant certaines maladies, contribue d’abord à ralentir l’augmentation des frais de santé supportés par la Sécurité sociale avant de bénéficier aux équilibres des complémentaires santé.

LES INSTITUTIONS DE PRÉVOYANCE PLEINEMENT ENGAGÉES DANS LA PRÉVENTION VIA L’INTELLIGENCE ARTIFICIELLE

Sans attendre d’avoir accès aux données publiques, les institutions de prévoyance ont investi le champ de l’intelligence artificielle en prévention santé. Ainsi, ProBTP a créé avec ses partenaires du secteur du bâtiment et des travaux publics un accélérateur nommé « Santé-Prévention dans le BTP » pour accompagner le développement de start-up dans ce domaine. Lors de la dernière phase de sélection, le groupe de protection sociale du bâtiment et travaux publics et de la construction a notamment choisi Doado, une entreprise qui utilise la vidéo couplée à l’intelligence artificielle pour prendre en charge les troubles musculo-squelettiques (TMS) en prévention. De la même manière, le groupe APICIL vient de signer un partenariat avec Prédilife, start-up spécialisée dans les tests prédictifs. Grâce à ce dispositif, toutes les femmes âgées de 40 à 49 ans et couvertes par un contrat collectif d’APICIL pourront bénéficier d’un remboursement intégral d’un bilan de prédiction de cancer du sein utilisant l’intelligence artificielle. Quant au groupe Malakoff Humanis, également habitué à travailler avec les start-up, il soutient Semeia qui développe un outil de médecine prédictive d’aide au diagnostic.

L’ambition de ces différentes initiatives est ainsi d’explorer les possibilités de l’intelligence artificielle dans le champ de la prévention, non seulement dans le cadre de l’exercice professionnel – les TMS – mais aussi dans la vie quotidienne – le cancer du sein – ou en apportant des outils aux professionnels de santé. L’objectif est aussi d’acquérir un savoir-faire sur ces technologies et leur fonctionnement pour pouvoir les déployer auprès des publics de l’entreprise auxquels les institutions de prévoyance sont dédiées. Et peut-être aussi, pourquoi pas, partager leurs connaissances avec les pouvoirs publics, afin de construire ensemble des solutions pérennes pour le plus grand nombre.

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Source :
1. Léa Delpont, « Huvy veut lutter contre le mélanome avec un dépistage précoce sur photo », Les Echos. https://www.lesechos.fr/pme-regions/innovateurs/huvyveut-lutter-contre-le-melanome-avec-un-depistage-precoce-sur-photo-1957186