Interview

Par
Anne-Laure Torrésin,
Directrice générale de la CCMSA
Le mal-être en agriculture est devenu un sujet de préoccupation majeur. Comment le régime de protection sociale agricole mesure-t-il l’ampleur de ce phénomène ?
Anne-Laure Torrésin : Les récents mouvements agricoles ont rappelé les difficultés profondes que traversent les acteurs, salariés et non-salariés, du monde agricole. Ces expressions de colère, qui se justifient certes par un contexte complexe sur le plan économique, climatique et sanitaire, révèlent également un mal-être qui n’est pas nouveau.
Les nombreux indicateurs, que la MSA suit avec attention, constituent des faisceaux d’indices éclairants : hausse des signalements et des appels à Agri’écoute, augmentation du recours aux échéanciers pour le paiement des cotisations, surrisque de suicide de 40 % chez les salariés agricoles, et atteignant 100 % chez les exploitants par rapport à la population générale.
De plus, notre présence sur le terrain et les dispositifs que nous avons mis en place en interaction avec les autres acteurs du monde agricole nous permettent d’observer directement cette détresse qui ne cesse de grandir.
Cette situation préoccupante est confirmée à l’échelle européenne. En janvier dernier, l’Agence européenne pour la santé et la sécurité au travail a publié un rapport intitulé « Protéger la santé mentale des agriculteurs et ouvriers agricoles ». Fruit de recherches et d’entretiens avec des experts du secteur, ce rapport met en lumière l’impact des risques psychosociaux sur les travailleurs agricoles, souvent confrontés à une charge de travail très lourde, à l’isolement rural et à des tâches administratives chronophages.
Quelles sont, en effet, les principales causes de ce mal-être selon vos observations ?
ALT : Le mal-être agricole est un phénomène multifactoriel. Plusieurs causes majeures se dégagent. Tout d’abord, les difficultés personnelles et familiales qui accentuent l’isolement social, particulièrement marqué dans le monde rural. Les difficultés économiques, voire plus globalement les incertitudes au quotidien, aggravées par la multiplication des aléas climatiques, des crises sanitaires et la volatilité des prix agricoles, rendent toute projection financière problématique. Un quart des exploitants vit sous le seuil de pauvreté, ce qui est inacceptable pour celles et ceux qui nous nourrissent.
La santé est aussi un facteur déterminant. Lorsqu’un professionnel agricole ne peut plus travailler en raison de problèmes musculo-squelettiques ou d’un épuisement physique et psychologique, la situation devient critique. La transmission des exploitations est un autre moment charnière, pouvant générer des tensions intergénérationnelles. Enfin, la charge administrative peut être une source de stress considérable.
N’oublions pas non plus la pression sociétale qui pèse sur ce secteur et l’« agri-bashing » dont ils sont régulièrement victimes.
Le mal-être naît souvent de l’accumulation de ces facteurs, conduisant à un repli sur soi et à un renforcement de sentiments de honte et de culpabilité.
Face à cette situation, quels sont les dispositifs que la MSA a mis en place pour prévenir et accompagner ce mal-être ?
ALT : La MSA, de par sa proximité avec les professionnels agricoles, salariés et non-salariés, est engagée depuis longtemps sur ce sujet. En 2021, le programme de « Prévention du mal-être en agriculture » (PMEA) a marqué une accélération de nos actions, que nous structurons autour de trois axes : prévenir le risque, détecter les situations de fragilité et accompagner les personnes concernées.
Notre expertise nous a conduits à être positionnés comme la « cheville ouvrière » de l’actuel plan interministériel de prévention du mal-être agricole. Notre outil statistique, GéoMSA, véritable observatoire de la santé en milieu agricole, a été largement mis à contribution dans l’élaboration des diagnostics territoriaux. Ces données permettent de cibler les interventions de manière plus efficace, d’optimiser l’allocation des ressources et de mesurer l’impact des actions préventives.
Les dispositifs sont nombreux et bénéficient d’amélioration continue : chaque MSA a mis en place une cellule pluridisciplinaire de prévention du mal-être en agriculture. Ces cellules analysent les situations dans leur globalité et mobilisent un réseau d’aides adapté. Nous avons aussi créé la plateforme « Agri’écoute », accessible 24 h/24, 7j/7, de manière anonyme et confidentielle. Par ailleurs, en lien avec les Agences régionales de santé, notre réseau de Sentinelles agricoles, composé de plus de 8 000 volontaires, continue de s’étendre afin de repérer les signes de détresse et d’orienter les professionnels agricoles vers nos services ainsi que vers les autres acteurs qui peuvent proposer une aide. Nous proposons également des aides au répit pour les agriculteurs épuisés : aide au remplacement, soutien psychologique, séjours de repos, activités physiques, groupes de parole… Récemment, nous avons introduit une « aide au répit administratif » qui prend en charge le financement d’une assistance administrative, réglementaire ou bureautique.
Comment sont remontées les difficultés des professionnels agricoles constatées sur le plan local, dans les territoires ruraux ?
ALT : Ce qui fait la force de notre action, c’est notre maillage territorial et notre réseau de près de 14 000 élus répartis dans les cantons. Ces élus sont de véritables courroies de transmission entre le local et le national, entre les adhérents et leur MSA. Grâce à cet ancrage communautaire, ils nous font remonter les besoins du terrain, les alertes, et sont présents pour soutenir les ressortissants en difficulté.
Nous encourageons également le développement d’initiatives locales via des appels à projets, comme le « théâtre forum » pour les jeunes en Maisons familiales rurales, les réunions de sensibilisation à la prévention du suicide (« Phar’andole » en Franche-Comté) ou les « villages sentinelles » comme à Puget-Théniers (Alpes-Maritimes) où le maire, avec l’appui de la MSA, décide de former tous les habitants volontaires sentinelles agricoles.
Quelles innovations avez-vous mises en place ou envisagez-vous pour améliorer les situations de mal-être ?
ALT : Notre approche repose sur l’innovation et l’amélioration continue de nos services, avec une priorité constante : préserver le lien humain. À ce titre, les démarches dites « aller-vers », constituent un élément central de notre stratégie d’accompagnement.
En 2024, nous avons contacté de manière proactive 9 000 exploitants confrontés aux crises sanitaires afin d’anticiper leurs difficultés financières et sociales. Par ailleurs, notre nouvel outil « Soutien Agri » a permis de joindre 25 000 exploitants, dont plus de la moitié a bénéficié d’un entretien personnalisé et d’un accompagnement adapté à leur situation.
Chaque année, les MSA organisent des Rendez-vous Prestations, qui offrent aux adhérents l’opportunité de faire le point sur leurs droits sociaux. Dans 40 % des cas, ces échanges aboutissent à une ouverture ou une mise à jour des droits, contribuant ainsi à lutter contre le non-recours, un enjeu d’autant plus critique face à la digitalisation croissante des services.
Comment la santé mentale s’est-elle imposée comme un pilier de la stratégie santé de la MSA et comment s’articule-t-elle avec la grande cause nationale dédiée à la santé mentale ?
ALT : Bien au-delà d’une simple réponse aux crises, la santé mentale est désormais un pilier central de notre stratégie santé et de notre approche « une seule santé ». Depuis la pandémie de COVID-19 et les successives crises agricoles, nous avons pleinement intégré cette dimension dans l’ensemble de nos politiques de santé et de prévention. Pour la MSA, elle ne constitue pas un champ d’intervention isolé, mais un prisme à travers lequel nous repensons toutes nos actions, de la prévention des risques professionnels à l’accompagnement social des familles.
La reconnaissance de la santé mentale comme « Grande Cause Nationale » 2025 par le gouvernement représente une occasion précieuse d’amplifier notre programme de prévention du mal-être en agriculture. D’abord, parce qu’elle contribue à lever le tabou qui entoure ce sujet, particulièrement dans le monde agricole. C’est aussi une opportunité de valoriser nos actions, tant au niveau national que local (journée nationale de prévention du suicide, collaborations avec le ministère de la Santé, de l’Agriculture…) et ainsi d’élargir nos partenariats. Nous sommes d’ailleurs très régulièrement sollicités pour témoigner de nos actions dans ce domaine. Nous avons également l’ambition de renforcer les synergies entre les dispositifs nationaux (ARS…) et les nôtres, comme entre le 3114 et Agri’écoute, mais aussi de poursuivre le développement des collaborations avec les acteurs du secteur agricole.
Après une année à la tête de la CCMSA, quelles sont vos priorités pour l’année à venir concernant la lutte contre le mal-être en agriculture ?
ALT : Ma priorité est de conforter notre rôle d’acteur de référence sur les territoires ruraux, en renforçant l’accès aux droits, aux soins et aux services pour nos populations. Je souhaite que nous puissions intensifier notre présence auprès des plus vulnérables, notamment à travers le développement de notre réseau d’acteurs de la détection et l’amélioration de nos dispositifs de prévention précoce.
Nous devons également poursuivre notre travail pour simplifier les démarches administratives. En tant qu’organisme de protection sociale, nous avons un rôle à jouer pour rendre ces procédures plus accessibles et moins chronophages.
Je souhaite également développer davantage les dispositifs d’aide au répit, qui sont essentiels pour prévenir l’épuisement professionnel. Enfin, il nous faut renforcer encore notre capacité à être force de proposition auprès des pouvoirs publics, pour améliorer la protection sociale agricole et porter des simplifications concrètes.
Pour conclure, quels sont les atouts de la MSA pour accompagner les professionnels agricoles qui traversent une période difficile ?
ALT : Nous avons la chance en MSA d’avoir un modèle de protection unique, par sa double identité d’organisme de sécurité sociale et d’organisation professionnelle agricole, par la place centrale de ses élus et par son guichet unique. Ce modèle nous permet d’apporter des réponses globales et coordonnées.
Je suis intimement persuadée que travailler à la MSA a du sens. Nous œuvrons pour une mission de service public, dont l’objet est de permettre l’accès de tous à une protection sociale fondée sur des valeurs fortes de solidarité. Face aux crises agricoles de plus en plus nombreuses, notre mission est plus que jamais essentielle pour accompagner ceux qui nourrissent notre pays.
Enfin, l’intégration de la santé mentale comme pilier stratégique de la MSA, en synergie avec la grande cause nationale, marque une étape décisive dans la prise en charge du mal-être en agriculture. Cette approche globale, combinant expertise sectorielle et mobilisation nationale, offre un cadre d’action renforcé pour répondre aux défis spécifiques du monde agricole et rural.
(1) Rapport charges et produits MSA 2025