TRIBUNE

La clef de voûte de la cohérence interne de l’organisation hospitalière est scellée sur un profond malentendu. Les mots peuvent être communs mais ne reflètent pas les mêmes sens.

OLIVIER MILHERES & SAMUEL GEFFROY
MILHERES & GEFFROY Associés

Tout semble avoir été dit sur la transformation de l’hôpital et sur son malaise. Pour autant, l’idée même d’une refonte complète des règles de la comptabilité publique n’est jamais vraiment abordée. Or, ce sont les mentalités, les rapports de force, bref la structure systémique de l’hôpital comme ensemble d’entités en interrelations, qui est ainsi en grande partie déterminée.

En attendant une telle transformation du « code source du système », deux discours s’affrontent. Les intérêts du patient, supposément au cœur du dispositif, servent souvent d’alibi « bienveillant » en soutien et légitimation desdits discours que nous nommons ainsi : « le discours du gestionnaire » et « le discours du terrain ».

Schématiquement, la nécessité gestionnaire et administrative s’opposerait sans fin à la légitimité des métiers et de ses acteurs de terrain. Nous pouvons nous interroger sur la nature de la catastrophe qui viendra rappeler à tous qu’une part du réel est réfractaire aux tentatives de mise sous coupe réglée à coups de plans, projets, programmes ou revendications. Maltraitances et violences pourraient devenir les noms banalisés de l’impasse produite par l’affrontement de ces deux logiques.

La clinique de la transformation, c’est-à-dire la sécurisation des processus de transformation par la psychologie clinique du travail, pourrait autoriser une ouverture sur d’autres possibles. Pour se faire, elle implique l’exercice de l’équanimité, disposition mentale méconnue.

Nos parcours singuliers atypiques nous ont conduit à développer cette approche permettant de renouer avec des fondamentaux issus de champs différents pour traiter la complexité du réel. Trente années d’expériences professionnelles dans la stratégie d’entreprise et l’investissement, puis de direction et de management d’établissements à buts non lucratifs sont renforcés par une longue expérience de la pratique clinique (psychanalytique et en psychologie clinique spécialisée dans la psychopathologie du travail), en libéral comme en institution psychiatrique.

Notre approche intégrative nous autorise à porter un regard inédit car nous avons acquis par la pratique un savoir sur les mécanismes psychiques individuels et collectifs que nous croisons avec les exigences et contraintes propres aux fonctions stratégiques et de direction. Bénéficiant en quelques sortes d’un accès aux coulisses, nous repérons les modalités de fabrique des conflits et du mal-être ainsi que des litiges qui en résultent immanquablement.

Dans cette longue expérience de maturation nous avons trouvé les ressources pour élaborer des solutions alternatives permettant de dépasser les logiques antagonistes.

Pour en saisir les leviers, il convient de comprendre quelques fondamentaux qui alimentent l’enkystement durable dans lequel les efforts réitérés de transformation s’enlisent inéluctablement. Quelques remarques liminaires s’imposent quant aux logiques individuelles, collectives et systémiques à l’œuvre.

Les deux discours dominants sont en eux-mêmes fondés en raison, cohérents et légitimes. Portés à leur caricature ils accentuent la réaction antagoniste qu’ils induisent. À l’exigence d’excellence managériale s’opposent les principes et valeurs du soin. À leur incandescence ces deux discours génèrent donc leur propre adversité et, par leur radicalisation, produisent un ensemble de dysfonctionnements qui leur sont préjudiciables en retour. Depuis Hegel nous connaissons la figure de la Belle âme qui n’a de cesse de se plaindre que ce qu’elle alimente elle-même. L’impasse contemporaine se constitue dans le fait que chacun des protagonistes ne veut rien savoir de ses propres excès et de ce que Max Weber appelait l’éthique de responsabilité. L’acmé de ce fourvoiement institutionnel réside dans les épanchements platoniciens que déversent les partisans des deux discours à l’attention du patient : tous veulent pour lui le Bien, le Bon, le Beau.

Chacun entend ici l’état confusionnel dans lequel le « discours du gestionnaire » et le « discours du terrain » entretiennent la vision éthique de toute transformation du système : les valeurs, les objectifs, la création de valeur, etc. ne recouvrent déjà plus les mêmes aspirations. La clef de voûte de la cohérence interne de l’organisation hospitalière est scellée sur un profond malentendu. Les mots peuvent être communs mais ne reflètent pas les mêmes sens.

Les conséquences de ce malentendu structurel engendrent les conditions d’un cercle vicieux. L’écart entre les paroles et les actes, entre les intentions et les pratiques, entre les attendus et ressentis, creusent des sillons dont personne ne peut se dire psychiquement exempt.

Le « discours du gestionnaire » et celui « du terrain » commettent en réalité la même faute face au réel dont les noms fondamentaux sont l’impermanence, l’impossible, l’incertitude, l’indécidable, l’incomplétude, l’indéterminable, l’imprévisible, etc. Ils pensent domestiquer le réel. Ils ne peuvent qu’échouer.

Pour le « discours du gestionnaire », le chiffre et la novlangue, c’est-à-dire l’illusion que l’imaginaire adossé à la symbolique du comptage viendra faire sa loi au réel, trouve son point d’achoppement dans l’inflation des normes administratives et leur inapplicabilité. La bureaucratie que J.K. Galbraith dénonçait déjà comme une conséquence naturelle de l’organisation capitaliste et que Peter Drucker avait identifié comme un danger majeur pour les organisations à but non lucratif, est en expansion constante. La fuite en avant dans le projet, le salut technologique et la promesse de la réforme ultime est son horizon.

Pour le « discours du terrain », la promotion d’une vision angélique de soi-même, au service du Bien et de ses valeurs, ne saurait masquer le fait que le déclaratif, le symbolique échoue à faire le réel. L’histoire du XXe siècle est grosse d’exemples malheureux. Les êtres parlants que sont les humains demeurent irrémédiablement divisés dans leurs intentions et désirs aux prises avec des motions contradictoires. Chacun le sait en son fort.

Si le « discours du terrain » est paradoxalement conservateur alors qu’il se vit comme progressiste, le discours du gestionnaire, perçu comme figeant le temps à coup de données et de statistiques, est orienté par la maîtrise du lendemain, toujours. Or, ni l’un ni l’autre n’intègrent les logiques temporelles qui régissent les vies psychiques individuelles comme celles des groupes et des systèmes, au rang desquelles citons les effets d’après-coup et les boucles rétroactives bien connues des systémiciens.

Portés à leur caricature ces discours alimentent inéluctablement, sans rien vouloir en savoir, le fonctionnement d’un système dit « en tension », dont la variable d’ajustement devient de plus en plus la violence intrapsychique, interpersonnelle et collective, n’épargnant en rien le patient, in fine.

En effet, la persistance et la généralisation de ces écarts multiples, entre l’idéal et le réel, entre le prescrit et le réalisé, donnent consistance à l’inflation des phénomènes de dissociation cognitive. La tension (non plus externe mais interne) propre aux systèmes de pensées, de croyances, d’émotions et d’attitudes des personnes et des collectifs, lorsqu’elles entrent en contradiction les unes avec les autres, est à la base de l’enkystement des situations conflictuelles et de l’insécurité liées aux processus de transformation.

Citons plus en avant l’émergence massive de la culpabilité individuelle allant de pair avec le refus de l’acceptation du doute et de l’incertitude, les attitudes d’évitements et l’autojustification des caprices individuels qui sous-tendent les disparités de pratiques jusque dans un même service, les formes multimodales de violences et de maltraitances, le tout dans un écosystème où l’expansion de la production des normes administratives et règlementaires réalimentent la production de ces écarts nocifs que nous pointons.

Par conséquent, les démentis qui viennent du réel induisent un coût psychique pour tous, parfois exorbitant. Les personnels administratifs subissent l’accroissement de la charge mentale de leur travail, la perte de sens affecte possiblement toutes les fonctions, les stratégies d’accommodement ou de détournement des normes fleurissent, et ainsi apportent leurs cortèges de douleurs psychiques.

La production réitérée de telles dissonances cognitives et injonctions paradoxales génère un climat conflictuel présent avant tout au sein même des psychés individuelles. La perception de l’inutilité de son travail ou la violence que l’on se fait à soi-même pour manifester une adhésion publique contraire à ses valeurs, sont des états silencieux ou à bas bruit qui ne restent pas sans conséquences néfastes pour soi-même et les autres.

Deux mécanismes de défense délétères fondés sur l’usage de la négation se développent alors dans le système : la passion de l’ignorance (« je n’en veux rien savoir ») qui éclaire le temps long de la dégradation progressive et, ce que Freud appelait la Verleugnung, ce mécanisme subtil qui consiste à dire « je sais bien, mais quand même, parce que ». Ce dernier est à la racine des drames individuels liés au travail et désignés communément sous le vocable de burnout (par ex. : « je sais bien que je suis à bout, mais je continue, parce que je ne peux laisser tomber mes collègues »). La clinique nous apprend que le mur du réel vient mettre fin, un jour, brutalement à cette logique mortifère, par un accident ou un effondrement. Il en va de même pour les organisations et les institutions exposées trop longtemps aux injonctions paradoxales et productions de dissonances cognitives.

Tels sont des motifs structurels d’inquiétude sur le temps long. Quelle voie alternative est-il possible de suivre et quelles solutions sont aujourd’hui concrètement à notre disposition ?

Notre approche intégrative nous invite à revenir aux fondamentaux de l’art de construire. Ces deux piliers incarnés par les « discours du gestionnaire » et « discours du terrain », ne doivent pas être niés, réfutés et repoussés mais dépassés, harmonisés et équilibrés dans une troisième démarche. D’une certaine manière, en perdant leur caractère absolutiste, ces discours, à l’épreuve de la logique du « pas-tout », devraient concourir à l’émergence d’une autre dimension non préjudiciable et créatrice de valeur équitablement partagée.

La métaphore du mal au dos est idoine. Une attention portée à tous les étages de la colonne vertébrale (cervicales, lombaires L4-L5), mais aussi aux muscles psoas et aux fascias qui conservent la mémoire des tensions, permet d’apporter force et souplesse à cette ossature en intégrant une pluralité d’approches, de la biomécanique à la psychosomatique.

La loi nous apporte l’axe à partir duquel il sera possible de redonner de la flexibilité au système et de lui réapprendre à conserver cette souplesse et dynamique face à l’impermanence des environnements et à la survenue des évènements indésirables. Il s’agit de l’obligation légale de prévention des risques psychosociaux (RPS) encadrée notamment pour la fonction publique hospitalière depuis l’accord du 22 octobre 2013.

Le formidable levier qu’autorise une démarche de prévention conduite avec rigueur et finesse est bien trop souvent méconnu voire négligé. La démarche QVT ne s’engagera que sur un socle bien établi de prévention des RPS, sauf à nourrir encore ici les risques d’instrumentalisation réciproque des discours et d’affrontement.

Pour autant, la réussite de la prévention aboutie (primaire, secondaire et tertiaire) des RPS requiert deux précautions essentielles : l’alignement stratégique et les apports de la psychologie clinique du travail.

Pour faire simple, il convient de lever le malentendu confusionnel sur le terme de « valeur ». L’organisation se doit d’œuvrer à la création de valeurs pour ses principales parties prenantes, d’une manière équilibrée et lisible. L’État gestionnaire, l’État garant des politiques publiques en matière de santé, le patient, les corps professionnels doivent consentir à une répartition juste de cette création de valeurs.

C’est au niveau local, dans les unités de travail, en prêtant une attention particulière aux cadres de proximité et au plus près des pratiques différenciées mais constamment interrogées collectivement, que cette valeur se crée et se reconnait comme telle, sous des formes différentes pour les multiples acteurs du système. Une HAD n’est pas une maternité.

La démarche de prévention des RPS, parce qu’elle implique tous les acteurs et le respect de tous les métiers et entités de terrain, est un véhicule riche de potentialités : ses trois niveaux techniques d’intervention permettent de structurer des pratiques et dispositifs adaptés aux réalités vécues dans le temps.

La psychologie clinique du travail, notamment avec son attention portée aux processus issus de la thérapie d’acceptation et d’engagement (ACT) et à la clinique du travail, aidera à consolider cet alignement entre une stratégie créatrice de valeurs pour ses parties prenantes et une harmonisation des aspirations contraires autour des six principaux facteurs de risques psychosociaux.

Nous avons nommé cette méthodologie processuelle et systémique Flexibilité Systémique et Intégrative (FSI).

Globalement, cette clinique de la transformation fait sien l’esprit de la prévention quaternaire (l’équilibre entre médecine fondée sur les preuves et médecine narrative) tel que promu par la WONCA (Association mondiale des médecins de famille). Il s’emploie à éviter les interventions inutiles et excessives et à réhabiliter comme principe central dans l’institution le Primum non nocere, autour duquel professionnels de santé et gestionnaires peuvent se retrouver concrètement dans l’intérêt des patients, dans un esprit de mesure et de tempérance.