TROP DE PATIENTS RESTENT SANS SOLUTION D’AVAL APRÈS UNE HOSPITALISATION, LES DÉLAIS D’ATTENTE ET LA SATURATION DES STRUCTURES SANITAIRES ET MÉDICO-SOCIALES SONT DÉNONCÉS

Sophie Albert & Antoine Labrière

DIRECTRICE GÉNÉRALE DE L’ÉTABLISSEMENT PUBLIC DE SANTÉ (EPS) DE VILLE-ÉVRARD & DIRECTEUR GÉNÉRAL ADJOINT DE L’ÉTABLISSEMENT PUBLIC DE SANTÉ (EPS) DE VILLE-ÉVRARD

La politique publique de soins psychiatriques s’appuie sur la circulaire du 15 mars 1960 mettant en place la sectorisation. Le secteur permet l’organisation d’une offre complète psychiatrique proche du lieu où vit le patient.

Malgré la transformation profonde du dispositif de soins avec la réduction importante de l’hospitalisation à temps plein et le développement des prises en charge alternatives en ambulatoire, le monde psychiatrique reste très attaché au secteur. La loi santé du 27 janvier 2016 en réaffirme le principe sans toutefois répondre à ce qui est aujourd’hui le frein de la politique de secteur : les moyens et le cloisonnement dans un univers de plus en plus complexe.

La santé mentale est, parmi les pathologies chroniques, celle qui touche le plus grand nombre de personnes. Sur les 25 dernières années, le nombre des patients traités par les secteurs de psychiatrie a plus que doublé et ne cesse d’augmenter. Les maladies psychiatriques concernent 2,1 millions de personnes. Toutefois, si l’on ajoute les 5,1 millions de personnes avec un traitement chronique par psychotrope, ce sont plus de 7 millions de personnes qui ont été prises en charge pour une pathologie ou un traitement chronique en lien avec la santé mentale.

Le coût économique et social des troubles mentaux a été évalué par le comité stratégique de la santé mentale et de la psychiatrie du 28 juin 2018 à 109 milliards d’euros par an, dont :

• 65 milliards pour la perte de qualité de vie ;

• 24,4 milliards pour la perte de productivité liée au handicap et aux suicides ;

• 13,4 milliards dans le secteur médical ;

• 6,6 milliards pour le secteur médico-social.

Les équipes psychiatriques interviennent dans la cité, en complémentarité avec les services médico-sociaux, sociaux, éducatifs, afin d’accompagner les personnes souffrant de pathologies chroniques dans leur réinsertion, et d’assurer une continuité de leur parcours de soins.

L’objectif de l’organisation de la psychiatrie et de la santé mentale est de placer le patient dans un parcours de soins fluide où il peut être suivi le plus possible à domicile par un médecin traitant et un spécialiste. En cas de besoin, il doit pouvoir être accueilli à l’hôpital pour un séjour d’une durée adaptée à son état et dirigé ensuite vers une solution d’aval disponible sans délai. Ainsi, tout au long de sa vie, en fonction de son état de santé, tout patient devrait se voir proposer une prise en charge adaptée à la complexité de son état à toutes les étapes de sa vie (enfance, adolescence, adulte et grand âge) que ce soit dans une structure sanitaire, médico-sociale, sociale ou au mieux au sein d’un logement éventuellement adapté.

Depuis quelques années, ce secteur est en crise : trop de patients restent sans solution d’aval après une hospitalisation, les délais d’attente et la saturation des structures sanitaires et médico-sociales sont dénoncés ainsi que la disparité des moyens au sein d’une même région et entre les régions. Selon les études de l’Institut de Recherche et Documentation en économie de la Santé (IRDES) en 2015, les hospitalisations de patients chroniques représentent un faible poids dans les files actives (0,8 % de patients pris en charge dans les établissements de santé) mais représentent plus de 25% des journées d’hospitalisation. Une prise en charge hospitalière sur une longue durée n’est pas imposée par une indication thérapeutique mais davantage symptomatique du cloisonnement entre les secteurs sanitaires et médico-sociaux ou de l’absence et du manque de réponses sociales ou médico-sociales adaptées.

Pour limiter le coût considérable de la santé mentale, il est certes nécessaire de soutenir une politique de recherche et de dépistage précoce mais aussi d’agir sur des déterminants de santé aussi larges que l’éducation, l’environnement et la réduction des inégalités sociales dont on sait que plus elles sont importantes, plus la prévalence des troubles mentaux augmente.

Pour faciliter le parcours de vie, il a été demandé aux acteurs de se coordonner et d’organiser un maillage territorial efficace. C’est ainsi qu’est présenté le projet territorial de santé mentale dans la loi de 2016.

Si les intentions sont bonnes, à savoir d’intégrer de la démocratie sanitaire ou plus simplement de la participation des acteurs concernés à toute décision, le dispositif est en passe de devenir illisible et difficile à piloter :

Un dispositif de soins complexe, pour les usagers, comme pour les professionnels de la psychiatrie et leurs partenaires. Certaines structures de soins intersectorielles répondent aux besoins d’une zone territoriale d’un établissement, d’une ville, d’un département ou d’une région. S’y ajoute l’offre de soins non sectorisée, parfois conçue comme une alternative, parfois comme un recours spécialisé (c’est le cas par exemple des centres experts). Cette construction de l’appareil de soins, devient difficile à cerner par les professionnels de santé mentale eux-mêmes ;

Des établissements engagés dans des organisations multiples : la majorité des établissements publics psychiatriques sont membres d’un Groupement Hospitalier de Territoire (GHT). Ils peuvent aussi s’associer au sein d’une Communauté Psychiatrique de Territoire (CPT). Les espaces de développement du GHT et de la CPT ne coïncident pas forcément. Ils doivent par ailleurs s’inscrire dans le Projet Territorial de Santé Mentale (PTSM) ;

L’enchevêtrement des outils d’organisation n’a d’égal que la confusion des territoires. Ainsi il faut concilier :

1. Le projet d’établissement de l’hôpital, sur la base duquel est défini un Contrat Pluriannuel d’Objectifs et de Moyens (CPOM) avec l’Agence Régionale de Santé (ARS) ;

2. Le Projet Médical Partagé (PMP) du groupement hospitalier de territoire, arrêté par l’instance de gouvernance du GHT ;

3. Le Projet Régional de Santé (PRS) arrêté par l’ARS, qui englobe le public et le privé, l’hospitalier et l’ambulatoire, le soin, le médico-social et la prévention ;

4. La convention constitutive de la CPT, qui fixe des objectifs et des mesures à prendre en conséquence, associe la psychiatrie de service public et ses partenaires (privés et/ou médico-sociaux, sociaux) ;

5. Le PTSM qui porte sur l’organisation des soins en santé mentale, mais plus largement sur les parcours de vie depuis le repérage précoce jusqu’à l’inclusion sociale.

Et tous ces dispositifs doivent se mettre en place concomitamment et sans animation territoriale exceptée celle des acteurs eux-mêmes.

À l’heure où les médecins démissionnent de leurs responsabilités administratives dénonçant une lourdeur qui les détourne de leur cœur de métier, il est difficile de les mobiliser dans cet enchevêtrement. Même si l’empilement des comités et des structures n’a qu’un seul but, à savoir celui de faire travailler un ensemble d’acteurs pour organiser un parcours de vie répondant aux besoins des patients et de leurs familles, se pose la question de la méthode et du processus de concertation à dérouler pour parvenir à une cohérence globale de ces travaux.

Cette crise s’exprime aujourd’hui par un mouvement social inédit avec pour thèmes :

• La crainte d’un appauvrissement de la psychiatrie : les forts mouvements sociaux de 2018 ont exprimé ce malaise et pourtant la dépense consacrée au traitement des pathologies psychiatriques, liée aux soins hospitaliers et ambulatoires, publics et privés, n’a pas diminué ces dix dernières années. La question ne peut donc se limiter aux seuls moyens ;

• La crainte d’une perte d’identité de la psychiatrie par non reconnaissance de sa spécificité. La création des GHT, avec la loi du 27 janvier 2016, a réveillé chez certains cette crainte quand il a été question d’inclure des établissements spécialisés en psychiatrie au sein de GHT MCO (Médecine, Chirurgie, Obstétrique) ;

• La crainte d’une dilution de la psychiatrie dans un ensemble plus large, la santé mentale : la loi du 27 janvier 2016 définit la politique publique comme étant de « santé mentale ». Deux commissions de concertation sont créées au niveau national, certes articulées entre elles mais distinctes, au point d’être consultées séparément sur les mêmes sujets : le Conseil National de Santé Mentale (CNSM) et le Comité de Pilotage de Psychiatrie (COPIL psy). Cela peut laisser penser que psychiatrie et santé mentale sont deux objets différents, l’un recouvrant le domaine du soin, et l’autre celui de la prévention et de la réinsertion-réadaptation alors qu’ils sont intimement liés ;

• Une limite floue entre la maladie mentale et le handicap psychique : le handicap psychique ne succède pas forcément dans le temps à la maladie psychiatrique, il en est la conséquence, exprimée en termes de limitation des capacités, et évolue. équipes psychiatriques, sociales et médicosociales interviennent donc souvent sur la même période auprès de la personne qui est en même temps malade et handicapée. Inévitablement se pose donc la question des complémentarités nécessaires entre les équipes relevant de chacun de ces différents domaines, et, par conséquent, celle des limites respectives de leurs interventions.

Sans prétendre trouver les solutions qui permettront de sortir de cette crise, il semble nécessaire de mettre en œuvre une réforme de la santé mentale décloisonnant et englobant tous les champs qu’elle recouvre. Il semble vain de continuer à mettre des moyens dans le sanitaire si le renforcement de l’amont (prévention et dépistage précoce) et de l’aval (places en établissements et services médicaux-sociaux (ESMS), logements, emplois, accompagnements, etc.) n’est pas mené de front. Cette politique plus globale doit être ambitieuse et agir sur d’autres déterminants que ceux du sanitaire.

L’animation du territoire doit être soutenue et coordonnée par des ressources dédiées si on veut éviter un découragement des acteurs qui s’épuisent dans l’ensemble des commissions et travaux (CTS, CLS, CLSM, CPTM, CPT, CPTS, PTA…).

Enfin, le cloisonnement des financements est également un obstacle important pour porter des projets transversaux. Il alimente les clivages. à l’heure de la réforme du financement de la psychiatrie qui a pour ambition de mieux répartir les moyens entre les établissements sanitaires psychiatriques du public et du privé, il serait important de poser la question du financement d’un parcours de soins et de vie englobant l’ensemble des champs. Le chiffre de 109 milliards d’euros montre la hauteur des enjeux et l’ambition qu’il convient de porter à ce sujet majeur de notre société.

Depuis plus de 60 ans et la mise en place de la sectorisation, le dispositif de soins psychiatriques a fait preuve d’une remarquable capacité à innover et à se redéfinir. Après identification des freins à un dispositif efficient, son évolution pertinente et nécessaire, doit rimer avec décloisonnement et clarté, a fortiori dans un contexte de découragement des professionnels et de rationalisation budgétaire.