Tribune

Faute de travail préventif et de recherches de reconversions suffisamment prospectives, le dilemme est impossible à résoudre : si l’entreprise continue, elle tue physiquement. Si elle ferme, elle tue socialement.

Jean-François NATON
Vice-Président du CESE

Le défi du monde du travail du XXIe  siècle se concentre dans une conquête ou une reconquête du travail comme déterminant majeur de l’émancipation humaine :

• Reconquête d’une mise en sécurité sociale par et pour une protection sociale rénovée,
• Conquête d’une démocratie au travail accomplie,
• Conquête d’une nouvelle relation au temps.

L’intensité de la crise sanitaire, sociale, économique liée à la COVID vient renforcer cette urgence de renversement de l’ordre des priorités. C’est une ambition qui a un préalable : la démocratie et le «  ralentir  », qui dégage le «  temps  » de la démocratie, car elle impose la parole, l’écoute, le respect, la vérité et exige la participation de toutes et tous.

Ainsi, l’initiative prise par le CRAPS et la MFP services fait sens. Car il semble bien dans le chaos actuel que le temps soit venu d’ouvrir une nouvelle ère, de forger une chaîne de transitivité où chacun donne pour que tous reçoivent, où travail, sécurité sociale, mutualité, institutions paritaires de prévoyance permettent de faire société. Aussi, cette contribution se concentrera sur l’hypothèse d’autres possibles, avec des propositions pour une politique globale du travail et de santé.

Comment repenser dans ce sens la Sécurité sociale et le système de protection sociale ? Des dizaines de milliards d’euros sont, du fait du mal-travail, engloutis chaque année dans les nécessaires politiques de réparation : accidents, maladies professionnelles, arrêts de travail, absentéisme, écroulement de la qualité, etc. Alors, si la lutte pour une juste indemnisation des maux dont souffrent ces femmes et ces hommes blessés, malades, déclassés, à l’avenir compromis, reste bien sûr d’actualité, force est de considérer qu’il est urgent de changer la donne.

Au lieu de casser les humains sur l’autel du rendement et de tenter a posteriori de réparer les dégâts, pourquoi ne pas prendre les devants, c’est-à-dire soigner le travail et prendre soin de ceux qui en sont les artisans ? Pourquoi ne pas miser en amont sur la qualité du travail, donc sur le bien-être, la qualification des salariés, leur reconnaissance ainsi que sur la qualité des produits et des services, au lieu de tenter de réparer en aval ce qui résulte d’un malaise au sein de l’entreprise, des services publics ? La contraction du temps, la fuite dans le « juste à temps », le zéro tout, stocks, défauts, critiques, engendrent une dictature de l’urgence qui bannit le retour sur soi et l’échange avec les autres.

Ainsi, le fait que l’on peut moins parler, moins se parler de ce qui fait difficulté, ne fait plus sens, percute tous les acteurs, travailleurs, managers, syndicalistes… Cette absence de parole réduit les marges de manœuvre dans la coopération comme dans le conflit et dénature la réalité humaine du travail. Cela aboutissant à La supercherie du «  reporting  » permanent, à l’évaluation aveugle, l’individualisme de masse, avec dans cette combinaison le délitement du «  vivre-ensemble  ». Ce tableau pourrait faire croire que le système est bloqué. Pourtant, des marges d’action existent. Ainsi, à la Caisse nationale d’assurance maladie (CNAM), le système d’observations statistiques des arrêts de travail permet de repérer les lieux où ceux-ci sont les plus fréquents : l’explosion des indemnités journalières est toujours une source d’interrogation avec un possible signe d’un mal-travail.

Au lieu de se contenter d’assurer le remboursement de ces arrêts, la CNAM a lancé des initiatives afin d’analyser les arrêts de travail atypiques, de traiter le problème à la racine et d’inciter à l’amélioration des conditions de travail dans les entreprises concernées.

Mais, cette démarche demande encore bien des explications afin de lever les oppositions d’employeurs toujours sur la défensive quand le travail et son organisation se trouvent interrogés et les syndicats associés. Tout autant l’enjeu de la progression du nombre d’indemnités journalières liées aux arrêts de travail, de la mise en longue maladie, en invalidité interpelle ou devrait interpeller les institutions de prévoyance et les complémentaires maladies afin qu’elles aussi interrogent le travail. Car ne serait-ce pas le travail qu’il faut soigner en priorité ?

Ainsi, en affirmant les liens entre les enjeux du travail, de santé et l’organisation des solidarités tout au long de la vie s’affirment l’urgence et la pertinence d’une approche intégrant sécurité sociale « santé » et sécurité sociale «  professionnelle  ». Cette perspective s’inscrit dans une dynamique de lutte contre tous les processus d’exclusion et de prévention de la désinsertion professionnelle et institue la garantie collective de droits attachés à la personne.

Cette démarche demande de se dégager d’une culture réparatrice, redistributive, compensatrice du méfait accompli, pour s’engager dans des démarches de prévention, d’éducation et de promotion du travail et de la santé. Il faut donc remettre en cause cette conception de la santé au travail qui, en échange de conditions de travail pénibles, propose des contreparties financières. Le prix à payer pour ce marché de dupes est en effet trop lourd.

Les exemples sont nombreux d’entreprises polluantes. Amiante, plomb, produits chimiques…, chacun sait que ces émanations atteignent gravement la santé des salariés, leur espérance de vie et celles de la population environnante. Faute de travail préventif et de recherches de reconversions suffisamment prospectives, le dilemme est impossible à résoudre : si l’entreprise continue, elle tue physiquement. Si elle ferme, elle tue socialement. Comment faire pour échapper à cette tragique impasse ?

C’est toute l’ambition du renversement et de la construction d’une autre perspective. Les groupes paritaires et mutualistes de protection sociale sont tout autant au cœur de cet enjeu de prévention. Certains plus que d’autres réinterrogent leurs pratiques et priorités. Le seul meilleur remboursement, la seule indemnisation ne suffisent pas. L’urgence est bien d’interroger la cause du mal. Pendant de trop nombreuses années, le syndicalisme, lui aussi, s’est égaré en développant d’un côté une politique revendicative de santé publique, et, de l’autre, une approche spécifique, nécessaire mais parcellaire, de la santé au travail, tout en négligeant les enjeux environnementaux.

La crise COVID est là pour nous enjoindre de repenser nos modes de pensée et de déconstruire des organisations qui se sont développées en modes « silos » cherchant à bien faire leurs missions. Sauf qu’aujourd’hui cela ne suffit plus. C’est bien portés par une tout autre ambition que nous devons inscrire nos actions : celle du travailler-ensemble afin d’assurer cette approche globale et le nécessaire accompagnement des entreprises et services.

Cette exigence de santé, de bien-être au travail, de liberté, de solidarité grandit à nouveau dans les consciences comme un déterminant pour tendre au développement humain durable de la société. Des salariés se sont emparés de cette aspiration.

Ainsi, la revendication commune de pouvoir bien travailler, de faire du bel ouvrage, d’arrêter le « ni fait, ni à faire » n’est pas incompatible avec la qualité et l’efficience. Ce langage peut rejoindre l’objectif de dirigeants d’entreprises qui croient à la capacité d’innovation de leurs salariés et ont une conception globale de la compétitivité fondée sur la qualité et non seulement sur les coûts. Chez quelques-uns d’entre eux, en effet, et chez de nombreux responsables des ressources humaines, l’interrogation est forte sur les effets désastreux du désengagement des salariés et la dictature du court terme, que provoque l’impasse actuelle.

En matière de conditions de travail, la nécessité de se sortir de la seule gestion du risque et d’une logique de santé négociée leur apparaît de plus en plus clairement. Pourquoi le dialogue social, au lieu d’aménager les conséquences d’un diagnostic erroné sur la compétitivité des entreprises, ne se saisirait-il pas de cet enjeu commun pour confronter les vues sur la qualité du travail et son efficacité ?

Cela suppose que le syndicalisme soit capable de porter une connaissance du travail fondée sur l’écoute des salariés et que les employeurs remettent en question leur pouvoir discrétionnaire sur son organisation.

Mais s’intéresser au travail, l’interroger, que l’on soit syndicaliste ou patron, conduit à s’ouvrir à l’ensemble des défis qui sont posés : valeur du travail, salaires, pénibilité, lutte contre la désinsertion professionnelle, articulation entre-temps de vie professionnelle et personnelle, qualité de vie, mais aussi production raisonnée, progrès partagé et maîtrisé, croissance économe en carbone, en matières premières et en énergies fossiles, émancipation, liberté… Ce que beaucoup appellent le développement durable, en opposition à la logique dévastatrice des dogmes ancrés dans cette vision du coût du travail, qu’il faudrait réduire à tout prix.

Alors, nous l’avons mesuré, il est temps de rompre avec la logique du tout correctif, d’engager la Sécurité sociale et les groupes de protection sociale paritaires et mutualistes dans le retournement vers la prévention, l’éducation, la promotion de la santé via le travail. Une Sécurité sociale dont il nous faut reconquérir l’image et la place. Car galvaudée, par le fruit amer de sa méconnaissance par les travailleurs, qui est celle d’une vieille dame née à la Libération qui accumule des déficits, tout en remboursant de moins en moins les dépenses de santé.

En réalité, cette création des travailleurs, portée par le Conseil national de la Résistance et des luttes, financée par une socialisation d’une part des richesses créées par le travail, est en train de repositionner de façon significative l’action de sa branche accidents du travail/maladies professionnelles (AT-MP) et de l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS) dans une démarche globale de santé. Certes, nous n’en sommes qu’aux prémices fruits de personnalités, mais la Sécurité sociale a la vocation et la mission de tenir fermement les fils qui relient santé au travail, environnemental et santé publique. Certes, pour l’instant, cette visée «  révolutionnaire  » n’est pas majoritaire car souvent incomprise par celles et ceux qui, depuis plusieurs décennies, appliquent pour seule politique la maîtrise des dépenses et la fuite en avant dans des plans technocratiques confus à souhait.

Mais ce n’est que partie remise, car l’avenir est à une réévaluation du travail, facteur de production éminemment renouvelable pour ne pas dire inépuisable et facteur de socialisation indispensable à toute conception du développement durable. Dans ce cadre, le concept de Sécurité sociale est destiné à redéployer toutes ses potentialités, et beaucoup vont continuer à lutter pour qu’il recouvre sa fonction fédératrice et intégratrice au service du monde du travail.

Cette démarche exige que les équipes de la Sécurité sociale travaillent en coopération avec les autres acteurs du travail et de la santé, dont le champ du complémentaire et de la prévoyance. La conviction grandit que le bien-travailler, le bien-être des travailleurs, qualité, efficacité, liberté et la performance des entreprises, grandes et petites, services publics et administrations sont étroitement liés. La crise COVID peut être, doit être, un accélérateur de ces transformations.