Tribune

« Le dialogue social et la négociation collective sont des outils essentiels pour démarchandiser le travail »

Par
Christian Welz
Directeur de recherche des relations industrielles d’Eurofound

« Ce concept de “travail décent” repose sur une compréhension holistique du travail en tant que source de dignité et de liberté personnelles, de stabilité familiale, de prospérité au sein de la communauté et d’épanouissement démocratique. Il aborde le travail comme une question d’économie autant que d’éthique.1 »

Premières controverses académiques et politiques

Dans son ouvrage fondamental, « Le Capital », Karl Marx a clairement indiqué que le travail est une marchandise parmi d’autres : « Il nous faut maintenant examiner de plus près la force de travail. Cette marchandise, de même que toute autre, possède une valeur. Comment la détermine-t-on ? Par le temps de travail nécessaire à sa production.2 »

Quelques années plus tard, Marx était encore plus explicite : « La force de travail est donc une marchandise que son propriétaire, le salarié, vend au capital. Pourquoi la vend-il ? Pour vivre.3 »

L’encyclique « Rerum Novarum » du pape Léon XIII sur le capital et le travail contient d’autres discussions antérieures sur la question – même si elle n’est pas aussi explicite – de savoir si le travail est une marchandise : « Que le patron et l’ouvrier fassent donc tant et de telles conventions qu’il leur plaira, qu’ils tombent d’accord notamment sur le chiffre du salaire. Au-dessus de leur libre volonté, il est une loi de justice naturelle plus élevée et plus ancienne, à savoir que le salaire ne doit pas être insuffisant à faire subsister l’ouvrier sobre et honnête.4 » 

C’est un universitaire irlandais, le Dr. John Ingram, qui, pour la première fois, a abordé la question avec lucidité à l’occasion du Congrès des syndicats britanniques (TUC) à Dublin en 1880. « En considérant le travail comme une marchandise, nous nous débarrassons d’emblée de la base morale sur laquelle devrait reposer la relation entre l’employeur et l’employé et nous faisons de la soi-disant loi du marché le seul régulateur de cette relation. »

La proposition d’Ingram a été reprise par un autre dirigeant syndical aux États-Unis. Samuel Gompers, un haut responsable syndical très lié au mouvement syndical britannique, a été l’un des artisans de la loi Antitrust Clayton de 1914, dont l’article 6 stipule que « le travail d’un être humain n’est pas une marchandise ou un article de commerce ». L’objectif principal de la section 6 était que la loi Antitrust ne soit pas appliquée au mouvement syndical, étant donné que l’essence du mouvement syndical, parfois même acteur monopolistique, est de retirer le travail de la concurrence.5

En 1944, Karl Polanyi a affirmé que le travail, la terre et l’argent ne sont que des « marchandises fictives ». « Le point crucial est le suivant : le travail, la terre et l’argent sont des éléments essentiels de l’industrie ; ils doivent également être organisés en marchés ; en fait, ces marchés constituent une partie absolument vitale du système économique. Mais le travail, la terre et l’argent ne sont évidemment pas des marchandises ; […]. Le travail n’est qu’un autre nom pour une activité humaine qui va de pair avec la vie elle-même, qui à son tour n’est pas produite pour être vendue mais pour des raisons entièrement différentes, et cette activité ne peut pas non plus être détachée du reste de la vie, être stockée ou mobilisée ; […] La description du travail, de la terre et de l’argent en tant que marchandises est entièrement fictive.6 »

Le Traité de Versailles et la genèse de l’OIT

Samuel Gompers était également membre de l’équipe de négociation américaine envoyée aux négociations du traité de Versailles en 1919. Dans son article 427, la Conférence de Versailles a jeté les bases de l’Organisation internationale du travail (OIT). Le premier principe de la nouvelle OIT proclame « que le travail ne doit pas être considéré simplement comme une marchandise ou un article de commerce ». Le mot « simplement », à première vue insignifiant, a été introduit par la délégation britannique et Gompers y a vu une défaite personnelle.7 

Un autre jeune irlandais et fonctionnaire britannique, Edward J. Phelan, faisait également partie de l’équipe de rédaction de l’article 427. Phelan devint fonctionnaire de l’OIT et en fut le secrétaire général de 1941 à 1948. C’est grâce à Phelan que la Déclaration de Philadelphie du 10 mai 1944 fut finalement adoptée, incluant le paradigme selon lequel « le travail n’est pas une marchandise ». Une autre référence explicite au principe peut être trouvée dans la Convention (n° 143) concernant les migrations dans des conditions abusives et la promotion de l’égalité de chances et de traitement des travailleurs migrants.8

Le droit communautaire est muet sur la question de la valeur du travail

La clause « Le travail n’est pas une marchandise » ne figure pas dans les traités de l’UE. Pourtant, en 1996, la question a été implicitement soulevée dans l’affaire Albany. En 1999, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) s’est prononcée sur une affaire introduite par l’entreprise textile néerlandaise Albany.

Albany tentait de se soustraire à un accord conclu entre les syndicats du textile et les employeurs aux Pays-Bas. Cet accord établissait un système de fonds de pension pour les travailleurs du secteur et avait été rendu obligatoire pour toutes les entreprises de ce secteur par le ministre néerlandais des Affaires sociales. Albany a invoqué les règles de concurrence (aujourd’hui article 101, paragraphe 1, du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE)) pour affirmer que l’affiliation obligatoire au régime de retraite compromettait sa compétitivité. Dans son arrêt, la Cour a mis l’accent sur les objectifs de politique sociale du traité, qui se voient accorder le même poids que ceux relatifs à la concurrence. La CJUE s’est fondée sur les dispositions des articles 151 à 154 du TFUE. Ces dispositions stipulent explicitement l’objectif du dialogue social et de la négociation collective entre employeurs et travailleurs, incluant cet objectif au niveau de l’UE.

La Cour a déclaré que : « Certes, certains effets restrictifs de la concurrence sont inhérents aux accords collectifs conclus entre organisations représentatives des employeurs et des travailleurs. Toutefois, les objectifs de politique sociale poursuivis par de tels accords seraient sérieusement compromis si les partenaires sociaux étaient soumis à l’article 85, paragraphe 1, du traité dans la recherche en commun de mesures destinées à améliorer les conditions d’emploi et de travail. 9 »

À la suite de l’affaire Albany, certains juristes de l’UE ont fait valoir que le droit de l’Union pourrait ainsi avoir créé une « immunité Antitrust » des conventions collectives et reconnu implicitement que le travail n’est pas une marchandise mais qu’il est protégé par le droit du travail et les conventions collectives.10 D’autres références implicites au principe peuvent être trouvées dans les sources suivantes : article 4 de la Charte sociale européenne du Conseil de l’Europe, Titre I (Emploi et rémunération) de la Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs, et article 31 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE.

Les nouvelles formes de travail : vers une re-marchandisation du travail

Les relations collectives du travail ont connu des changements spectaculaires au cours des dernières décennies. La production de masse fordiste dans les économies industrielles a cédé la place à des modèles de production plus variés dans des économies principalement axées sur les services ou la connaissance ; la société dans son ensemble a connu une montée de l’individualisation – ce qui a affecté la perception que les travailleurs ont d’eux-mêmes et leurs attitudes à l’égard de leur travail et des institutions collectives qui représentent leurs intérêts. Ces facteurs ont contribué à une re-marchandisation (au moins partielle) des relations de travail qui a posé un défi majeur aux acteurs traditionnels des relations industrielles, en particulier aux syndicats.11

Avec l’érosion des formes traditionnelles de travail et d’emploi au cours des trois dernières décennies, c’est-à-dire la relation d’emploi à durée indéterminée et à temps plein régie par le droit du travail et les conventions collectives, de nouvelles formes de travail ont fait leur apparition et s’attaquent au paradigme de la marchandise. Il suffit de citer quelques exemples : le travail intérimaire, le groupement d’employeurs, le travail à temps partagé, le management de transition, le travail occasionnel, le travail mobile basé sur les TIC, le chèque emploi service, le travail par portfolio, le travail par plateforme, le portage salarial. Toutes ces tendances ont été accélérées par l’avènement du travail sur plateforme et la gestion des relations de travail basée sur l’intelligence artificielle et les algorithmes.12

Dialogue social et négociations collectives : vers une démarchandisation du travail

Le dialogue social et la négociation collective sont des outils essentiels pour démarchandiser le travail et établir un système de bonnes relations industrielles. Eurofound a apporté des éléments concrets aux décideurs politiques pour promouvoir le renforcement des relations industrielles dans les États membres où elles sont moins performantes.13 Les scores des six États membres du groupe fondé sur la démocratie industrielle (AT, DE, DK, FI, NL et SE) semblent prouver que dans un système de « bonnes » relations industrielles, il est possible de combiner l’efficacité, l’équité et la prise de parole. Ces pays sont en tête de l’indice global des relations industrielles, figurent parmi les sept meilleurs élèves pour les indices de démocratie industrielle et de compétitivité industrielle et parmi les huit meilleurs élèves pour l’indice de justice sociale.

Il peut être instructif de réfléchir aux circonstances dans lesquelles un dialogue social efficace peut avoir lieu. Plusieurs facteurs semblent importants : le soutien des autorités publiques, l’autonomie et la représentativité des parties à la négociation, et la confiance entre les parties.14

L’universitaire grec Christopher Pissarides a placé l’argument dans une perspective plus générale : « […] le dialogue social est essentiel pour maintenir un certain équilibre dans la distribution des richesses. Les accords sur les salaires et les conditions de travail basés sur le dialogue entre les syndicats et les employeurs organisés sont susceptibles d’avoir un meilleur résultat pour la distribution que le capitalisme atomistique.15 »

Dans le droit fil de cette déclaration, le président irlandais M.D. Higgins a avancé la réflexion suivante : « Cette question (le populisme, l’auteur) est au cœur de la crise à laquelle est confrontée la démocratie européenne. Et l’on constate encore la dépression croissante des commentaires de Jürgen Habermas sur ce qu’il ressentait comme un déficit démocratique qui s’est transformé en une crise de légitimation. Nous ne pouvons pas nous permettre de laisser la cohésion sociale s’effilocher sous les effets combinés du double mouvement que j’ai décrit, de la marchandisation du travail et de la dépolitisation de la politique économique.16 »

Sources :
1. M.Higgins. The future of Work. Page 15. 2015.
2. Karl Marx. Le Capital. Volume 1. 1867.
3. Karl Marx. Travail Salarié et Capital. Édition de 1891.
4. Pape Léon XIII. Rerum Novarum. 1891.
5. Paul O’Higgins. Labour is not a Commodity – an Irish Contribution to International Labour Law. International Law Journal (volume 36). 1997.
6. Karl Polanyi. La Grande transformation. Pages 75 et 76. Éditions Gallimard. 2009.
7. Paul O’Higgins. Labour is not a Commodity – an Irish Contribution to International Labour Law. International Law Journal (volume 36). 1997.
8. Nations Unies. Recueil des Traités. Page 324. 1978.
9. C-67/96, arrêt de la Cour du 21 septembre 1999. Albany International BV contre tichting Bedrijfspensioenfonds Textielindustrie. 21 septembre 1999.
10. Eurofound. Rapport « Regulating minimum wages and other forms of pay for the self-employed ». 2022.
11. Eurofound. Rapport « Industrial relations: Developments 2015–2019 ». 2020.
12. Eurofound. Rapport « New forms of employment: 2020 update ». 2020.
13. Eurofound. Rapport « Measuring key dimensions of industrial relations and industrial democracy ». 2023.
14. Christian Welz. The European Social Dialogue Under Articles 138 and 139 of the EC Treaty. Éditions Kluwer. 2008.
15. Christopher Pissarides. « Social Europe In A Climate Of Austerity ». Social Europe. Juin 2014.
16. M. D. Higgins. The future of Work. Page 13. 2015.