Tribune

Le quoi qu’il en coûte a évolué chaque mois, au gré des négociations entre les organisations professionnelles et l’État

Par Didier Désert

Gérant d’un restaurant parisien

Dans quelles conditions le secteur de la restauration survivra-t-il à la crise du COVID ? Petit rappel sémantique en guise d’introduction. Restauration, métier exercé par des passionnés qui partagent du bonheur avec leurs clients. Restaurateur, espèce en voie de disparition après plusieurs mois de fermeture administrative !

Le 15 mars au soir, nous avons dû fermer nos établissements en moins de quatre heures, premiers à être confinés avant l’heure, et premiers acteurs économiques touchés par cette crise sanitaire qui nous impacte depuis maintenant plusieurs mois. Nous avons ensuite connu plusieurs semaines de fermetures, une ouverture avec nos seules terrasses d’abord, puis quelques semaines d’accalmie au cours de l’été et de la rentrée, avant de connaître le couvre-feu et le reconfinement fin octobre.

Sur la totalité de l’année 2020, j’aurai réalisé moins d’un tiers de mon chiffre d’affaires 2019 ! Les aides de l’État ont été massives, distribuées largement… mais – en même temps – insuffisantes face à une situation nouvelle, d’ampleur inédite et face à laquelle personne n’était vraiment préparé.

Les charges résiduelles d’un établissement sont conséquentes, quand le chiffre d’affaires est à zéro (ou voisin de zéro pour ceux qui font de la vente à emporter), nous devons toujours payer le loyer auprès de bailleurs qui dans leur immense majorité n’ont pas bougé, les charges sociales salariales et la prévoyance (nos équipes ne connaissent que le montant du salaire net, c’est leur unique marqueur), la provision pour congés payés, même si une prise en charge partielle a été finalement décidée, et toute la litanie des abonnements (opérateur d’énergie, de téléphonie, les locations de matériels indispensables à notre fonctionnement ou leasing divers et variés).

Pour mon établissement, situé à Paris et qui emploie 10 salariés, la charge est de l’ordre de 25 000 euros par mois non financée autrement que par le recours à l’emprunt, massif, Prêt Garanti par l’État puis Avance Remboursable de la région Île-de-France, différé de règlement des charges sociales et fiscales…

L’ouverture tant attendue pour février se fera, pour ceux qui sont encore là, avec une activité limitée (protocole sanitaire indispensable mais contraignant et limitant, baisse de la fréquentation, absence durable de tourisme, d’affaires ou de particuliers, limitation drastique des réunions de groupe, des repas de travail, etc. et une dette lourde qui pèsera sur notre capacité de rebond, sans parler d’investissement, de revalorisation salariale, de communication, toutes mesures saines de gestion en temps normal auxquelles il faudra temporairement renoncer.

Pour comprendre la situation de l’intérieur, faisons un rapide retour arrière sur notre vécu au cours de cette longue et si particulière année 2020.

Il a d’abord fallu apprendre à vivre sans ouvrir sa cuisine, sans accueillir de clients, loin d’un univers qui nous absorbe à temps plein habituellement, et souffrir du piano durablement éteint. Il a fallu jouer avec les annonces, généralement sans anticipation possible, d’ouverture, de fermeture, de restriction, sachant qu’à chaque fois cela a un impact sur les stocks, sur la production car notre activité n’est pas du style on/off ! Nous avons appris à limiter les choix sur nos cartes, pour ne travailler qu’un nombre restreint de produits, nous avons dû adapter notre organisation et nos fonctionnements aux protocoles sanitaires, fait beaucoup de pédagogie avec nos équipes et surtout nos clients pour que chaque repas reste une belle expérience et pas une mise en danger. Très peu de cas de contamination (salarié ou client) ont finalement pu être observés dans nos établissements, même si nous devons reconnaître collectivement, sans les juger tant les situations humaines pouvaient être parfois dramatiques, que certains de nos confrères ont continué à faire comme si de rien n’était et ont contribué autant à donner une mauvaise image de notre profession que renforcer l’idée qu’il était risqué de nous laisser ouverts.

Au-delà de l’impact économique, direct, violent, sur nos entreprises – et leurs dirigeants privés de rémunération pendant plusieurs mois sans aucune compensation – tout notre secteur a été durablement et durement impacté. Nos salariés les premiers qui même pris en charge doivent vivre avec 84 % de leur salaire, une vraie difficulté quand il faut continuer à payer loyer ou emprunt, et assurer les dépenses courantes d’un ménage. Il en est de même pour la majorité de nos producteurs, ceux qui travaillent principalement avec la restauration ont vu leurs revenus s’effondrer et ont du gérer leurs exploitations sans aucune visibilité sur les volumes à écouler.

Le quoi qu’il en coûte a évolué chaque mois, au gré des négociations entre les organisations professionnelles et l’État, au fur et à mesure que se dévoilait aussi l’ampleur de la catastrophe, actuelle et à venir, et le risque de disparition d’un tiers de nos établissements.

L’État – et les collectivités locales – ont répondu présent dès le premier jour, avec le chômage partiel (le « reste à charge » pour l’employeur restant néanmoins conséquent, et à financer en trésorerie en l’absence de tout chiffre d’affaires), puis des aides sont venues se greffer et les dispositifs se démultiplier, la pression sur les banques pour la mise en place des Prêts Garantis par l’État, suivis par les Prêts ou Avances Remboursables mis en place par certaines régions avec la Banque Publique d’Investissement, notamment, le fonds de solidarité, qui est passé d’une dotation de 1 500 euros pour les plus petites entreprises dès le mois d’avril à 20 % du chiffre d’affaires pour tous en décembre – et qui peut s’apparenter pour la première fois à une « subvention d’équilibre ». Des aides ont été mises en place pour aider à développer des solutions numériques, à financer les équipements sanitaires (enveloppe de 1500 euros des Régions ou de l’Assurance maladie), des remises ou des délais ont été accordés sur les charges sociales restant dues. Tout à été fait pour limiter le risque de faillite à court terme, même si le mur de la dette constitue un réel facteur de crainte pour aborder les années qui viennent.

Si l’État a globalement répondu présent, on ne peut pas en dire autant des autres acteurs économiques en relation avec notre secteur. Alors que l’État a aidé les bailleurs privés à renoncer à une part des loyers en contrepartie d’un avoir d’impôts, très peu s’en sont saisis pour aider leurs locataires, et la dette des loyers s’accumule, augurant de longues et douloureuses procédures à venir devant les tribunaux. Les grands acteurs de l’énergie, de la téléphonie ont généralement fait preuve d’un silence assourdissant, ne proposant aucune solution (pas de remise d’abonnement, quelques différés de paiement) alors même que les services qu’ils fournissent étaient par définition à l’arrêt. Enfin, la décision ferme de la grande majorité des assureurs de ne pas activer les garanties en perte d’exploitation ont creusé une profonde incompréhension entre le monde du CHR (Cafés, Hôtels et Restaurants) et celui de l’assurance. Cette décision peut être justifiée par une analyse juridique stricto sensu, et les juges, massivement sollicités, auront à décider de la force des arguments des uns et des autres, mais en refusant, systématiquement (à de rares et notables exceptions près) d’indemniser les pertes d’exploitation, alors que le montant total des couvertures pouvaient au plus représenter 20 % des résultats annuels du secteur, le contrat de confiance avec tout secteur a été rompu et le mot assurance a perdu beaucoup de son sens.

Pendant ces longs mois, nous avons alterné entre optimisme, atermoiement, déprime, colère, pour faire face à une situation mouvante, à des décisions incomprises, mouvantes, nous avons ouvert chaque fois que possible, imaginé des alternatives, VAE, click & collect, diversification (marché des producteurs, conserverie, etc.) pour maintenir une activité, pour survivre, bonne pour le moral et anecdotique, souvent, pour l’économie de nos affaires. Nous avons sans cesse oscillé de la résilience à l’épuisement, en mode alternatif, convaincus que nous ne pouvions pas perdre notre foi dans le métier mais pas toujours rassurés sur notre capacité à sauver nos affaires, notre patrimoine, notre raison d’être.

Pendant ces longs mois, nous avons toujours ressenti la solidarité et le soutien de nos clients, présents, restant au contact, soucieux de nous aider à tenir, de nous rappeler combien nous leur manquions, et c’est toujours d’un grand réconfort.

Si la crise est encore loin d’être terminée, et que nous ne savons pas à l’heure où j’écris cette tribune, si nous pourrons réellement ouvrir en février, ni dans quelles conditions, on peut d’ores et déjà tirer quelques enseignements de l’année qui s’achève.

Dans un monde en plein bouleversement, seule la capacité à se réinventer peut contribuer à imaginer un avenir. S’il est caricatural de dire que rien ne sera comme avant, des transformations durables vont nous impacter. La façon d’exercer notre métier, notre offre, notre gestion du temps et des services doit évoluer pour intégrer des nouveaux modes de consommation. Il faudra proposer des cartes plus courtes, impactantes, des horaires plus souples, une mise à disposition diversifiée de nos produits cuisinés, communiquer autrement, renforcer le lien avec nos clients pour l’inscrire dans une expérience qui va au-delà du simple plaisir de bien manger.

Nous avons découvert et expérimenté un sentiment de fragilité, et il faudra penser autrement la gestion de nos affaires pour intégrer la dette massive qui s’est accumulée, avec le sentiment d’injustice largement partagé que nous sommes globalement en train de « payer une deuxième fois nos affaires ».

Nous avons pu mesurer, au-delà de nos propres affaires, l’impact sur toute la chaîne alimentaire et les répercussions dramatiques de nos fermetures sur nos fournisseurs, nos producteurs. Pour tous ceux qui travaillent en circuit-court, ou directement avec des producteurs à taille humaine, nous percevons dans nos tripes l’impérieux besoin de solidarité, voire de co-construction qui nous incombe désormais car nos destins sont largement liés.

Il faudra aussi apprendre à retravailler avec nos collaborateurs, dont certains sont restés de longs mois sans activité. Le rapport au travail a même évolué avec un écart encore plus manifeste entre ceux qui aiment leur métier, et qui ont souffert de ne pas pouvoir l’exercer, et ceux qui se sont très vite accoutumés de l’oisiveté offerte. Même si la fermeture annoncée de nombreux établissements laissera de coté de nombreux employés, entraînant peut-être un rééquilibrage entre l’offre et la demande de travail, les employeurs devront trouver des réponses en termes d’attractivité des métiers et d’engagement des équipiers pour accompagner une reprise qui sera lente et une évolution des conditions d’exercice de nos métiers qui sera rapide.

Reste la question de la physionomie plus large du secteur, et sa recomposition possible, alors que la gastronomie en général et nos maisons en particuliers participent très directement de l’attractivité touristique de la France. Que notre secteur soit amoindri, épars, dénaturé, et l’image de la France dans le monde sera durablement modifiée.

En conclusion, il me paraît utile de rappeler un slogan que nous avons diffusé à différents moments de la pandémie, « Laissez-nous travailler » car nous avons, tout au long de l’année, collectivement et largement affiché notre sens des responsabilités ! Nous avons pu démontrer notre capacité à accueillir du public dans nos établissements en appliquant des protocoles stricts, sécurisants et efficaces, les quelques semaines où nous avons pu ouvrir, nous avons su maintenir le lien avec nos équipes et nos clients pendant de longues périodes de fermetures, nous avons fait preuve d’équilibrisme économique pour ne pas sombrer alors que nos revenus disparaissaient, et nous sommes encore aujourd’hui prêts à affronter le mur de la dette pour continuer à partager du plaisir, de la gourmandise, une certaine idée de l’excellence à la française.