psychiatrie les idées des acteurs
La pandémie nous empêche toute forme d’admission à caractère social, l’hôpital n’étant plus un asile au sens de l’hébergement

Dr Alain Mercuel

Psychiatre des Hôpitaux, Chef du Pôle « Psychiatrie-Précarité » du GHU Paris Psychiatrie et Neurosciences

Les Équipes mobiles psychiatrie-précarité : voitures-balais du Secteur

Un « coup de gueule » sous forme de fiction, bien sûr…

« Cher Ami,
Je vous remercie de recevoir en consultation Monsieur CRA… Do… que j’ai eu l’occasion de rencontrer en rue lors de mon activité de psychiatre hospitalier. Il est originaire de RDC et vit sur le territoire national depuis bientôt une décennie. Vous retrouverez certainement son dossier puisque sa dernière consultation au CMP, après plusieurs hospitalisations, date de deux ans et 9 mois. Son aire d’errance actuelle est restée la même depuis qu’il a rompu le suivi thérapeutique : de façon étonnante, il persiste depuis plusieurs mois à se déplacer en journée entre la rue du CMP et celle de l’hôpital de jour. Je pense qu’il s’agit peut-être d’une demande de soins implicite…

Il présente, il est porteur, il manifeste,… une psychose chronique de type schizophrénique et est en rupture de soins. Ses troubles du comportement peuvent laisser penser à une psychopathie mais la bizarrerie, le détachement et l’impénétrabilité évoquent plutôt une schizophrénie pseudo-psychopathique s’épuisant dans les comportements dyssociaux. Le délire persécutif sous-jacent fait écho aux persécutions subies dans son pays d’origine. Après une petite dizaine de « consultations » en rue, il a fini par accepter de reprendre contact avec ceux qui s’étaient occupés de lui. L’indication d’hospitalisation peut se poser devant le délire à bas-bruit et un état dépressif d’épuisement lié aux stratégies lassantes de survie à la rue, mais sans caractère d’urgence. Dans le contexte actuel de la pandémie, une toux m’inquiétait et nous l’avons conduit au SAU de proximité où nous avons découvert qu’il était très connu de tous les services d’urgence. Un clinicien craignait même une radiodermite induite par des radiographies pulmonaires trop fréquentes. En effet, pour trouver un abri nocturne régulier, il fait le tour des urgences parisiennes et la toux fait prescrire une radio… L’absence de signe d’atteinte somatique pertinent fait qu’il est récusé et doit quitter les urgences quelques heures après y avoir été admis.

Le test PCR réalisé hier était négatif. Il en est resté affligé, car espérait qu’en contractant le virus il aurait plus de chance d’être hospitalisé. C’est d’ailleurs dans ce contexte de refus de distanciation physique (et non seulement sociale qu’il connaît depuis longtemps), de port de masque très aléatoire et très sale, de difficulté à se procurer du gel hydroalcoolique, qu’il se met en danger. Il banalise ce comportement en invoquant « sa » solution hydroalcoolique, en substance : du vin en bouteille plastique. À ce sujet, il est à noter qu’il ne peut jamais rencontrer le psychiatre de garde des différents services d’urgence car toujours un peu alcoolisé, en tout cas suffisamment pour que les psychiatres ne puissent (ou ne s’autorisent à) le rencontrer « dans de telles conditions ».

Merci, donc, de lui proposer un rendez-vous par notre intermédiaire. L’Équipe mobile psychiatrie-précarité est prête à se mobiliser pour l’accompagner au CMP.

Bien confraternellement. »

« Cher Ami,
Je vous remercie de votre confiance de nous adresser ce patient sur le CMP, voire d’envisager une hospitalisation. Le plus simple est qu’il se présente au CMP, pour un premier contact, entre 9 heures et 17 heures. Ainsi, il pourra lui-même formuler sa demande dans le respect de l’autonomie de chacun. Cependant, nous ne pourrons le recevoir avant plusieurs mois et je crains alors que le délai de réadressage sur le secteur soit dépassé. Il serait plus opportun que ce patient puisse passer par le service de régulation de la sectorisation des sans domicile fixe.

Par ailleurs, malencontreusement, nous ne retrouvons pas le dossier de ce patient.

Cependant, je me souviens de ce patient et nous avions discuté clinique autour de ses comportements : psychopathie pseudo-schizophrénique ou schizophrénie pseudo-psychopathique ? En fait, nous passons notre temps à rectifier des diagnostics et nombre de supposés schizophrènes ressortent du service avec le diagnostic de psychopathie. Et, comme vous le savez, nous n’avons pas de possibilité thérapeutique pour ces personnes qui n’ont pas intégré la loi.

Quoi qu’il en soit, je ne sais pas s’il pourra trouver des soins adaptés à sa situation car les différents secteurs s’organisent maintenant vers des prises en charge plus spécifiques et complémentaires entre elles. Le nôtre s’est orienté récemment vers la prise en charge quasi exclusive des Syndromes de dysconnexion fortuits (SDF). Peut-être serait-il plus opportun de l’orienter vers les secteurs de notre collègue qui gère le service des Troubles différentiels antisociaux et hypoactivité (TDAH), qui pourra le traiter certainement plus efficacement que nous. Mais rien n’est moins sûr, car son équipe se plaint de recevoir trop de migrants et de ne pas pouvoir soigner « nos » SDF.

Enfin, actuellement, la pandémie nous empêche toute forme d’admission à caractère social, l’hôpital n’étant plus un asile au sens de l’hébergement.

Bienconfraternellement. »

Toute ressemblance avec des personnes existantes ou ayant existé, avec un nom de personnage ou de dispositif, avec des situations existantes ou ayant existé, serait purement fortuite ou simple coïncidence.

Les Équipes mobiles psychiatrie précarité (EMPP), même si elles ne portaient pas ce nom lors de leurs premières créations, fin des années 90, sont venues combler les difficultés du Secteur psychiatrique à soigner et à maintenir dans le soin le public en exclusion et/ou très précaire ET présentant des troubles psychiatriques. Depuis cette époque, ce public très précaire n’a cessé de croître, tandis que les moyens des équipes classiques d’« aller vers », telles les hospitalisations à domicile ou plus simplement les visites à domicile, s’évaporaient doucement. La pertinence de ces actes était alors questionnée en ce qui concernait les sans domicile fixe, puisqu’errants bien au-delà d’un territoire géographique couvert par les limites du Secteur : le patient étant « relié » à son secteur psychiatrique par son domicile… De fait, les établissements ont peu à peu mis en place des EMPP, leur déléguant cette dynamique d’aller à la rencontre des « SDF », psychotiques ou pas, afin de préparer un accès ou un retour aux soins psychiatriques, préparer une hospitalisation, faciliter les liens avec les structures sociales ou médicosociales venant appuyer le projet de soins. Une autre de leurs missions est d’intervenir en appui et en soutien aux structures d’accueil, qui reçoivent de plus en plus de patients sortant d’hospitalisation.

Les secteurs de psychiatrie prennent en charge des patients à valence sociale de plus en plus lourde. L’évolution est très nette depuis quelques années. Comme l’illustre l’échange ci-dessus, il devient maintenant malaisé aux EMPP, une fois la rencontre réalisée et le consentement aux soins obtenu, de faire admettre en soins les patients très précaires alors qu’ils devraient bénéficier de ces soins autant que ceux vivant en domicile fixe.