Interview

L’État a engagé une sorte de marchandisation de la protection sociale via les ouvertures à la concurrence

Quentin Bériot
Directeur Général d’Unéo

Une interview de Michel Hannoun, Président du Cercle Ad Sum

MICHEL HANNOUN : 12 ans après sa création, Unéo a-t-elle gardé sa vocation originelle ou est-elle devenue la mutuelle de tout le monde ?

Quentin Bériot : Unéo est née de la fusion de l’activité santé de trois mutuelles – la Caisse Nationale du Gendarme, la Mutuelle Nationale Militaire et la Mutuelle de l’Armée de l’Air. Une petite précision tout de même : certaines de ces mutuelles créatrices avaient déjà fêté leur cinquantenaire voire leur centenaire !

L’objectif était alors de s’adapter à un environnement marqué par un fort mouvement de concentration lié au poids des contraintes règlementaires… mais aussi à l’impérieuse nécessité de créer des protections spécifiques pour une population qui, par définition, affronte des risques spécifiques. Être fonctionnaire n’est pas une profession, c’est un statut, et le bon sens montre que sous un même statut, l’on peut exercer des métiers très divers, impliquant des conditions de travail, des exigences, des risques extrêmement différents.

Hormis leur statut de fonctionnaire, qu’y a-t-il de commun entre un instituteur, un diplomate, un hospitalier et un militaire ? À chaque métier, ses obligations, ses risques, ses aléas.

Unéo, qui a pour mission de protéger ceux qui nous protègent (un leitmotiv qui nous mobilise), affirme sa dimension affinitaire dans son plan stratégique. Intégrer un grand groupe, ou même nous ouvrir à des populations par trop diversifiées, pourrait présenter un péril majeur pour notre efficacité. En effet, par une tendance (hélas assez naturelle désormais) vers l’uniformisation, nous pourrions, altérer notre capacité à répondre de façon adaptée aux risques de nos adhérents issus de la communauté défense. Il ne s’agit pas de nous démarquer pour le plaisir d’être différent, mais de revenir à cette idée simple et logique qu’aime à répéter notre 1er Vice-Président, l’ingénieur général de l’armement Marc Leclère : « quand on est la mutuelle de tout le monde, on est la mutuelle de personne ! » Nous faisons partie de ces mutuelles qui, par vocation, sont tenues de faire du  » singulier ». Notre gouvernance politique y tient beaucoup.

MH : PENSEZ-VOUS RÉELLEMENT QU’IL EXISTE UNE DIMENSION AFFINITAIRE OU COMMUNAUTAIRE QUI NÉCESSITE D’ÊTRE MISE EN AVANT ? NE POURRAIT-ON PAS SIMPLEMENT DISPOSER D’OPTIONS AD HOC POUR GÉRER CES RISQUES SPÉCIFIQUES ?

Q.B. : Protéger les autres, c’est ce qui rassemble les membres de la communauté militaire. Chez Unéo, nous nous posons en permanence la même question : Que pouvons-nous apporter à nos adhérents pour mieux les accompagner chaque jour ? Qu’il s’agisse de la vie quotidienne de leur famille, par exemple dans les moments forts d’un départ en OPEX, ou d’un énième déménagement. Sans parler des coups durs, voire des drames comme l’hospitalisation ou le décès. Bien sûr, nous savons que la solidarité s’exprime dans la protection sociale, mais elle peut – et doit – se décliner bien au-delà, c’est-à-dire dans une solidarité communautaire.

MH : QU’ENTENDEZ-VOUS PAR SOLIDARITÉ COMMUNAUTAIRE ? EN QUOI SERAIT-ELLE UNE NÉCESSITÉ ?

Q.B. : La France a un système d’assurance maladie à deux étages : le premier étage est assuré par le socle universel et solidaire de la Sécurité sociale ; le second relève des OCAM1, acteurs institutionnels du privé. Ce socle permet une fondation solide pour la mutualisation entre les citoyens et constitue ainsi l’un des derniers ciments de notre modèle social. Pourquoi se priverait-on d’adapter ce second étage aux caractéristiques spécifiques de communautés de métier : brûlure par le feu pour un pompier, accident par manipulation d’armes pour un militaire ? Quoi de plus cohérent ?!

En quoi serait-il utile et même rationnel de prévoir un même dispositif de prise en charge spécifique des Troubles Sonores Aigus (TSA) pour une population civile où cette affection est, fort heureusement, plus que marginale… alors qu’elle est très fréquente chez les militaires. Autre exemple très concret : est-il acceptable de faire supporter l’ensemble des risques pris lors d’une opération au Mali à un commerçant qui n’ira jamais hors de nos frontières, risquer sa vie pour son métier ?

Ces exemples prouvent qu’il est pertinent, et j’ose dire parfois vital, de prévoir des mécanismes d’indemnisation adaptés à ces différences de métier.

Pour un organisme privé, couvrir un risque ne peut se concevoir qu’à deux conditions : d’une part, l’existence d’un aléa et d’autre part une mutualisation du risque. Enfin, pour que cette couverture soit efficace, aléa et mutualisation doivent se concevoir par nature de risque spécifique. Dès lors, la cotation de la couverture de ces risques spécifiques par l’assureur est nécessairement très différente.

MH : MAIS LES ÉVOLUTIONS RÉGLEMENTAIRES SUCCESSIVES – FIN DES CLAUSES DE DÉSIGNATION OU PLUS RÉCEMMENT LA RÉSILIATION INFRA ANNUELLE – PERMETTENT-ELLES ENCORE D’EXPRIMER DES SOLIDARITÉS COMMUNAUTAIRES ?

Q.B. : Effectivement, l’État a progressivement incité les OCAM à entrer en concurrence ! Au lieu de favoriser l’émergence ou le renforcement de ces « solidarités intermédiaires » – par profession, ou intergénérationnelles – l’État a engagé une sorte de marchandisation de la protection sociale via les ouvertures à la concurrence.

Et nous n’avions vraiment pas besoin de cela ! Notre système fait déjà face à d’énormes défis. La digitalisation, les réseaux sociaux, internet fournissent de plus en plus de données que l’Intelligence Artificielle transforme en profils de risque plus précis, voire prospectifs. En pratique, l’intérêt de disposer des données sur les profils de citoyens (profession, habitation, consommation, et autres incursions dans la vie privée) est majeur. En théorie, ces données permettraient de tarifer de façon individualisée et procureraient un avantage concurrentiel à qui voudrait n’assurer que les « bons » risques et laisser aux autres les « mauvais »… Et de la théorie à la pratique, il n’y a parfois qu’un pas.

MH : VOUS VOULEZ DIRE QUE CETTE MANIÈRE DE FAIRE POURRAIT ALLER JUSQU’À FAIRE EXPLOSER CES SOLIDARITÉS INTERMÉDIAIRES DONT VOUS DÉFENDEZ LE CARACTÈRE NÉCESSAIRE ET INCONTESTABLE.

Q.B. : Oui et de plus se posent alors des questions simples :

Peut-on admettre une tarification individualisée qui profite à certains profils-types, par exemple: homme, 25–45 ans, pleine santé, sportif, habitant une grande ville, travail sédentaire ?

Faut-il, a contrario, prendre en compte les constats suivants : près d’1 français sur 2 est en surpoids, 1 sur 5 est obèse, un 1 sur 7 souffre d’un handicap, 1 sur 5 est en Affection Longue Durée (ALD), 1 sur 20 est diabétique… Sans compter les 400 000 cancers qui sont déclarés chaque année ?

Peut-on accepter que pour un même niveau de couverture, un jeune homme de 20 ans paye 20 euros par mois, alors qu’un homme de 80 ans doive payer 130 euros ?

Ce fantasme de « l’assurance santé individuelle à tarif personnalisé  » me paraît contradictoire avec une conception solidaire. Il est même socialement mortifère. Si le rôle de l’État est de garantir une réglementation qui limite toute segmentation sur des déterminants de santé liés à des critères sociaux ou éducatifs, notre métier d’OCAM consiste à couvrir des risques spécifiques en les mu-tua-li-sant.

MH : ET VOUS DITES QUE CETTE « SOLIDARITÉ INTERMÉDIAIRE » POURRAIT ALLER AU-DELÀ DE L’ASSURANCE ?

Q.B. : Naturellement, on peut citer des domaines comme la prévention, le maintien du lien social, ou encore les difficultés de pouvoir d’achat.

Dans le domaine de la Prévention, pour avoir un véritable impact, les politiques doivent être menées sur le long terme. En effet, le découplage temporel entre Investissement et Retour sur Investissement potentiel2 a une conséquence fâcheuse : la prévention du risque n’est pas simplement négligée, elle est considérée comme un sujet secondaire. En revanche, au sein d’une communauté, un OCAM peut agir et définir de véritables politiques de prévention. C’est dans ce contexte qu’AG2R a pu mettre en place des dispositifs efficaces auprès des coiffeurs ou des boulangers ou qu’Unéo déploie des accompagnements ad hoc pour la récupération physique et psychologique ou pour la prise en charge adaptée des Troubles Sonores Aigus.

MH : VOUS PARLIEZ AUSSI DE CONTRIBUER À MAINTENIR DU LIEN SOCIAL ?

Q.B. : C’est aussi, et surtout dans les difficultés et les crises, que se mesure la solidarité. Par exemple, ces derniers temps – qu’il s’agisse de la COVID-19, des inondations de l’Aude ou du drame de Saint Martin de Vésubie, de nombreuses actions ont été menées afin d’éviter le syndrome du glissement3 : les personnes seules ont été régulièrement appelées. Par ailleurs, des soutiens financiers immédiats ont facilité le relogement de familles qui ont tout perdu.

Plus emblématique encore, Unéo a mis en place un dispositif inédit dans l’assurance : pendant les mois de confinement, tous les militaires ont été considérés comme assurés et donc protégés par Unéo. Ce témoignage de solidarité n’est possible que parce que l’on sait définir le périmètre de la communauté.

Mais l’animation d’une communauté s’exprime aussi dans la vie quotidienne. Unéo est co- fondateur de Skyrock PLM (Pour Les Militaires), mobiradio qui appuie les écoles militaires, contribue à la vie des associations ou favorise l’échange de nouvelles. C’est aussi une façon, à la mesure de ses moyens, de participer aux enjeux de recrutements mais aussi de contribuer à l’épanouissement de la base arrière. C’est-à-dire la famille qui est un levier important de fidélisation dans les forces armées.

MH : QU’EST-CE QUE VOUS IMAGINIEZ POUR LE POUVOIR D’ACHAT ?

Q.B. : Nous proposons à notre communauté de disposer de solutions conçues exclusivement pour ses membres. Par exemple, une assurance emprunteur sans exclusion (y compris pour le parachutisme, la plongée, etc.), des accords avec de grandes enseignes pour bénéficier des meilleurs prix « en tout temps, en tous lieux et en toutes circonstances ». Dans ce même esprit, Unéo a décidé de poursuivre cette solidarité en 2021 : pas d’augmentation des cotisations de santé, pas de répercussion intégrale de la taxe Covid et reversement à ses adhérents (sous forme de rétrocessions de cotisations) d’une partie significative de ses excédents.

Unéo n’aurait pu s’engager de la sorte sans cette dimension affinitaire, sans la mutualisation des risques, sans la cohésion naturelle de toute communauté (où le bouche-à-oreille est si déterminant). J’ajoute que c’est aussi la fidélité de nos adhérents dans le temps qui nous permet de développer ces dispositions exceptionnelles.

MH : COMMENT VOYEZ-VOUS DANS CE CONTEXTE LES RÉFLEXIONS RELATIVES À LA PROTECTION SOCIALE DES FONCTIONNAIRES ?

Q.B. : Les conclusions de la mission inter-inspections (IGF, IGA et IGAS)4 sur la deuxième vague de référencement dans la fonction publique d’État sont sans appel : l’ouverture à la concurrence a fragilisé le dispositif ! Amorcée en 2005 dès la mise en place du dispositif de référencement dans la fonction publique d’État, la participation financière de l’État pour la Protection Sociale Complémentaires des agents a diminué de près de 40 % entre le premier et le deuxième référencement. Mais au-delà de cette diminution, la mission observe également que la « volonté d’améliorer le rapport garanties/prix s’est parfois traduite par une ouverture en trompe-l’œil » (le choix des termes est parlant !) et a encouragé « des comportements d’anti- sélection pour capter les meilleurs risques »5.

L’État s’arroge progressivement le monopole de la solidarité… Mais je suis convaincu que le système de protection sociale ne peut être efficace que s’il existe des solidarités intermédiaires entre la Sécurité sociale – qui est l’expression de la solidarité nationale – et le libre choix du citoyen. Aux confins des univers public et privé, les OCAM (tout comme les Institut de Prévoyance pour les régimes de retraite) constituent ce maillon entre les régimes de base et l’Assurance. Et j’utilise ici le mot maillon à dessein puisqu’il est par définition intermédiaire, complémentaire, indispensable à toute chaîne de solidarité.

Les OCAM sont les garants d’une « solidarité intermédiaire » qui s’est développée au fil du temps dans certaines branches professionnelles, ou, pour les grandes entreprises, au moyen de couvertures collectives, ou encore tout simplement à la faveur de l’histoire communautaire de certaines professions.

Si le dispositif mis en place par l’État devait standardiser et nier les différences, s’il devait au prétexte d’une concurrence débridée amener à casser la solidarité entre les générations, alors ce serait un échec. Les OCAM ont donc la responsabilité de ne pas baisser les bras face aux pouvoirs publics. Leur mutisme contribue à encourager le système de santé à deux vitesses qui se profile.

L’assentiment silencieux à propos d’une inéluctable marchandisation de l’assurance santé est en soi inacceptable. Faut-il attendre pour réagir que les Français – enfin déconfinés – décident de redescendre dans les rues ? Quel renoncement nous retient d’empoigner ces problèmes avant qu’ils ne deviennent patents pour tous – et constituent alors un énième sujet de contestation, de clivage, de discorde ? C’est une question que nous devons nous poser collectivement.

1 Organisme Complémentaire d’Assurance Maladie.

2 Il faut compter un minimum de 5 à 10 années de stabilité d’un portefeuille mutualisé pour qu’un dispositif de prévention porte ses fruits.

3 Le « syndrome de glissement » est une affection qui touche essentiellement les personnes âgées. Il s’agit, à la suite d’un événement grave, d’une détérioration rapide de l’état général qui peut conduire jusqu’à la mort.

4 Inspection Générale des Finances, Inspection Générale de l’Administration, Inspection Générale des Affaires Sociales, Inspection Générale.

5 Rapport sur Protection sociale complémentaires des agents publics (FPE / FPT) – juillet 2019.