On voit ainsi se définir le lit comme unité de compte de la gestion hospitalière, même si, dans certaines structures, un lit pouvait accueillir jusqu’à 5 personnes

Jean-René Ladurée

Docteur en Histoire du Moyen-Âge, Chargé de cours en Histoire du Moyen-Âge, Université Catholique de l’Ouest

Aux origines de l’institution hospitalière.

Les origines antiques de l’hospitalité. Étymologiquement, le terme hôpital s’est formé comme ceux d’hospice ou d’hospitalité sur le terme latin de hospes, hospitis signifiant à la fois «celui qui reçoit» et «celui qui est reçu». Autrement dit, l’hôpital se veut avant tout être un lieu d’accueil, c’est-à-dire d’hospitalité. Cette ambiguïté de terme aura traversé toute l’histoire de l’institution hospitalière jusqu’au XIXème siècle, période à laquelle l’hôpital se médicalise et même se laïcise. Pourtant, ce mouvement est très variable d’une région à l’autre du monde et très évolutif dans le temps. À l’époque antique, il n’existe pas encore d’hôpital et l’hospitalité se conçoit quasi exclusivement dans un contexte familial et privé, même s’il faut signaler l’existence de lieux d’accueil public. Ainsi, chez les Grecs anciens, le sanctuaire d’Asclépios, dieu guérisseur, attire de nombreux pèlerins venus se faire soigner par des médecins parfois très réputés, alors que chez les Romains, des infirmeries militaires nommées valetudinarium étaient spécifiquement destinées à recevoir des soldats malades.

Les mondes byzantins et arabo-musulmans créèrent l’hôpital.

Sous l’impulsion du mouvement nouveau de charité chrétienne, des embryons d’hôpitaux apparaissent d’abord dans le monde byzantin autour de la fin du IVème siècle de notre ère sous des dénominations très variables et impossibles à lister de manière exhaustive : des xenon et xenodocheion accueillaient les étrangers, des ptochotrophion des mendiants et des pauvres valides, quand les nosokomeion devaient recevoir des malades. Vers 370, Grégoire de Nazianze réalise la description de ce que l’on considère aujourd’hui comme le premier hôpital chrétien. Installée à Césarée par l’évêque saint Basile, la structure avait pour but de secourir les vieux et les pauvres, ainsi que de s’occuper des infirmes et des lépreux. De son côté, lorsqu’il est à Antioche en 381, saint Jean Chrysostome visite un xenon destiné aux malades. Ces exemples démontrent que la distinction entre lieu d’hôtellerie et espace d’accueil médical n’était pas encore réalisée. C’est avec le Moyen Âge chrétien qu’apparaît véritablement l’idée que l’assistance n’est plus réservée à la famille, mais qu’elle doit être élargie à tous, membres de la parenté et étrangers. Dans les années 530, le Code Justinien, oublié à Constantinople, établit que l’hôpital devient une institution : on y prévoit une administration ainsi que des lois qui règlementent son fonctionnement. Les hôpitaux y sont considérés comme de véritables personnes morales placées sous la tutelle administrative et religieuse de l’évêque. S’inspirant des expériences byzantines, ce sont finalement les arabos-musulmans qui établissent avant le VIIIe siècle les premiers hôpitaux psychiatriques et des écoles de médecine. Le bimaristan, terme d’origine persane (bimar, malade et stan, lieu), désignait alors un établissement dans lequel les malades étaient pris en charge par des médecins qualifiés. Contrairement aux structures chrétiennes proprement charitables, la vocation de ces établissements était ouvertement de guérir les malades, tout au moins de les soigner, quelle que soit leur confession religieuse. Musulmans et non musulmans y étaient pris en charge gratuitement par des médecins issus des trois religions du Livre, même si les premiers avaient la priorité en cas de pénurie de place. À titre d’exemple, l’un des plus importants hôpitaux de Bagdad aurait été fondé en 982, l’équipe soignante devait compter pas moins de 25 médecins lors de sa fondation et son directeur d’alors n’était autre que le célèbre Rhazès. L’architecture de ces établissements révèle leur vocation médicale : organisés selon un plan cruciforme qui avait pour but de créer des espaces dédiés et la sectorisation, l’ensemble permet de distinguer la pharmacie, la chirurgie, l’ophtalmologie, l’orthopédie, etc… Le traitement des maladies mentales y était particulièrement remarquable, au sens où l’on y fait déjà appel à des pratiques comme la musicothérapie pour calmer les aliénés et on limite l’enfermement.

L’hôpital médiéval européen : un établissement de bienfaisance et d’isolement.

Soigner les âmes.

À la même époque et pour de très nombreux siècles encore, l’hôpital européen n’est qu’un lieu de bienfaisance. Fondés sur les renseignements de l’Église, ces établissements que l’on nomme maison de charité ou hôtel-Dieu pour les plus importants ont comme mission première de soigner les âmes. Ainsi, les soins à la portée médicale toute relative, restait avant tout le moyen d’atteindre l’âme d’un hospitalisé. Face à l’urbanisation grandissante à partir du XIIe siècle, on réalise un parallèle entre traitement de la maladie et soulagement de la pauvreté. Ce rapport à l’Église et au salut explique que l’évêque exerçait son autorité sur toutes les fondations hospitalières de son diocèse. L’hôpital était donc toujours principalement un lieu d’accueil des miséreux et des faibles, ceux que l’Église appelle les Pauperes Christi, c-a-d les Pauvres du Christ. La charité chrétienne reste la raison d’être de ces établissements et l’architecture de ces lieux en était symbolique : si l’organisation des hôpitaux arabes avait une finalité médicale, l’architecture des structures chrétiennes était avant tout inspiré par la religion. Ainsi, la chapelle était au centre de l’édifice et c’est en ce lieu qu’était réalisée l’admission d’un patient, après que ce dernier se soit d’abord confessé. Les salles des malades étaient alors installées à la proximité immédiate de cette chapelle pour permettre à leurs occupants d’entendre la messe. L’autre grande différence est que jusqu’au XVIIIe siècle, les liens entre les hôpitaux et les facultés de médecine ou les universités furent quasi-inexistants.

Mettre les malades à l’écart

Certaines structures d’accueil se démarquent de par leur objectif particulier : à défaut de soigner certaines maladies, la meilleure solution prophylactique restait d’isoler les malades dans un objectif de protection sanitaire du reste de la population. C’est le cas très particulier des léproseries ou maladreries. Dans les faits, les lépreux n’y recevaient pas ou peu de soins et la guérison n’était pas le but de ces établissements. Il fallait avant tout endiguer un fléau. Le meilleur témoignage de l’absence d’une vocation thérapeutique de ces lieux reste que dans de très nombreux cas, l’entrée dans une maladrerie, mouroir et lieu de réclusion, s’accompagnait parfois d’une cérémonie funéraire et d’une ouverture de la succession de l’hospitalisé. Pour éviter la contamination et éloigner au mieux la maladie, les léproseries étaient régulièrement bâties à distance des villes. Au XIe siècle, la léproserie Saint Lazare est installée dans un faubourg de la ville du Mans (Sarthe) et elle accueillait des sujets atteints de «mezélerie», autre nom de cette maladie qui se développa notamment après le retour d’Orient des croisés. Sous une autre forme, certains établissements se spécialisent très tôt : avant le XIIe siècle, l’Aumône Notre-Dame sort de terre à Chartres pour devenir un centre d’accueil des «getés», c-a-d les enfants abandonnées de la ville.

Les ordres hospitaliers, les moines et l’accueil des pèlerins

À compter de la fin du XIe siècle, le commerce se développe, les croisades se multiplient en terres lointaines et de nombreux pèlerinages apparaissent ou connaissent un regain de succès. Ces changements font augmenter le nombre de personnes sur les routes européennes et même au-delà. C’est pourquoi on assiste à l’essor d’ordres religieux constructeurs d’établissements nommés hôpitauxou hospices hébergeant et restaurant des voyageurs. L’Ordre du Temple restera l’un des ordres hospitaliers les plus célèbres. Ces établissements que l’on retrouve notamment sur le chemin du pèlerinage de Saint-Jacques-de-Compostelle étaient assez modestes et nécessitaient peu de personnes et encore moins de compétences médicales. C’est le cas de l’hôpital de Ronceveaux fondé en 1132 par le roi d’Aragon et l’évêque de Pampelune pour permettre aux pèlerins de résister au froid, aux loups et aux bandits. Les monastères s’équipent eux-aussi dès le haut Moyen Âge d’infirmeries judicieusement placées à l’extérieur de l’espace de clôture des moines, non loin du cimetière, mais il est bien difficile d’en distinguer une fonction : certes, on y soignait les malades des environs, notamment grâce à des connaissances en botanique qui ont fait la réputation des jardins médicinaux monastiques, mais on y accueillait aussi moyennant finance les pèlerins qui y trouvaient un hébergement plus sûr qu’une auberge. Cette mainmise des religieux sur l’hôpital ne freine pas totalement les innovations dans la prise en charge. En 1120, s’inspirant de l’expérience de son prédécesseur, Etienne 1er, Grand Maître de l’Ordre hospitalier de Saint-Antoine, fait bâtir l’hôpital des «démembrés» appelé à recevoir les sujets ayant survécu au «mal des Ardents», devenu par la suite le «feu Saint-Antoine» et provoqué par l’ergot de seigle. Les personnes amputées y étaient accueillies leur vie durant, et plus révolutionnaire encore, parfois appareillées et formées à un métier adapté à leur handicap.

La vie d‘un hôpital médiéval

Comme pour les fondations arabes, la subsistance matérielle des hôtels-Dieu et autres hospices était essentiellement assurée grâce au principe de charité des fidèles. De nombreux dons et legs venaient alors enrichir ces établissements et dans le meilleur des cas, leur fondation, acte individuel ou collectif, pouvait être d’origine princière ou noble. C’est ainsi que vers 1260, Saint Louis, se rappelant être rentré de la 7e croisade en ayant notamment fait libérer 15 groupes de 20 prisonniers énucléés par l’ennemi, fit créer l’hôpital des Quinze-Vingts (devenu aujourd’hui le centre hospitalier national d’ophtalmologie), et il le destine à l’hébergement des aveugles de Paris. Le nom de l’établissement s’explique par le fait qu’il disposait de 300 places (c-a-d 15 fois 20 lits). On voit ainsi se définir le lit comme unité de compte de la gestion hospitalière, même si, dans certaines structures, un lit pouvait accueillir jusqu’à 5 personnes. Le fonctionnement de ces hôpitaux restait le plus souvent l’apanage de religieux. Les effectifs hospitaliers sont mal connus, si ce n’est pour les XIV et XVe siècles, période qui confirme que le personnel reste très réduit : à l’hôpital Saint-Eloi de Lyon, seuls cinq religieux étaient chargés de s’occuper de l’ensemble des personnes hospitalisées.

Finalement, le rapport de l’hôpital à la charité et à l’enfermement se poursuit bien au-delà du Moyen Âge. Ne faut-il pas attendre la période post-révolutionnaire, voire la mi-XXème siècle pour assister dans un premier temps à une laïcisation, puis à une véritable médicalisation de l’hôpital européen.

Pour aller plus loin :

DUHAU Isabelle, LAGET Pierre-Louis, LAROCHE Claude (Dir.), «L’hôpital en France, histoire et architecture», Cahier du patrimoine, 2012, n°99, Lyon, Lieux-dits, 592 p.

IMBERT Jean (Dir.), Histoire des hôpitaux en France, Paris, Privat, 1982.