À CET ÉGARD, L’HÔPITAL N’EST JAMAIS AUSSI PERFORMANT QUE LORSQUE LE MANAGEMENT FAVORISE LE TRAVAIL EN ÉQUIPE, DÉCLOISONNE ET PRÉFÈRE L’HORIZONTALITÉ AUX SILOS. LES TEMPS DE CRISES EN OFFRENT DES EXEMPLES INSPIRANTS…

Benoît Mournet 

HAUT FONCTIONNAIRE

Lieu d’engagements et de passions, l’hôpital public suscite les émotions les plus vives et autant de vérités que d’expériences vécues : la vérité d’un patient guéri et pour longtemps reconnaissant, la vérité de proches en deuil pour un décès inattendu, la vérité de personnels soignants ou logisticiens, la vérité d’un interne, celle d’un cadre de santé, la vérité d’un chirurgien, d’un chercheur, la vérité d’un directeur, celle d’un syndicaliste, la vérité d’un administrateur d’une agence régionale de santé, la vérité d’un maire, la vérité de chacun d’entre nous.

Ces expressions toutes informées par l’expertise ou l’expérience, sont
des réalités. Celles-ci coexistent, se comprennent souvent et s’affrontent parfois. Elles rendent un travail d’objectivation sans doute plus délicat encore que pour d’autres domaines de l’action publique, moins sujets aux passions. Elles traduisent aussi la réalité d’une communauté humaine riche de 201 métiers, ce qui est sa force, mais aussi son revers quand le cloisonnement médical, soignant et administratif et la logique des « corps » l’emportent sur le pilotage en mode projet. À cet égard, l’hôpital n’est jamais aussi performant que lorsque le management favorise le travail en équipe, décloisonne et préfère l’horizontalité aux silos. Les temps de crises en offrent des exemples inspirants.

Le fil directeur des réformes de l’hôpital conduites depuis 19961 concerne pourtant des sujets d’organisations territoriales ou internes. Or, le temps consacré à ces questions de structures a pu détourner l’attention des managers de l’essentiel. Les patients ne connaissent en effet ni le pôle, ni la communauté hospitalière de territoire, ni les divers comités internes. De plus, les lois annuelles de financement de la Sécurité sociale définissent un Objectif National de Dépense d’Assurance Maladie (Ondam) ventilé par une tarification à l’activité. Celle-ci a ses vertus mais est aussi marquée par une certaine imprévisibilité et un écart avec la dynamique des dépenses. Cela s’est traduit par des tensions sur la capacité d’autofinancement des établissements et l’accumulation d’une dette, aujourd’hui de 30 milliards d’euros, conduisant les pouvoirs publics à en proposer un refinancement par l’État. Des plans d’investissements hospitaliers tels que ceux de 2007 et de 2012 décorrélés des cycles d’exploitation des établissements ont également montré leurs limites.

La loi du 4 mars 2002 de réforme du droit des malades et de la qualité du système de santé fait figure d’exception dans ce mouvement de fond même si sa portée reste inachevée. Fallait-il que le patient ait été oublié ? La démarche de certification qualité de la Haute Autorité de Santé, parfois décriée, aide à rendre cette intention effective, et accompagne la mutation vers une culture de la sécurité et du résultat, poussée par les patients et les professionnels. Or, les failles persistantes dans la gestion des processus de soins et des fonctions supports, en un mot les insuffisances de la démarche qualité, se traduisent encore par 2,6 événements indésirables graves évitables (EIG) pour 1 000 jours d’hospitalisation chaque année, soit environ 300 000 patients touchés. L’erreur humaine individuelle intervient certes, mais n’est pas la cause majoritaire tirée des analyses systémiques. Il serait d’ailleurs intéressant de la réactualiser, eu égard aux progrès entrepris depuis dix ans dans cette démarche. Cependant les mots du manifeste du collectif interhôpitaux énoncent autrement cette même réalité.

Aussi, la réponse aux défis de notre hôpital public ne devrait pas être abordée, d’abord et uniquement par la question des moyens ou par de nouvelles prescriptions normatives. Les patients appellent avant tout à satis- faire leurs besoins, qu’ils soient d’ordres préventifs, curatifs ou palliatifs, et les professionnels à changer de paradigme, d’une figure du médecin héros, culpabilisatrice et lourde, à l’envie d’un travail d’équipe, humain, secondé par la technologie, au service du possible et du souhaitable.

Pour répondre, les managers hospitaliers, et à commencer par les directeurs d’hôpitaux, mais également les responsables médicaux et paramédicaux, devraient opérer une remise en question. Il ne s’agit bien sûr pas là d’une question de personne, ni même de compétences, mais de se reposer la question fondamentale de pour qui travaille-t-on ? Si la réponse semble a priori plus aisée pour les médecins, infirmiers, aides-soignants, logisticiens, techniciens ou les agents d’accueil, elle est devenue moins nette, en particulier pour les cadres : une infirmière travaille-t-elle pour sa hiérarchie ou pour le malade ? Un cadre travaille-t-il pour sa hiérarchie ou pour son équipe ? À cet égard, le terme « dialogue de gestion » traduit en lui-même un décalage entre celui à qui incomberait la responsabilité de gérer et celui qui fait. À mesure de l’inflation des structures, le management hospitalier est devenu parfois « métamanagement », coupé bien que nourri par le terrain. Certes, des directeurs, responsables médicaux, ou cadres supérieurs de santé s’efforcent d’« aller sur le terrain », ce qui n’est toutefois pas équivalent à « être sur le terrain ».

Le décalage ainsi exprimé se traduit in fine par une adéquation imparfaite entre le besoin réel des usagers et le service rendu. Pour y remédier, il est possible de s’inspirer d’exemples en France ou à l’étranger ayant fait leurs preuves. L’hôpital de Valenciennes est toujours cité, à juste titre, en exemple pour avoir été au bout de la gestion de proximité. Il en est de même des cen- tres de lutte contre le cancer dont la direction générale médicale peut faciliter la légitimité du management. Pour les plus audacieux, certains services d’hôpital pourraient même expérimenter le modèle de « l’entre- prise libérée » consistant à passer d’une logique du « comment », hiérarchique, bureaucratique, adepte du commandement et du contrôle à une logique du « pourquoi » qui se désintéresse de la façon de procéder et mise tout sur le seul objectif qui compte réellement : faire plus et mieux au moindre coût pour la satisfaction de l’usager. Le fonctionnement hospitalier actuel est très éloigné de ce modèle « libéré ». Si celui-ci a d’ailleurs fait plus d’admirateurs que d’émules, et s’il n’y a bien sûr pas de modèle univoque, il nous donne à penser. La perte de sens dans le monde du travail ne touche pas seulement les personnels hospitaliers. 89 % de l’ensemble des salariés seraient aujourd’hui « non engagés » ou « activement désengagés » dans leur travail. L’étaient-ils lorsque ces salariés ont entamé leur carrière ? Quelles qu’en soient les modalités, il est essentiel de retrouver un environnement hospitalier dans lequel chacun soit traité en tant qu’intrinsèquement égal et puisse se développer de sorte d’avoir envie de prendre des initiatives, de trouver des solutions et de les mener à bien.

La stratégie « Ma Santé 2022 » de « passer d’un système cloisonné, fondé sur les soins curatifs tarifés à l’activité à un système davantage tourné vers le parcours du patient, la prévention, la coordination des acteurs et des secteurs, la qualité des soins et la pertinences des actes » pose le bon diagnostic. Sa mise en œuvre passe, à mon sens, et à l’échelle de chaque établissement, par le fait de recréer les conditions de l’engagement et de l’innovation de chacun des acteurs de la chaîne de soins. Pour cela, tous les leviers de gestion (recrutements, évaluations, achats, investissements, codage) pourraient être confiés aux acteurs les plus en proximité, à l’échelle du pôle ou du service. Seuls eux peuvent effectivement gérer, au sens de maîtriser leur besoin et y affecter la juste ressource.

FAVORISER LA CULTURE DE LA QUALITÉ, DE L’INNOVATION ET DU RÉSULTAT ME PARAÎT ÊTRE AUJOURD’HUI LA PRIORITÉ….

Le recueil de satisfaction des patients, la tenue du dossier médical, la sécurité du système d’information et de la prise en charge médicamenteuse, la sécurité d’approvisionnement et de la chaîne logistique pourraient ainsi mieux percer l’ordre du jour des comités de direction hospitaliers, dans lesquels un directeur médical devrait être présent, sans toutefois que les sujets plus classiques d’organisation territoriale, de gestion financière et de dialogue social ne soient effacés. Par ailleurs, la HAS pourrait prendre une place plus importante qu’aujourd’hui comme levier de pilotage du système de santé, en intégrant par exemple, les résultats de la certification pour réguler l’offre de soins. De même, l’opération de « reprise de dette » en
cours pourrait fonder ses conditionnalités sur des critères de démarche
qualité/sécurité, comme par exemple la juste prescription ou le taux de signalement des événements indésirables. Cela aurait pour effet indirect de porter l’incitation financière à la qualité, généralisée en 2016 et portée en 2019 à 200 millions d’euros par an jusqu’à 10 milliards d’euros sur quinze ans.

Favoriser la culture de la qualité, de l’innovation et du résultat me paraît être aujourd’hui la priorité. Un retour d’expérience collectif et sans tabou pourrait aussi sans doute mettre en exergue la question de l’attractivité du statut de la fonction publique hospitalière, en l’état, pour certains emplois, par rapport à des CDI plus rémunérateurs dans le secteur privé non lucratif. De même, la responsabilité des médecins seniors dans l’encadrement des étudiants internes mériterait d’être évaluée au regard des différences de pratiques, entre services et entre établissements.

La crise sanitaire a invité l’hôpital, avec ses forces et ses failles, au cœur du débat public. Quasi gratuit, formant des praticiens compétents, avec un maillage territorial réel bien qu’imparfait et fort de l’investissement de ses professionnels, il donne beaucoup de raisons d’être fier. Or, le cri d’alarme lancé, avant cette crise, et ses faiblesses mises au grand jour, sont des opportunités pour réinterroger sa pratique de management. Le principe de subsidiarité devrait toujours prévaloir dans la gestion, et les managers, moins nombreux, et repositionnés en « décloisonneurs » et pilotes de processus transversaux ou supports, pourraient se concentrer sur leur rôle premier de garant de la confiance et de la responsabilité de leurs équipes et de la satisfaction de ses usagers.