Tribune

« La croissance est atone, la France s’appauvrit. Le bouc émissaire est vite trouvé : c’est la protection sociale, trop coûteuse. »

Michel Monier
Ancien Directeur général adjoint de l’Unédic et membre du think tank CRAPS

Comparaison n’est pas raison, nous le savons ! Le discours politique est cependant truffé de comparaisons avec, de façon privilégiée, notre voisin ordo libéral. Les gouvernants d’aujourd’hui ont oublié la leçon de Montesquieu qui moquait les princes qui pensaient gouverner leur royaume en copiant les bonnes lois et pratiques de leurs voisins. Ils ont oublié, aussi, l’enseignement de Blaise Pascal : une vérité n’est vraie que lorsqu’elle est ancrée dans une culture, une mentalité, une tradition.

La politique pour l’emploi, qui fait du taux de chômage d’outre-Rhin le parangon, illustre la déraison comparative : fort de l’exemple Allemand, on réforme non pas – ou trop peu – le marché du travail, mais la gestion du chômage en oubliant que la variable culturelle et la pratique du dialogue social sont des déterminants, en oubliant aussi la structure de l’emploi, industriel là-bas, de services ici.

Autre déraison : le satisfecit que l’on s’adressait, post Covid, pour le rebond de croissance ici bien supérieur. Déraison car c’était ne pas voir qu’ayant dégringolé de moins haut nous sommes descendus plus bas. Ce rebond n’était pas une performance économique mais le résultat d’une loi de physique : une chute plus importante génère un rebond plus important qui cependant, jamais n’atteint le niveau initial (même dopé par le « quoiqu’il en coûte »).

Alors puisque se comparer il faut, comparons-nous à l’Allemagne et joignons les Pays-Bas1 à ce benchmark. Comparons-nous, non pas pour en tirer des leçons mais des questions.

– Le PIB par habitant : 38 550 euros pour les Français, 48 750 pour les Allemands, 54 150 pour les Hollandais… Quand le PIB nous classe au cinquième ou sixième rang mondial, le PIB par habitant nous relègue au 25ème rang mondial.
– La dette publique rapportée au PIB : 111,8 % en France, 66,1 % pour l’Allemagne, 50,1 % pour les Pays-Bas.
– La dette par habitant : 43 327 euros en France, 30 366 en Allemagne, 26 980 aux Pays-Bas.

Le rebond de croissance post Covid n’aura pas suffi, la croissance est atone, la France s’appauvrit. Le bouc émissaire est vite trouvé : c’est la protection sociale, trop coûteuse. La démonstration est rapidement faite, toujours par comparaison : les dépenses de protection sociale représentent en France 35,2 % du PIB, elles sont de 31,7 % en Allemagne et de 29,3 % et aux Pays-Bas2. Voilà une comparaison qui nous classe parmi les mauvais élèves : nous dépensons trop pour la protection sociale !

Faut-il croire que nous dépensons trop pour le social ? Regardons la dépense par habitant : elle est en France de 3 996 euros, de 4 602 euros aux Pays-Bas et de 5 086 euros en Allemagne… Dépensons-nous vraiment trop pour le social ?

En comparant les pourcentages en masse, on néglige de regarder le détail par habitant. Quand le pourcentage de dépense publique rapportée au PIB (58,3 % ici, 49,5 % en Allemagne et 43,5 % aux Pays-Bas) suffit à dire que l’on socialise trop, la dépense publique par habitant nuance, pour le moins, la vision macro : elle est de 22 608 euros ici, de 22 738 euros en Allemagne et de 23 408 euros aux Pays-Bas. Par habitant, c’est la France qui dépense le moins. Renversement du diagnostic : si nous sommes mauvais élèves ce n’est pas parce que nous dépensons plus en pourcentage de PIB, mais parce que nous dépensons moins par individu !

Mauvais élève, c’est presque devenu une habitude comme nous le signifie le classement PISA !

L’école et notre glissement progressif dans les classements internationaux a une explication évidente. Les dépenses d’enseignement (9,72 % du PIB) sont de 1 895 euros par habitant (mais de l’ordre de 9 900 euros par élève). En Allemagne les 11,23 % de PIB consacrés à l’éducation représentent 2 020 euros par habitant et aux Pays-Bas 12,91 % de PIB permettent d’investir dans l’éducation 2 407 euros par habitant.

Le fastidieux comparatif peut être poursuivi (avec par exemple le comparatif des balances commerciales, celui de l’espérance de vie ou des taux d’homicides…) mais pour conclure, trois autres données corroborent ce constat :

– Le salaire minimal national (SMN) : 1 747 euros en France, 1 997 euros en Allemagne, 1 995 euros aux Pays-Bas.
– Le taux de chômage : 7,2 % en France, 2,9 % en Allemagne, 3,2 % aux Pays-Bas.
– Le taux de pauvreté : 14 % de taux de pauvreté en France, 15 % en Allemagne, 13 % aux Pays-Bas.

De ce comparatif, pas de leçons à tirer (si ce n’est de méthodologie : il faut comparer les systèmes et non pas une seule « pièce » du système). Pas de leçons mais deux questions.

– Comment font l’Allemagne et les Pays-Bas pour dépenser plus par habitant tout en y consacrant une part moindre de la richesse créée ; et subsidiairement (!) comment font-ils avec un SMN supérieur pour avoir un taux de chômage aussi bas ?
– La dépense publique est-elle une bonne dépense, est-elle une dépense efficiente ?

Répondre à la première question c’est lever le voile pour voir que l’on ne crée pas – ou plus – assez de richesses3. « Il n’y a plus assez d’huile dans la lampe » comme le disait Pierre le Pesant de Boisguilbert adressant, en 1695 (!), aux Contrôleurs généraux du royaume son « Détail de la France, la cause de la diminution de ses biens et la facilité du remède en fournissant en un mois tout l’argent dont le Roi a besoin et enrichissant tout le monde ». En observant ce qui n’allait pas pour proposer les remèdes, il faisait de l’Économie politique. Nos politiques économiques, substituées à l’Économie politique, visent l’effet immédiat : leur ambition est politique avant d’être d’économie. L’action publique n’est plus que réaction répondant à l’urgence du moment. Elle est toujours plus coûteuse et peu importe s’il n’y a plus assez d’huile dans la lampe ?

La deuxième question vient : la dépense publique est-elle efficiente ? Avec 5,7 millions d’agents publics, la masse salariale des fonctions publiques françaises compte pour un quart de la dépense publique, soit 14 % du PIB (8 % en Allemagne et aux Pays-Bas)4. On compte entre 88 et 89 agents publics pour 1 000 habitants, contre près de 60 en Allemagne et aux Pays-Bas.

À ce point, les princes nous disent que la comparaison n’est pas possible : elle ne vaut pas. Les périmètres des secteurs publics sont différents : l’Allemagne et les Pays-Bas délèguent, privatisent, ou n’ont pas de statut de fonctionnaire. Nous touchons là à un interdit, à l’angle mort des comparaisons. C’est pourtant dans la masse salariale publique que se niche le « coût de production » des services publics. Ne faut-il pas pour la dépense publique, inscrite dans une logique de moyens et non pas de résultats, poser la même question que celle adressée à la protection sociale : ne coûte-t-elle pas trop cher ? N’est-ce pas là qu’il y a un « pognon de dingue » ?

Fort du mauvais constat d’une protection sociale trop coûteuse, les politiques publiques s’efforcent à réduire les dépenses sociales. Le mauvais constat c’est ne pas voir que si l’on dépense trop c’est d’abord que l’on ne produit pas assez, ne pas voir que le « pognon de dingue » est d’abord employé à fabriquer des services publics. Déterminées par une comparaison qui ne se fait pas au bon niveau, les politiques publiques ignorent que la masse des dépenses sociales recouvre une faible dépense par habitant. Ayant oublié les leçons de Montesquieu, de Blaise Pascal et de bien d’autres, les politiques publiques semblent ne plus voir que le niveau des prélèvements fiscaux et sociaux est un frein à la création de richesses.

Si l’on dépense trop pour le social c’est parce que la socialisation prime sur l’économique. On a privilégié l’administration économique au développement économique. Le mauvais constat fait prendre l’obstacle – le coût de la protection sociale – pour la cause5. Les politiques économiques sont des politiques à la Sisyphe. L’État, qui peut tout, s’est fait Providence. En dernier recours, il s’attaque à l’obstacle qu’il repousse sans cesse, s’y dépense sans plus compter, jusqu’à ajouter à la cause parce qu’il est avant tout un percepteur.

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1. https://fr.countryeconomy.com
2. INSEE chiffres-clés, 2 février 2022
3. https://www.revuepolitique.fr/2024-annee-du-devoilement
4. France Stratégie « Tableau de bord de l’emploi public -situation de la France et comparaisons internationales », décembre 2017. France stratégie précise : « L’emploi public dans une perspective de comparaison internationale : une tâche délicate Les comparaisons entre pays développés en termes d’emplois publics sont délicates à mener. L’hétérogénéité des modes de gestion, des statuts, des principes budgétaires incite à bâtir un diagnostic en croisant une multitude de critères. »
5. Le lecteur aura ici reconnu la référence faite aux « Sophismes économiques », Frédéric Bastiat, 1845-1848