TRIBUNE
“- Vous voulez quoi ? – Vivre plus ! – Ça veut dire quoi ?”1 Ah vivre plus !!!…

HECTOR STREBY

La France s’ennuie2 ! Certes, les chrysanthèmes ne sont plus inaugurer et l’hexagone vit paisiblement. Le gaullisme l’administre « façon pépère ». Peu importe que l’Amérique latine connaisse quelques soubresauts plus ou moins hiératiques, que les Etats-Unis s’enlisent inéluctablement en Asie, que le continent africain de coups d’État en coups d’État orchestrés pour la plupart d’entre eux par monsieur Foccart reste à la remorque de l’Histoire, la ménagère française n’a d’yeux que pour les arts ménagers… Frigo, machine à laver et puis… La DS est au garage comme neuve à force d’être bichonnée !

« Bonne nuit les petits. Faites de beaux rêves »3 ! Regagnez votre nuage peuple chéri, l’ordre vital a rejoint l’ordre géométrique4

La somnolence est générale. Elle en est même source de plaisir ! Et ce n’est pas un groupuscule d’étudiants au verbiage incompréhensible, certainement marxisant occupant un amphithéâtre universitaire en banlieue, un certain 22 mars qui peut mettre fin à ce monde anesthésié par une hausse continue de son niveau de vie, tombé amoureux d’un taux de croissance5.

Sauf que… la jeunesse subit de plein fouet la dégradation de ses conditions de vie dans une société de consommation dont les valeurs ne la séduisent plus : la vétusté des locaux universitaires, le manque de place en bibliothèque quand ce n’est pas tout simplement le manque d’universités. Et les plus récentes sont situées en bordure de bidonvilles ! Peu importe que le pouvoir en place construise un collège par jour, c’est un Pailleron qui plus est6 !

Sauf que… les ouvriers connaissent une baisse de leurs salaires, les plus bas de la CEE7, pour une durée hebdomadaire de travail de 45,6 heures8 en 1966, la plus élevée de la CEE, découvrent la montée du chômage et enragent que la conception du pouvoir au sein de l’entreprise par le patronat n’évolue guère…

Et « toujours le même Président »9 !

Alors les uns et les autres se tournent vers des idéologies enchanteresses, vers des héros qui apparaîtront bien plus tard, plus sanguinaires les uns que les autres, vers des modes de gestion supposés plus participatifs…

Alors est né un moment d’illusion lyrique, aux allures révolutionnaires, nourri de foi ardente et d’utopie juvénile, de folles obstinations et de naïves fulgurances en la possibilité d’une transformation radicale de la vie et du monde…

Cours camarade le vieux monde est derrière toi10 !

Comme si le monde présent n’était-il pas en soi déjà le vieux monde !

Au plan social, mai 68 se résume pour tous les observateurs aux accords de Grenelle du 27 mai au cours desquels un jeune secrétaire

d’État au nom de Jacques Chirac devait s’illustrer. Ils accordèrent une augmentation de 35% du SMIG, une augmentation de 10% des salaires, la création de la section syndicale, et une quatrième semaine de congés payés11… De quoi affoler le patronat, de quoi affoler le bourgeois… Rassurons-nous, l’économie française ne s’est pas pour autant écroulée ! Elle résistera mieux à mai 68 que 32 ans plus tard aux 35 heures !!! Et la Ve République en est ressortie plus forte que jamais…

Mais contrairement à bon nombre d’observateurs mai 68 ne s’arrêtera pas avec la manifestation du 30 organisée par le pouvoir gaulliste.

En effet, mai 68 fut au plan social un détonateur à mèche longue…

À n’en pas douter mai 68 ne s’est pas arrêté aux artifices du calendrier grégorien ! Loin s’en faut. Comme tous les rêves, ceux qui dynamitent les images du quotidien, mai 68 ne s’est pas dissipé au petit matin ! Quand bien même la France reprit son train-train, partit immédiatement en vacances, afficha plus que jamais sa foi en un modernisme extravagant dont l’aboutissement symbolique sera la construction de Beaubourg, développa encore et encore ses mythologies12, ses fantasmes, ne serait-ce qu’à travers « la bagnole »13

Ce fut d’abord la mise en place de la mensualisation, nœud gordien du programme social du candidat Pompidou lors de l’élection présidentielle de 1969 : « la mensualisation constitue un élément essentiel pour la transformation de la condition ouvrière » en mettant fin à la différence du calcul des rémunérations entre ouvriers et employés, en passant du salaire horaire au salaire mensuel.

Et ce fut enfin la saga Lip, dernier baroud d’honneur d’un mai 68 romantique.

En 1973, les « Lip » entrent avec fracas dans l’histoire du mouvement ouvrier et par ricochet dans l’histoire de la Protection sociale française. « Ton patron a besoin de toi, tu n’as pas besoin de lui » ; oui bien sûr mais quelle importance face à la lame de fond que symbolise monsieur Seiko ! La mondialisation qui ne dit pas encore son nom – personne ne la pressent – rit du rêve autogestionnaire de ces provinciaux dont les faits et gestes sont relatés à la une du journal télévisé quotidien. Benny Lévy14 a beau être estomaqué par la forme et l’ampleur du mouvement, c’est bien un chant du cygne qui se joue devant une France qui aspire certes à la modernité mais à condition qu’elle ne soit ni autogestionnaire ni prolétarienne. Rien n’y fait, « Lip, c’est fini15 » et avec ce désastre industriel c’est l’émergence d’un monde sans frontière dans lequel la concurrence est désormais internationale, les coûts de production déterminants, l’optimisation fiscale un objectif en soi. « Jusqu’à Lip, nous étions dans le capitalisme où l’entreprise était au cœur de l’économie. Après nous nous sommes trouvés dans un capitalisme où la finance et l’intérêt de l’argent ont remplacé l’entreprise.16»

L’âge d’or des plans sociaux commençait !

Alors répondant à une question lors de sa conférence de presse du 27 septembre 1973, Georges Pompidou déclarait : « l’affaire Lip a démontré une insuffisance de notre législation sociale en matière de faillite. »

Le régime de la garantie de salaire était né, venant compléter celui institué en 1958 couvrant les conséquences de la rupture du contrat de travail à l’initiative de l’entreprise.

Avec l’AGS, l’apport social de mai 68 et de ses prolongements était achevé. Le traitement social du chômage avait désormais avec l’Agence Nationale Pour l’Emploi, l’Assurance chômage et l’Association pour la Garantie des Salaires une architecture globale…

Le traitement social du chômage était en place !

Lorsque Valéry Giscard d’Estaing, le 27 mai 1974, au cours de son discours d’investiture prononce avec l’emphase qui lui est coutumière : « voici que s’ouvre le livre du temps avec le vertige de ses pages blanches », personne n’imagine à cet instant que c’est l’histoire des « Trente piteuses17 » qui allaient noircir les recto verso de ce livre aux relents nostalgiques des « Trente glorieuses » et de leur avatar aussi inattendu que flamboyant qu’a été mai 68 !

SOURCES

1 Dialogue entre le général De Gaulle et son petit-fils. 
2 Pierre Viansson-Ponté. Le Monde. 15 mars 1968.
3 « Bonne nuit les petits » est une série télévisée diffusée entre 1962 et 1973.
4 Bergson. L’Évolution créatrice. Le désordre et les deux ordres.
5 « On ne peut pas tomber amoureux d’un taux de croissance », slogan de mai 68.
6 Type de CES construit dans l’urgence du Baby-boom, construit de telle manière qu’il ne peut résister plus de 15 minutes à un feu. 20 personnes dont 16 enfants ont péri le 6 février 1973 lors d’un incendie criminel.
7 UE de l’époque.
8 « Soixante ans de réduction du temps de travail dans le monde ». Gérard Bouvier et Fatoumata Diallo. INSEE PREMIERE 13-01-2010.
9 Michel Delpech « Inventaire 67 ».
10 Slogan de mai 68.
11 La loi du 16 mai 1969 étend à tous les salariés la quatrième semaine de congés payés obtenue en décembre 1962 par les métallos de Renault. 85% des salariés du privé l’avaient arrachée en mai 68.
12 Cf. Roland Barthes.
13 Expression de Georges Pompidou.
14 Militant maoïste de premier plan sous le pseudonyme de Pierre Victor, il dirige la Gauche prolétarienne, groupe politique d’extrême gauche, inspiré par la doctrine maoïste. Co-fonde en 2000, avec Alain Finkielkraut et Bernard-Henri Lévy, l’Institut d’études lévinassiennes, qu’il dirigera jusqu’à sa mort en 2003. Il fut le secrétaire de Jean-Paul Sartre de septembre 1973 jusqu’à la mort du philosophe, en 1980.
15 Pierre Mesmer, Premier ministre de l’époque.
16 « Les Lip, l’imagination au pouvoir », documentaire de Christian Rouaud, Edition les films du paradoxe.
17 Cf la définition des « Trente piteuses ». « Emploi : tout va très bien madame la marquise » p 415. H Chapron. Ed Docis. 2017.