L’activité médicolégale l’emporte sur les soins et l’asile devient un lieu de renfermement surencombré et sous-équipé, où le traitement moral s’est éteint

Pr Jacques Hochmann

Psychiatre, psychanalyste, membre honoraire de la Société psychanalytique de Paris & médecin honoraire des hôpitaux de Lyon

Histoire et psychiatrie ou l’éternel retour 

Contrairement à l’histoire du reste de la médecine, dont le développement est linéaire, l’histoire de la psychiatrie est sinusoïdale. Ses avancées et ses retours en arrière correspondent à des évolutions du contexte politique dans le sens de la liberté ou du contrôle. En France, c’est au moment de la Révolution que les pionniers, Pinel et Esquirol, développent une conception de l’aliénation, comme une exacerbation des passions. Confiné aux marges de l’humanité, l’insensé, jusque-là, était dit possédé par une force diabolique ou réduit à une quasi-bestialité. L’aliéné, à l’opposé, est un être humain qui, dans sa déraison, garde un reste de raison et dont le délire a une logique. Il est donc accessible au « traitement moral », première forme de psychothérapie. L’asile est une école de citoyenneté, où, sous l’autorité du médecin, une pédagogie, quelquefois violente pour déclencher des « spasmes psychiques » afin de déraciner l’erreur, n’en reste pas moins inspirée par un idéal humaniste.

Avec le retour d’un catholicisme intégriste anti-révolutionnaire sous la Restauration, cette conception de l’aliéné commence à être battue en brèche. Les psychiatres s’orientent de plus en plus vers la recherche de lésions cérébrales qui leur donneraient une légitimité pour valider l’internement légalisé en 1838 et pour décréter l’irresponsabilité du malade devant les tribunaux. L’activité médicolégale l’emporte sur les soins et l’asile devient un lieu de renfermement surencombré et sous-équipé, où le traitement moral s’est éteint. La théorie qui domine alors est celle de la dégénérescence héréditaire, une laïcisation du péché originel qui affecte un rameau familial détaché de l’espèce humaine. Le mal s’y transmet en s’aggravant, de génération en génération. Des romanciers, des pamphlétaires, des victimes d’internement publient des mises en cause de la répression asilaire que quelques rares psychiatres critiquent et essaient d’alléger, mais celle-ci persiste au-delà du tournant du siècle. Dans l’ensemble, sous le Second Empire et les débuts de la Troisième République, la psychiatrie participe surtout au maintien de l’ordre.

Dans le climat des années folles après la saignée de la guerre de 14-18, l’apparition du mouvement surréaliste, qui valorise la folie comme expérience d’un au-delà poétique de la raison conformiste, accompagne la lente pénétration, en France, de la psychanalyse et de conceptions psychopathologiques qui établissent des liens de compréhension, sinon d’explication, entre les symptômes des maladies mentales et l’organisation globale de la personnalité telle qu’elle se constitue dans l’histoire d’une vie. Un changement doctrinal s’esquisse où le dialogue avec le malade est repris, mais où, aussi, pour en finir avec le pessimisme de la dégénérescence, les méthodes de choc (cure d’insuline, électrochocs) reviennent au goût du jour avec la détestable psychochirurgie. Le Front populaire consacre alors des changements de dénomination qui ne sont pas que des artifices sémantiques : l’asile d’aliénés devient hôpital psychiatrique et le gardien d’asile infirmier. Un premier service libre s’ouvre à Paris, dissociant le soin psychiatrique de l’internement. La lutte contre les maladies mentales fait son entrée aux côtés de la lutte contre la tuberculose et contre les maladies vénériennes dans les dispensaires d’hygiène sociale préfigurant la psychiatrie de secteur.

La guerre arrête ces progrès et l’on sait le terrible destin de près de 50 000 malades mentaux morts de faim dans les hôpitaux psychiatriques sous l’Occupation, sans qu’on puisse y voir une politique active d’élimination, plutôt une indifférence dans une ambiance eugénique.

La Libération et la mise en œuvre du programme de la Résistance marquent le retour d’une nouvelle dynamique. Sous l’impulsion du très actif syndicat des médecins des hôpitaux psychiatriques, avec le soutien d’administrateurs éclairés, une véritable révolution affecte les anciens asiles désormais financés par la Sécurité sociale. D’abord limitée à quelques petits établissements, elle gagne peu à peu, sous le nom de « psychothérapie institutionnelle », une large partie du pays. Il s’agit, par-delà les différences et des débats parfois orageux entre écoles rivales, d’un renouveau du traitement moral, une utilisation de la vie quotidienne dans l’institution comme outil thérapeutique et une prise en considération du malade comme sujet de son destin et co-acteur du soin. Les infirmiers et infirmières, dont la formation initiale a été renforcée, trouvent dans les stages d’un organisme dérivé du mouvement d’éducation nouvelle dans l’Éducation nationale, les CEMEA, une diffusion des idées de la psychopathologie moderne ainsi que la formation à des méthodes d’animation de groupe. Ils participent à des réunions d’équipe où se régule le soin des malades tandis que les réunions soignants-soignés favorisent une circulation de la parole et que se développe avec l’ergothérapie une « clinique d’activités ».

En 1960, un projet conçu à la Libération voit le jour, le secteur, comme aire de recrutement d’un service évitant ainsi les migrations d’un service à l’autre lors des réhospitalisations et favorisant la continuité des soins. Là encore limité pendant plusieurs années à quelques expérimentations, il finit par se généraliser, après qu’à l’occasion de la secousse de Mai 68 la psychiatrie a pu se dégager de la tutelle de la neurologie. D’abord simple découpage territorial, le secteur devient l’occasion de déplacer les programmes de soins vers la cité et de diversifier la réponse institutionnelle aux troubles mentaux sévères en fonction du trajet des malades devenu moins uniforme grâce aux progrès de la psychopharmacologie, des psychothérapies individuelles ou collectives et d’un travail pour améliorer la tolérance sociale à l’inclusion de la différence. Les anciens dispensaires, voués initialement à la prévention, deviennent des centres de soins ambulatoires : les centres médico-psychologiques (CMP), tandis que les équipes hospitalières se mobilisent pour des visites voire pour une hospitalisation à domicile. Des hôpitaux de jour pour adultes, adolescents, enfants essaiment dans la communauté, donnant naissance à des formules plus légères, les centres d’accueil thérapeutique à temps partiel. Des appartements thérapeutiques, des centres de crise complètent un dispositif de plus en plus varié pour répondre à la diversité des besoins. En même temps, les pratiques s’ouvrent sur des collaborations avec l’environnement social et familial et d’autres interlocuteurs de la cité : les médecins généralistes, les travailleurs sociaux, la police dans les cas d’urgence. Pour la psychiatrie infanto-juvénile, qui s’est séparée administrativement de la psychiatrie de l’adulte, en 1972, c’est l’ouverture vers l’Éducation nationale, les services de protection maternelle et infantile, l’aide sociale à l’enfance, la protection judiciaire de la jeunesse. Une pratique en réseau fait éclater le vieux paradigme de l’isolement. Le malade est de plus en plus considéré comme un usager à part entière avec ses droits et ses opinions et les familles font entendre leur voix. Lointain écho du surréalisme, l’antipsychiatrie et les institutions dites « alternatives » participent à ce bouillonnement.

En 1981, l’arrivée de la gauche au pouvoir fait rêver d’un décentrage plus complet vers l’extra-hospitalier, mais l’hôpital auquel sont rattachés les personnels d’hygiène mentale départementaux reste le manager du secteur. La réforme, en 1990 puis en 2011, de la loi de 1838, qui régit les hospitalisations sous contrainte, donnant à celle-ci des couleurs moins répressives et un encadrement par le juge, favorise paradoxalement le recours à l’internement et à l’isolement qui augmente. Submergés par leur succès et l’afflux des demandes, les CMP se trouvent en difficulté, comme l’avaient été les asiles au XIXe siècle, alors que la restriction des budgets de santé diminue leurs moyens. En même temps, les progrès des neurosciences cognitives font espérer à certains un retour vers la neuropsychiatrie d’antan, où dominait la quête d’un dysfonctionnement organique. Les avancées de la génétique actualisent sous une forme plus scientifique les souvenirs de la dégénérescence. La réhabilitation redevient pédagogique. L’attention à l’intimité conflictuelle et à l’histoire des clients, fondatrice du soin psychique, risque alors de s’effacer. En réaction, les usagers avec le concept de rétablissement cherchent à regagner leur autonomie dans un contexte général de mise en cause de l’expert, tandis que les praticiens, on le voit dans cet ouvrage, relancent leur réflexion et des innovations.