TRIBUNE

LA CRISE A MONTRÉ À QUEL POINT UNE ORGANISATION EFFICACE DU SYSTÈME DE SOINS, DÉCLOISONNÉE ENTRE LA VILLE ET L’HÔPITAL ET CAPABLE D’ADAPTATIONS RAPIDES ÉTAIT PRIMORDIALE

François-Emmanuel Blanc & François Krabansky

DIRECTEUR GÉNÉRAL DE LA CCMSA & MÉDECIN SPÉCIALISÉ EN SANTÉ PUBLIQUE

Un constat mettant en évidence des faiblesses à plusieurs niveaux, la prévention, l’organisation des soins, l’utilisation des données et l’information.

La crise sanitaire liée au coronavirus nous a beaucoup appris, sur nous, notre pays, notre santé. Elle nous a permis de constater que les Français étaient capables d’une adaptation considérable et d’une solidarité collective probablement plus importante que ce que nous pouvions imaginer. Elle a aussi mis en évidence les domaines dans lesquels notre pays peut s’améliorer. Il n’en reste pas moins nécessaire d’analyser cette crise avec beaucoup d’humilité. Le pays rencontre déjà des difficultés à faire face aux enjeux de santé connus, pour la plupart, depuis des années. Comment alors appréhender une situation tout à fait inconnue à notre époque ?

Au cours de la crise, nous avons découvert l’importance des gestes barrières, comme le lavage des mains ou encore des mesures telles que l’isolement social. L’application de ces mesures, nouvelles pour les Français, et pourtant efficaces dans la plupart des épidémies annuelles comme la grippe qui fait entre huit et onze mille morts par an, dépendent largement de notre comportement. Difficile d’évaluer la façon dont ces gestes ont été appliqués au cours de la crise et pourraient le rester lors d’autres épidémies. Le masque, porté comme emblème de la protection contre le virus, est plébiscité alors qu’il fait partie d’un arsenal de mesures qui ne sont vraiment efficaces qu’ensembles. Ce masque est vu comme un bouclier, un rempart ultime contre le virus. On a d’ailleurs la sensation que le port du masque est perçu comme une protection individuelle, alors qu’il s’agit d’une protection collective, efficace uniquement si une part suffisante de la population le porte correctement. Un biais qui pose question sur la perception des messages portés par Santé Publique France. Les gestes perçus comme une protection individuelle seraient-ils plus suivis que les mesures collectives ? Quelle est alors la compréhension de la nécessité et de l’efficacité des gestes barrières ? Sont-ils appliqués et suffisamment respectés pour avoir un  réel impact sur la prévention de l’épidémie ? Au final, sommes-nous assez informés, responsabilisés et autonomes pour faire face collectivement à ce type de crise ?

Nous avons aussi applaudi les professionnels de santé, à 20 heures, pour les remercier de leur travail remarquable, leur engagement exemplaire. Dans les hôpitaux, les services ont réussi un véritable tour de force pour adapter leur organisation et leur activité à la situation d’urgence. Pourtant, là encore, la crise a mis en évidence des dysfonctionnements. L’adaptation aussi rapide pour l’accueil des patients atteints de Covid-19 n’aurait pas été possible sans un investissement important des soignants. Des lits de réanimation disponibles dans des établissements privés n’ont pas été utilisés alors que les services des hôpitaux publics commençaient à saturer. Les acteurs de santé, en dehors des hôpitaux ont eu la sensation de ne pas pouvoir apporter toute l’aide que leurs compétences le leur permettaient. Des constats qui reflètent finalement des difficultés bien connues de notre système de soins. L’organisation trop lourde des hôpitaux ne disposent pas de moyens d’adaptation rapide et simple du fait des contraintes règlementaires et financières. Il s’agit également des difficultés de coordination des acteurs de santé des territoires, qu’ils soient en ville ou à l’hôpital.

Au début de la crise, tout le monde a suivi de près l’évolution du nombre de cas, de personnes hospitalisées ou en réanimation et de décès ainsi que l’importance de l’épidémie dans les différentes régions. Les chiffres des autres pays ont aussi été suivis de près, dans une forme de compétition à celui qui prendrait les meilleures mesures pour protéger sa population. Les informations disponibles sur l’évolution de l’épidémie ont été précieuses dans les choix qui ont été opérés par les institutions sanitaires, ne serait-ce que pour gérer les capacités des hôpitaux dans l’accueil des cas graves ou l’adaptation des règles de déconfinement aux situations des territoires. Leur fiabilité et la transparence du recueil des données est un point clé. Ne nous serions nous pas préparés plus tôt si la mortalité affichée par la Chine dès le début de l’épidémie avait été plus proche de celle observée finalement en Europe ? Probablement car, bien que les chiffres de la Chine de contagiosité étaient importants, la mortalité restait faible, faisant penser à une forme de grippe et motivant un discours rassurant. La vérité était tout autre, nous le savons désormais. Par ailleurs, la stratégie de gestion de la crise et les moyens déployés pour prévenir la propagation auraient-ils pu être plus anticipées avec des informations plus précises ? Les mesures prises par le Gouvernement auraient-elles pu être plus adaptées aux situations des territoires pour limiter les répercussions économiques avec des données géographiques en temps réel ?

Nous nous sommes donc rendus compte que la santé dépasse les prises en charge hospitalières, dépasse la médecine de ville, dépasse le soin tout court. Les constats et les questions soulevés par cette crise intéressent de façon non exhaustive la sociologie des comportements, l’économie, la gestion des hôpitaux, l’organisation des soins sur les territoires, l’épidémiologie, la technologie, le numérique, l’utilisation des données et leur analyse et même les relations internationales. 

Quelles pistes pour faire face à ces enjeux mis en lumière ?

Tout au long de la crise, il a régulièrement été rappelé l’importance d’adopter les bons gestes, les bons comportements pour lutter contre la diffusion du virus. Pour autant, nombreux sont ceux qui ne savent pas comment s’y prendre. Peu sont ceux qui savent comment réagir face à une situation en lien avec la santé : savoir quand faire appel au médecin, aux urgences ou au samu. Les Français doivent être capables d’appliquer les mesures de prévention collectivement, d’adopter les bons comportements en fonction de situations rencontrées pour ne pas saturer l’offre de soins. Faire face de façon efficace à une crise c’est aussi être conscient du risque. Pas uniquement du danger, mais bien du risque. C’est-à-dire avoir une approche probabiliste de la situation. Comprendre que les mesures barrières ne protègent pas de façon absolue, mais que cumulées, elles diminuent le risque de propagation et donc la mortalité. Il ne s’agit pas seulement de faire connaître et appliquer des gestes, mais de comprendre et analyser une situation et d’adopter les comportements les plus adaptés à cette situation de façon autonome. Les Français doivent être plus autonomes dans la gestion de leur santé. Faire acquérir ces compétences est l’objectif de la promotion de la santé. Il s’avère donc nécessaire d’utiliser les moyens tels que l’éducation dès le plus jeune âge permettant d’adopter les comportements favorables à la santé et savoir faire face aux différentes situations sanitaires.

La crise a montré à quel point une organisation efficace du système de soins, décloisonnée entre la ville et l’hôpital et capable d’adaptations rapides était primordiale. L’engagement des professionnels de santé a permis une adaptation remarquable de l’offre de soins en cours de crise. Mais on ne peut, à chaque crise, se reposer sur leur engagement. Il faut que le système les aide et les appuie, que les organisations leur facilitent la mise en œuvre de prises en charge efficaces et de qualité. Cela ne sera pas possible sans repenser le système de soins, dans sa structure, ses fondations. On ne peut plus se contenter de modifications à la marge, d’ajustements au fil des plans et des projets de loi de Sécurité sociale. Dans un premier temps, les statuts de la fonction publique hospitalière, et pas uniquement ceux des soignants, doivent se métamorphoser, devenir plus simples, compréhensibles par tous. Ils doivent être adaptables pour que l’activité pratiquée soit directement liée aux compétences, au potentiel plutôt qu’à un titre. Ces modifications permettront de redonner du sens aux acteurs de santé, d’augmenter l’attractivité des métiers, de favoriser le décloisonnement et donc améliorer le soin dans toutes ses dimensions. Il est impératif, et devient urgent, d’accepter l’autonomie des acteurs de santé territoriaux pour leur permettre d’apporter les réponses sanitaires les plus adaptées aux situations de leur territoire. Par ailleurs, favoriser un pilotage contractuel entre les administrations et les acteurs de santé des territoires faciliterait la réalisation d’objectifs définis dans des stratégies adaptées aux territoires. Le pilotage actuel, normatif, par le biais d’une réglementation lourde et instable,  contraint l’action et ralenti l’innovation. Enfin, une gestion budgétaire à long terme est nécessaire pour favoriser l’investissement. Les acteurs de santé ont besoin de visibilité sur plusieurs années pour pouvoir établir des stratégies d’actions et investir dans des innovations. Ce n’est pas possible avec une révision annuelle des finances. Il conviendra donc de sortir d’un pilotage financier et mettre en œuvre un pilotage stratégique avec des objectifs nationaux déclinés sur les territoires, puis opérationnel avec des mesures et actions qui répondent aux objectifs prédéfinis. Ce n’est qu’au regard de ces objectifs et des actions qui en découlent que les moyens à allouer devraient être définis et non l’inverse.

La qualité des données liées à la santé et la capacité à les utiliser, les analyser et les restituer clairement est peut-être l’enjeu qui trouve le plus d’écho tant les chiffres ont été suivis pour mesurer l’action du gouvernant dans un premier temps puis le classement des territoires lors du déconfinement. Au-delà de l’information grand public, une analyse synthétique de données précises et fiables permet de construire des stratégies solides et rapides dans le cadre de crises sanitaires. L’information est primordiale dans la construction de toute stratégie et la définition de ses objectifs. Une stratégie qui doit être précise et rapidement applicable dans une situation de crise. Nous devons donc être capables de collecter les données de façon fiable, de les analyser pour construire des stratégies efficaces et enfin de pouvoir donner une information vérifiée et transparente aux Français. Il est certain qu’une collaboration internationale dans le partage des données garanties fiables serait un outil de choix dans la gestion de pandémies mondiales. L’utilisation des données de santé fait l’objet de considérations éthiques, et soulèvent un certain nombre de questions ; peut-on utiliser toutes les données ? Tracer les utilisateurs d’applications au titre de la santé publique ? Mais aussi de questionnements techniques ; comment collecter et analyser des données fiables en temps réel ? Et pratique ; comment donner une information compréhensible et utile à partir de bases de données brutes ? Il devient urgent de répondre à ces questions. Il devient urgent de se positionner en faveur d’une utilisation pragmatique et utile des données de santé. De se doter de compétences fortes en analyse, en synthèse et pour la restitution au grand public des informations recueillies. Si nous voulons garder l’un des meilleurs systèmes de santé au monde, il nous faudra profiter du potentiel de tous les outils disponibles, intégrant les données de santé mais également l’intelligence artificielle qui sera en capacité de les analyser avec pertinence et rapidité.

LA SANTÉ DOIT ÊTRE CONSIDÉRÉE DANS TOUTES LES DIMENSIONS,SANITAIRE CERTES, MAIS AUSSI EN LIEN AVEC LES SITUATIONS ÉCONOMIQUES ET SOCIALES, LE TOUT CE QUI POURRAIT AVOIR UN IMPACT SUR LA SANTÉ…

Les leçons à tirer devront être ambitieuses, les changements, imprégnés d’une nouvelle vision de la santé, plus globale, portée sur les enjeux à venir et non ceux du passé.

Devenir une nation de santé publique, une nécessité pour faire face aux nouveaux enjeux de santé.

Notre système de santé est trop basé sur les soins, disons-le encore. Il s’appuie sur un système de soins qui ne répond plus aux enjeux actuels malgré de nombreux aménagements. Sans repenser complètement la Santé en France, notre système risque de ne plus garantir le meilleur pour les Français.

Nous devons devenir une nation de santé publique. En quoi cela consiste ? La Santé doit être considérée dans toutes les dimensions, sanitaire certes, mais aussi en lien avec les situations économiques et sociales, le travail, l’environnement, l’urbanisme, l’éducation et tout ce qui pourrait avoir un impact sur la santé. La promotion de la santé et la prévention doivent être massivement investies, notamment auprès des plus jeunes. Nous devons fixer des objectifs ambitieux et mettre les priorités sur les enjeux de santé au sens large et ne plus se focaliser sur nos capacités à soigner. Qui préfère être hospitalisé, dans le meilleur établissement s’il en est, que de ne pas être malade du tout ? Ne tombons pas dans le piège de mettre tous les moyens à l’issue de la crise dans une solution palliative que représente l’hôpital. Ne tombons pas non plus dans le piège de voir la santé uniquement par le prisme de son financement et des budgets alloués.

Comment amorcer cette métamorphose vers la santé publique ? Dans un premier temps, il est nécessaire de renforcer nos compétences en la matière. Nous devons capter des talents, possiblement venant de pays plus avancés en santé publique que nous. Il sera nécessaire de créer des formations d’excellence et de rendre accessibles des postes stratégiques aux professionnels ayant des compétences renforcées en santé publique. Nous ne pouvons plus agir de façon individuelle et cloisonnée, il nous faut penser la santé de façon globale. Nous devons devenir une nation de santé publique.