L’avancée de 1945 s’inscrit d’abord dans un contexte national et international particulièrement favorable…

Frédéric Tristram & Frédéric Fogacci

Maître de conférences à l’Université Paris I-Panthéon Sorbonne & Directeur des Etudes et de la Recherche, Fondation Charles de Gaulle. 

Le 70e anniversaire des ordonnances d’octobre 1945, fondatrices de la Sécurité sociale, sont cette année l’objet d’un séminaire de recherche organisé par la Fondation Charles de Gaulle, qui vise à réfléchir sur l’apport du gaullisme au modèle français de protection sociale. En effet, alors que ces ordonnances sont aujourd’hui entrées dans le patrimoine commun et sont fréquemment présentées comme l’une des clés de la « refondation de 1945 », plusieurs questions se posent aux historiens. La première concerne le cycle historique dans lequel cette réforme s’inscrit : s’agit-il de la prolongation d’un cycle long, ouvert avec les lois de 1928 et 1930 sur les assurances sociales ? S’agit-il au contraire d’un moment de refondation lié au contexte de la Libération, et du consensus national qui prédomine alors de manière fugace ? 

L’avancée de 1945 s’inscrit d’abord dans un contexte national et international particulièrement favorable. Un contexte national, d’abord, puisque le programme du Conseil national de la Résistance du 15 mars 1944 fait figurer parmi ses priorités « un plan complet de Sécurité sociale visant à assurer à tous les citoyens des moyens d’existence dans tous les cas où ils sont incapables de se les procurer par le travail avec gestion appartenant aux représentants des intéressés et de l’Etat ». Autour de ce môle commun, il est à noter que la plupart des familles politiques consentent un effort par rapport à leur conception initiale pour parvenir au compromis d’octobre 1945. Un contexte international, ensuite, autour des trois pôles que sont l’Amérique rooseveltienne (le premier Social Security Act date de 1935), le Royaume-Uni de Beveridge et le Bureau International du Travail replié de Suisse à Montréal pour bien signifier, au coeur de la guerre, le lien étroit existant entre le régime démocratique et la protection sociale. 

Cet ensemble d’influences se cristallise dans l’entourage du ministre gaulliste Alexandre Parodi et inspire l’un des principaux rédacteurs des ordonnances définissant le système français, le directeur des Assurances sociales Pierre Laroque. Pour ces réformateurs, la Sécurité sociale suppose de dépasser la division traditionnelle entre les logiques d’assurance et d’assistance au profit d’une protection globale, qui serait à la fois un approfondissement et une intégration de ces deux notions. Elle suppose également la démocratie sociale, c’est-à-dire la participation personnelle et collective des assurés dans la gestion de la nouvelle institution. 

Pourtant, le schéma finalement retenu par les ordonnances et les lois qui les prolongent ne ressemblent pas à cette architecture idéale. D’abord parce que la Sécurité sociale ne naît pas de rien mais prolonge un système d’assurances sociales issu pour l’essentiel de l’entre-deux-guerres (loi de 1928-1930 pour la maladie et la vieillesse, décret-loi de 1938 pour la famille). Les réformes intervenues en 1945 se contentent d’augmenter les prestations, de supprimer le plafond qui excluait les salariés les plus aisés du système, d’unifier les différentes caisses et de rompre avec le principe de liberté d’affiliation. Cette remise en ordre administrative s’accompagne d’une promesse de généralisation qui ne sera mise en oeuvre que progressivement et dans un cadre qui sera loin d’être unitaire. Surtout, les ordonnances de 1945 sont le fruit d’une série de compromis avec des organisations ou forces sociales très réservés vis-à-vis de la nouvelle institution. Parmi celles-ci, on peut citer les mutuelles que l’extension de la Sécurité sociale et son unification priveraient de leurs missions traditionnelles, le monde de la médecine privée, soucieux de préserver un mode d’exercice libéral défini dès la fin des années 1920 (« Charte de la médecine libérale » de 1927), ou encore les bénéficiaires de régimes spéciaux, mineurs et cheminots par exemple. 

Le gouvernement du général de Gaulle (1944-1946) a donc joué un rôle important dans la définition des équilibres sociaux et institutionnels sans lesquels la Sécurité sociale n’aurait pas vu le jour. Au-delà du « moment » 1945 se manifeste un certain nombres de tropismes (attachement à l’équilibre financier, intérêt particulier pour la branche famille, paritarisme) qui structureront l’action du pouvoir gaulliste après 1958. •