Tribune

« Un remède d’opportunité comptable qui pourrait s’avérer pire que le mal »

Par
Marc Bourquin,
Conseiller stratégique de la Fédération Hospitalière de France

La Caisse nationale de retraite des agents des collectivités territoriales, qui concerne également, comme son nom ne l’indique pas, à parts à peu près égales les agents de la fonction publique hospitalière, assure les retraites de 1,6 million de personnes et rassemble 2,2 millions de cotisants.

Un retournement démographique spectaculaire

Dans les années 1980-90, les recrutements massifs dans les collectivités locales et les établissements publics de santé et médico-sociaux permettaient à la CNRACL d’être structurellement excédentaire avec un ratio de 4,5 cotisants pour 1 retraité. C’est dans ce contexte que cette caisse a massivement contribué à l’équilibre des autres branches au titre d’une solidarité démographique, jusqu’à plus de 4 Mds d’euros par an. Solidarité qu’on lui refuse aujourd’hui. Car, du fait même de ces recrutements il y a quarante ans, nous assistons aujourd’hui à des départs massifs à la retraite et, en raison d’une espérance de vie plus longue en moyenne, cet excédent structurel se transforme en un déficit abyssal qu’a mis à jour le rapport des 3 inspections (IGAS – IGF- IGA) publié au mois de septembre 2024. Le rapport souligne qu’en l’absence de mesures de redressement, le déficit croîtrait inexorablement (3,7 Mds d’euros en 2024 et 11 Mds d’euros en 2030, soit plus de 30 % des prestations) provoquant l’apparition d’une dette insoutenable de près de 100 Mds d’euros, à tel point que cela pourrait représenter plus la moitié de la dette des administrations sociale.

Devant cette réalité, quelles solutions les pouvoirs publics ont-ils mises en œuvre ?

Prenant le contre-pied total d’un discours gouvernemental constant depuis une décennie sur la nécessité de ne pas augmenter les cotisations des employeurs afin de préserver leur équilibre économique, les pouvoirs publics ont décidé, sans qu’un dialogue ait pu être initié sur les solutions alternatives, d’augmenter de… 13 points en cinq ans (2024 – 2028) les cotisations des employeurs territoriaux et hospitaliers ! Ce qui représente, à l’horizon 2028, un surcoût d’environ 4 000 euros par agent en moyenne. Si les effets sont importants aussi pour les collectivités territoriales, ils sont encore plus ravageurs pour le secteur de la santé et du médico-social, et ce, pour trois raisons :

– La masse salariale représente entre 70 et 90 % du coût de fonctionnement des opérateurs publics sanitaires et médico-sociaux

– Les ressources de ces établissements sont intégralement définies par les pouvoirs publics sans possibilité de lever l’impôt

– Les opérateurs publics sont de facto en concurrence avec ceux d’autres statuts, qui, évidemment, ne sont pas concernés par cette hausse de coût sans précédent

Il va de soi que dans un contexte où les établissements publics sont déjà confrontés à une situation financière plus que précaire (le déficit des établissements publics atteint près de 3 Mds d’euros fin 2024) ces augmentations de coûts sont insoutenables.

Survient alors une nouvelle stupéfiante de la part des pouvoirs publics : l’augmentation de cotisation sera compensée « à l’euro l’euro », actant ainsi un transfert du déficit de la caisse de retraite à l’assurance maladie.

Cette décision, dont on comprend l’intérêt à court terme pour les établissements, interroge tout de même en termes de cohérence :

– Comment peut-on justifier d’imputer le déficit d’une caisse de retraite à l’assurance maladie dont la situation est déjà loin d’être florissante. Quelle est la cohérence de ce jeu du Mistigri ?

– Ou bien doit-on s’attendre à ce que la compensation s’accompagne à terme d’une demande accrue d’économie que les établissements seront bien en peine de trouver ?

Les « effets secondaires » de cette décision d’augmenter de façon exorbitante les cotisations employeur risque de plus d’entraîner très rapidement un véritable effondrement des EHPAD publics, déjà fragilisés par une triple crise (sanitaire avec le Covid, réputationnelle avec l’affaire ORPEA, inflationniste, enfin, avec l’impact de la guerre en Ukraine) : en effet, pour les EHPAD, la compensation ne concernera que la partie assurance maladie de leurs ressources, et pas leur budget hébergement et dépendance soit pour les quatre années qui viennent, toutes choses égales par ailleurs.

Augmentation des charges de 3 à 4 % l’an et une quasi-stagnation des ressources. Que restera-t-il des EHPAD publics si une telle saignée devait se réaliser effectivement ? Or, dans bien des territoires, l’offre publique est la seule disponible et son coût pour les usagers est de 1 000 euros/mois inférieur à celui du secteur commercial.

Un remède d’opportunité comptable qui pourrait s’avérer pire que le mal.

Mais les effets négatifs de cette décision d’augmenter drastiquement les seules cotisations employeur vont bien au-delà, car cela n’affaiblira pas seulement les établissements publics et les collectivités territoriales : le remède va aussi, à terme, tuer le malade, à savoir la CNRACL elle-même.

À cela, trois raisons, aussi imparables que l’attraction terrestre :

– D’abord, en accroissant démesurément le coût relatif de l’emploi des fonctionnaires hospitaliers et territoriaux, déjà plus important que celui des employeurs privés, mais qui atteindra près de 30 % en 2028, on incite mécaniquement les gestionnaires à recourir toujours plus à des contractuels. … et partant à réduire le nombre des cotisants à la CNRACL.

– Ensuite, parce que cela poussera les opérateurs publics, confrontés à la croissance de leurs charges, à concéder certaines activités logistiques (blanchisserie, restauration, concession de leur service pour les collectivités) qui seront assurées à moindre coût par des agents fonctionnaires, mais peut-être aussi médicotechniques (laboratoire de radiologie) pour les établissements de santé. Là encore, nous assisterons à une réduction du nombre de cotisants.

– En troisième lieu, parce qu’un nombre croissant de collectivités locales et d’établissements publics ne pourront plus payer tout ou partie de leurs cotisations, générant un manque à gagner croissant – sous forme de dette sociale pour la CNRACL. À terme, ces établissements devront réduire leur activité voire l’arrêter comme c’est d’ores et déjà le cas de certains EHPAD publics.

Dans ce contexte, comment croire que l’on n’assistera pas à une réduction drastique du nombre de cotisants et donc des recettes de la CNRACL alors même que le nombre des pensionnés continuera lui à progresser durant des décennies ?

En février 2025, le rapport de la Cour des comptes commandés par le Premier ministre pour préparer le fameux « conclave » (qui semble avancer plus lentement que celui de Rome), a porté le regard au-delà de 2030 et affirmé que le déséquilibre n’était pas résorbable par les seules hausses de cotisations employeur décidées, et cela, sans même tenir compte des phénomènes d’attrition et de substitution évoqués ci-dessus1.

S’il est acquis que la thérapeutique mise en œuvre par les pouvoirs publics pourrait bien tuer le malade et affaiblir gravement au passage les établissements publics et les collectivités territoriales, reste qu’il est indispensable de trouver des solutions pérennes pour conforter le financement des retraites des agents publics hospitaliers et territoriaux.

Pour une réponse systémique

Commençons par dire que l’ensemble de ces sujets ne se pose qu’en raison du renoncement à la création d’un régime universel de retraite. En effet, l’exemple de la CNRACL montre, s’il en était besoin, que l’existence d’une caisse séparée est incompatible à la fois avec l’équité de traitement des cotisants et des retraités et avec un pilotage à long terme de cet immense sujet qui est celui du financement des retraites.

Il n’est pas indifférent de constater en effet que, à mesure que la CNRACL s’enfonce irrémédiablement dans le déficit, l’IRCANTEC (Institution de retraite complémentaire des agents non titulaires de l’État et des collectivités) accumule les excédents, portés par la croissance du nombre des contractuels dans la fonction publique.

De même, alors que le régime général de retraite reçoit plusieurs milliards d’euros de compensation de la CNAF d’une part et du FSV d’autre part, il n’existe aucune compensation à ce titre pour la CNRACL (un manque à gagner de 1,3 Mds d’euros)

Dans ce contexte, et sauf à remettre fortement en cause les droits acquis des fonctionnaires territoriaux et hospitaliers, il n’existe fondamentalement que deux solutions qui, l’une comme l’autre, conduisent à adosser financièrement la CNRACL soit :

– Au régime de pension de l’État (dit CAS pension). On pourrait penser que cela ne devrait pas poser de problème puisque, comme l’a indiqué le 1er président de la Cour des comptes en février 2025, le régime des fonctionnaires d’État est « par hypothèse équilibré ».

– Si, par extraordinaire, le gouvernement ne souhaitait néanmoins pas assumer les déséquilibres de la CNRACL, comme il le fait pour ceux de ses propres agents, il faudra bien adosser celle-ci au régime général, en tenant compte dans la résolution du problème et la gestion de la dette, des cotisations et des actifs de l’IRCANTEC, dont les excédents ne peuvent que croître.

– Dans l’attente de ces décisions de fond – et que celles-ci produisent leurs effets – il serait largement préférable d’affecter une ressource fiscale, pour une durée déterminée, au rééquilibrage de la CNRACL, plutôt que de passer par une hausse exorbitante des cotisations, plus ou moins compensée par l’ONDAM et la branche autonomie, dont les effets pervers sont évidents au détriment des établissements publics, et donc au final des malades et des résidents. Il n’est pas sain de remettre en cause le statut de la fonction publique de façon détournée et sans qu’un débat démocratique ait lieu en ce sens. De même, obliger – sans l’assumer – les EHPAD à faire payer aux usagers des EHPAD la hausse des cotisations – soit sous forme de hausse de tarif soit sous forme de baisse de la qualité de service – apparaît particulièrement choquant au plan éthique. En ce qui concerne les établissements publics sanitaires et médico-sociaux, l’affectation d’une quote-part de CSG (de l’ordre de + 0,2% progressivement d’ici 2028) à la CNRACL semble nettement plus claire et transparente.

Une fois réalisé ce sauvetage, il sera temps de trancher un second sujet fondamental :

Ne doit-on pas, comme pour les régimes spéciaux de la SNCF/RATP/EDF, appliquer la clause de la « grand-mère » (il y a bien plus de femmes que d’hommes parmi les fonctionnaires hospitaliers et territoriaux) pour les nouveaux embauchés, ce qui implique notamment de cotiser sur la totalité de la rémunération et de calculer la retraite sur les 25 meilleures années ?

Cette solution, si elle devait être retenue, n’implique nullement de supprimer le statut de la fonction publique pour les nouveaux agents comme le démontre la situation des praticiens hospitaliers et des fonctionnaires à temps très partiel (moins de 28 heures par semaine) qui cotisent d’ores et déjà au régime général et à l’IRCANTEC. À titre personnel, il ne me semble pas démontré que le régime de retraite actuel soit, finalement, plus équitable ni même plus avantageux pour les agents publics que le régime général, comme le relève d’ailleurs le rapport des trois inspections. Est-il plus équitable d’exclure les primes du calcul des cotisations et des pensions alors que l’importance des primes varie énormément d’une profession à l’autre ? Est-il plus équitable de retenir la règle des 6 derniers mois alors que cela peut induire des effets d’aubaine d’une année à l’autre (un agent hospitalier ayant une carrière complète n’aura pas la même retraite selon que, par exemple, il aura fait valoir ses droits à la retraite en juin 2021, avant la mise en œuvre du complément de traitement indiciaire (190 euros/mois) ou en janvier 2021). Enfin, au-delà même des questions d’équilibre démographique, il n’y a à peu près aucune chance pour que la règle des 6 derniers mois corresponde à l’équilibre à long terme d’un régime, puisqu’elle est totalement déconnectée de toute notion d’équilibre actuariel.

En adossant financièrement la CNRACL au régime général et en intégrant dans ce scénario le fonctionnement de l’IRCANTEC2, les pouvoirs publics sauveraient de la faillite le système de retraite des fonctionnaires territoriaux et hospitaliers et éviteraient d’affaiblir durablement le service public.

Reste à trouver le courage politique de mener une telle réforme.

Cet article n’engage que son auteur.

Sources :

1. Pourtant, la Cour des comptes utilise le modèle « Mésange » du ministère des Finances pour évaluer l’impact d’une hausse des cotisations employeur : elle conclut qu’un point de cotisation entraîne à 5 ans la suppression de 80 000 emplois dans le secteur privé. Il serait intéressant de faire tourner le modèle « Mésange » pour les établissements et collectivités relevant de la CNRACL. Avec toutes les limites méthodologiques d’une telle comparaison, une simple règle de trois laisse à penser qu’une hausse de 13 points de cotisations employeur entraînerait la suppression de 180 000 emplois, sans même tenir compte des effets de substitution avec l’emploi contractuel.

2. En effet, dans cette hypothèse de « clause de la grand-mère », l’IRCANTEC verrait arriver plusieurs dizaines de milliers de cotisants supplémentaires chaque année et son excédent annuel croîtrait très rapidement, ainsi que ses réserves.