Tribune

« La recherche et l’innovation sont particulièrement performantes alors que 30 millions d’Américains ne disposent d’aucune couverture financière de leurs besoins de santé. Comment expliquer ce paradoxe ? »

Michel Calmon
Directeur d’hôpital honoraire, expert auprès de l’Agence Nationale d’Appui à la Performance

Les États-Unis font partie des pays qui consacrent le plus de ressources à leur système de santé, soit 16,8 % du produit intérieur brut (11,1 % en France). Pourtant, l’espérance de vie est une des plus faibles des pays de l’OCDE (73,3 ans) et elle a même baissé durant la pandémie Covid. La recherche et l’innovation sont particulièrement performantes alors que 30 millions d’Américains ne disposent d’aucune couverture financière de leurs besoins de santé. Comment expliquer ce paradoxe ? La découverte de briques de ce système, à l’occasion d’un voyage d’études en Californie en octobre 2022, apporte un début de réponse.

Le système dea santé américain est un des plus coûteux au monde, mais il couvre de manière très inégalitaire la population

Les dépenses totales consacrées à la santé par habitant étaient aux États-Unis de 10 921 dollars par habitant en 2019, alors qu’elles ne s’élevaient en France qu’à 5 493 dollars. Ces dépenses sont des dépenses publiques à 49 %, 51% des dépenses relevant d’un financement par des assurances individuelles privées.

Les dépenses publiques concernent principalement deux catégories de population :

– Les personnes âgées de plus de 65 ans et les personnes handicapées (programme Medicare) ;

– Les enfants et les personnes démunies, en dessous du seuil de pauvreté (programme Medicad).

Un partenariat est établi pour le programme Medicad entre le Gouvernement fédéral et les États. Le niveau fédéral établit des standards minimums mais chaque État dispose d’une marge de manœuvre et peut fixer un niveau de couverture des soins au-delà du minimum. C’est ainsi que la Californie a prévu d’aller au-delà du programme fédéral en couvrant des personnes disposant de revenus au-delà du seuil de pauvreté dans une certaine limite, en apportant aux toxicomanes des services complémentaires et en couvrant des adultes sans papier (depuis 2022).

La réforme « Affordable Care Act », plus connue sous le nom d’Obamacare, promulguée en 2010, a permis de couvrir plus d’Américains jusqu’alors dépourvus de toute assurance individuelle en instaurant une responsabilité partagée entre le gouvernement, les employeurs et les individus. Le seuil de pauvreté, à partir duquel Medicad intervient, a été augmenté de 138 %, ce qui représente un revenu mensuel moyen d’environ 2 100 dollars pour un foyer de deux personnes.

C’est ainsi que 14 millions d’individus sur les 40 millions de Californiens étaient couverts par Medicad en 2022 (7,6 millions en 2012). De ce fait, les dépenses de santé ont notablement progressé pendant la même période, passant de 60 millions de dollars en 2012 à 144 millions en 2022. Les dépenses par bénéficiaire s’élèvent désormais à 8 540 dollars par an (2022).

En dépit de l’Obamacare, que la présidence Trump n’a pas réussi à remettre en cause, c’est aujourd’hui encore près de 30 millions d’Américains qui ne bénéficient pas d’une assurance santé. Ils reçoivent peu de prestations sanitaires et n’ont recours au système de santé que dans les cas d’urgence, alors que leur état est devenu préoccupant. Cet éloignement des services de santé peut expliquer la faible espérance de vie constatée aux États-Unis, conjuguée à une conjonction de déterminants en santé défavorables (habitat, habitudes alimentaires, pauvreté etc.). Une partie de la population, quoiqu’au-dessus du seuil de pauvreté, et donc non éligible au programme Medicad, ne dispose pas de revenus suffisants pour cotiser à une assurance individuelle.

Une des difficultés majeures pour la prise en charge sanitaire des plus démunis est la complexité du système américain, avec une grande diversité de programmes sanitaires et sociaux, au niveau fédéral mais aussi à celui des États, mais avec un manque de coordination entre eux et les organismes qui les gèrent.

Les États-Unis disposent pourtant d’un réseau de santé très performant et innovant

Les hôpitaux américains sont incontestablement parmi les meilleurs au monde. Le CHU de San Francisco, par exemple, qui comporte quatre hôpitaux pour adultes et deux hôpitaux pédiatriques ainsi qu’une faculté de médecine, une faculté de pharmacie, une faculté d’odontologie et une faculté en soins infirmiers, recense plus de 1 800 inventions, 6 lauréats du prix Nobel de médecine et investit dans 185 start-ups. Il dispose d’un équipement biomédical de pointe. Les ratios de personnel sont en moyenne deux fois plus importants qu’en France. Il a développé, depuis 2012, un programme d’excellence en soins infirmiers (le « programme Magnet »), qui met l’accent sur les résultats des soins, mesurés par différents indicateurs (taux de réadmission des patients, taux de patients sortis avant midi, taux d’escarres…). Il donne lieu à une accréditation délivrée pour une période de 4 ans par une association américaine au niveau fédéral.

Les systèmes de soins intégrés, associant médecine hospitalière et ambulatoire, sont particulièrement développés. 

Par exemple, le groupe privé à but non lucratif Kaiser Permanente est à la fois une structure d’assurance, qui couvre les soins de santé de ses membres, et un réseau de soins qui passe des accords avec des hôpitaux et des groupes de cabinets médicaux. Le budget annuel alloué doit couvrir les soins de santé des membres, dans une approche populationnelle. Cela représente au niveau des États-Unis 39 hôpitaux, 23 000 médecins et 217 000 employés. Les hôpitaux doivent respecter des normes de sécurité et de qualité identiques. Des programmes d’éducation thérapeutique sont également développés dans l’ensemble du réseau. 

Le John Muir Health est un système de santé intégré à but non lucratif qui regroupe des hôpitaux, des centres de santé et des médecins de ville. La moitié des médecins sont salariés, l’autre moitié étant composée de médecins indépendants affiliés au réseau.

De même, Blue Shield of California, importante société d’assurances, qui emploie 8 000 salariés et dessert 4,8 millions de membres, contractualise avec des hôpitaux indépendants, des groupes médicaux et des médecins en exercice individuel pour permettre une meilleure coordination des soins avec un dossier patient unique.

Certains acheteurs de soins ont introduit une « Provider Payment Reform », qui vise à créer dans le système de soins des incitations positives pour atteindre une meilleure performance, avec notamment un paiement par épisode de soins. Un groupe d’offreurs de soins partage la responsabilité financière et médicale en apportant des soins coordonnés à la population. Le paiement se fait selon la formule du « bundle payment » (paiement à l’épisode de soins).

On trouve également en Californie des modèles intégrés pour les personnes âgées. Le « On Lok Pace Model » propose ainsi un programme de soins inclusifs pour les personnes du troisième âge. PACE rassemble tous les soins nécessaires (médicaux, sociaux, diététiques, etc.) coordonnés par une équipe pluridisciplinaire. Il intègre des soins primaires et des soins à long terme en institution, en privilégiant les soins à domicile pour les personnes âgées.

La recherche et l’innovation font figure de modèle

L’innovation est au cœur du système de santé américain. La culture de l’innovation est fortement encouragée.

Ainsi, l’innovation technologique et numérique est affichée comme une priorité du CHU de San Francisco. La stratégie est fondée sur le client (et non sur l’institution), sur les décisions (et non sur les solutions), sur les équipes permanentes (et non sur les projets) et sur les résultats (et non sur les échéances). Un groupe pluridisciplinaire de communication clinique pilote la mise en œuvre de cette stratégie.

L’expérience numérique et digitale est particulièrement encouragée, au profit des patients. C’est ainsi que de nombreuses platesformes numériques existent, permettant aux patients de prendre des rendez-vous en ligne, d’accéder à l’information, d’échanger des courriels et de participer à des visioconférences. De même, des plateformes de conseil 24 h/24 ont été mises en place, permettant une autoévaluation des symptômes par les patients et des consultations à distance par visioconférence.

Des programmes d’innovation existent dans bon nombre d’hôpitaux, permettant au personnel et aux fournisseurs de proposer des projets d’innovation.

Des innovations sont également développées dans le domaine de la tarification des soins. Les médecins de ville sont généralement rémunérés à l’acte (« fee for services »). Néanmoins, dans certains États (Californie, Massachussetts, Minnesota), le paiement à la capitation a été introduit. Il permet une rémunération du médecin en fonction d’un nombre de patients inscrits sur sa liste, avec un accent mis sur la prévention et l’éducation sanitaire.

Les hôpitaux sont rémunérés en fonction des pathologies traitées (« Diagnostic Related Groups »). Des incitatifs financiers sont cependant introduits pour améliorer la qualité et réduire les coûts inutiles.

Le financement de la recherche et de l’innovation aux États-Unis repose principale sur des fonds privés, notamment des donations.

La philanthropie permet non seulement de financer en grande partie les investissements immobiliers, notamment des hôpitaux, mais aussi soutient les programmes d’innovation en santé. Un hôpital d’une capacité de 327 lits comme MarinHealth lève ainsi chaque année entre 7 et 10 millions de dollars pour financer ses programmes et ses innovations technologiques.

La recherche en santé bénéficie également d’une synergie forte entre les universités, les hôpitaux et les entreprises. Une entreprise comme CISCO a, par exemple, créé un centre pour la transformation digitale en santé (« Cisco Healthcare »), think tank ayant pour objet d’accompagner et de promouvoir la transformation digitale. Il aide les offreurs de soins à combiner innovation technologique, innovation organisationnelle et innovation sur le business model.

Bien que les indicateurs de santé et la couverture sociale de la population soit indéniablement bien meilleurs en France qu’aux États-Unis, certaines organisations et innovations dans le système américain méritent cependant d’être appréhendées comme des pistes d’amélioration de la performance du système de santé français, qui reste encore trop marqué par son cloisonnement et par un financement des offreurs de soins quasi exclusif à l’activité.

Retour de voyage d’études à San Francisco


Perrine Cainne
Directrice de l’organisation, de l’attractivité et de la fidélisation au CHU de Bordeaux

Le voyage d’études dans la baie de San Francisco organisé par Dialog Health pour l’ADRHESS, la FEHAP et le CRAPS a été riche de nombreux enseignements, utiles pour nos vies de professionnels hospitaliers et nous sommes revenus avec des idées de leviers qui permettraient de transformer notre système de santé et de protection sociale et répondre aux défis auxquels il fait face aujourd’hui. Ou, à l’inverse, cela nous a permis de voir d’apparentes « bonnes idées » évoquées aujourd’hui en France, déjà mises en œuvre dans l’État de Californie, qui n’ont pas eu les résultats escomptés. 

Bien sûr, les expériences ne sont pas comparables et transposables et il convient de faire un effort constant de remise dans le contexte historique, sociologique, économique et politique de chacun des systèmes. Néanmoins, ce que nous avons découvert, les échanges constructifs avec les participants et les intervenants et notre propre réflexion individuelle nous a permis de rentrer en France avec une autre vision des possibles.

En tant que directrice de l’Organisation, de l’Attractivité et de la Fidélisation au CHU de Bordeaux, je souhaite mettre en lumière deux dimensions transversales qui ont été plus particulièrement instructives dans le cadre de mes missions. La première concerne la méthodologie de transformation des organisations et la seconde porte sur la stratégie de développement de l’attractivité et de l’engagement des professionnels de santé. In fine ces deux sujets, traités avec un angle légèrement différent se rejoignent, se complètent et sont de nature à transformer profondément et durablement nos établissements.

Les organisations médico-soignantes qui nous ont été décrites apparaissent très différentes de celles que nous connaissons dans nos hôpitaux français. Si nous avons cherché à comparer les ratios soignants, les niveaux de rémunération, les systèmes de formation initiale et continue des professionnels, je crois que ce n’est pas le plus intéressant à rapporter car cela dépend principalement des moyens que nos pays ont décidé de consacrer à nos systèmes de santé respectifs. En revanche, la méthodologie de conception et de transformation des organisations est très intéressante à considérer. La plupart des établissements visités appliquent les principes du Total Quality Management (TQM) et du Lean pour accompagner l’évolution de leurs organisations. 

C’est le cas notamment de l’hôpital John Muir, qui a récemment recruté un expert du sujet pour déployer la méthode à grande échelle. Il estime la durée de sa mission à environ 2 ans pour former l’ensemble des unités, les faire adhérer à la méthode et qu’elles deviennent autonomes dans la conception de leur organisation et la résolution de leurs problématiques. De nombreux services sont déjà équipés de grands tableaux préremplis selon ces principes, permettant d’animer des réunions de service efficaces et laissant une large place à l’intelligence collective. Cet expert l’a déjà mis en place à UCSF et a pu en mesurer les bénéfices tant en termes de performance que d’engagement des collaborateurs. Si le TQM et le Lean Management ont mauvaise presse dans les hôpitaux français, il me semble que c’est plus par méconnaissance de leurs objectifs fondamentaux que de leurs modalités d’application. Ils ont souvent été associés à une simple méthode de réduction des coûts dans un contexte de rigueur budgétaire alors qu’ils visent à se concentrer sur l’essentiel pour améliorer l’expérience du patient et du professionnel. Et c’est tout à fait ce dont nos équipes et nos organisations ont besoin aujourd’hui.

De plus, pour aider à l’émergence d’innovations organisationnelles ou technologiques, des structures composées de coachs professionnels interviennent sur des projets transversaux visant à améliorer la santé de certaines populations spécifiques. C’est notamment le cas du Center Care for Innovation qui nous a été présenté et qui relève l’immense défi de faire travailler ensemble les différents acteurs du système américain dans un objectif d’amélioration, de simplification et de performance. Quand on mesure la multiplicité et la complexité des dispositifs existants, on ne peut que saluer leurs succès qui relèvent de l’exploit.

Ce voyage d’études a aussi été l’occasion de découvrir les hôpitaux magnétiques dont j’avais déjà beaucoup entendu parler sans jamais y mettre un pied. Parmi les hôpitaux visités, UCSF est labellisé tous les 4 ans depuis 2012 par le Magnet Hospital Recognition Program et nos interlocuteurs ont estimé que leur taux de turn-over relativement bas (7,9 % à UCSF contre 20 à 30 % en moyenne dans les hôpitaux américains d’après leurs dires) était lié à cette démarche. S’il n’est pas possible de résumer la démarche Magnet en quelques lignes, je voudrais mettre l’accent sur quelques points inspirants. 

Tout d’abord, développer l’écoute via des questionnaires d’évaluation permanents de la satisfaction et le traitement des résultats. Ces analyses donnent lieu à des plans d’actions qui impliquent les professionnels afin qu’ils soient acteurs de leurs propres solutions. Cette valorisation et exploitation du « feedback » est essentielle pour mettre en place des stratégies qui fonctionnent. Cela doit être renouvelé en permanence et intégré dans la culture d’établissement. 

Ensuite, faire participer les collaborateurs dans des démarches projets pluridisciplinaires (qui dépassent leur strict champ de compétences habituel) de la conception, à la réalisation et au suivi du projet. Nos interlocuteurs américains ont beaucoup insisté sur le fait que ces équipes projet restent connectées après la mise en œuvre de celui-ci pour en assurer son suivi dans une logique d’amélioration continue. Cette dynamique d’équipe est très enthousiasmante, attendue par les professionnels et m’a inspirée pour mettre en place le dispositif de la prime d’engagement collectif au CHU de Bordeaux. 

En complément, un dernier concept auquel je crois beaucoup et que j’ai vu fonctionner et mis en valeur en Californie, c’est celui de l’apprentissage et de la transformation par l’expérimentation. Nos organisations hospitalières doivent s’adapter en permanence, mais le changement imposé par la réglementation ou par la gouvernance n’est aujourd’hui plus accepté par les équipes car elles n’en comprennent pas toujours le sens. Au contraire, face à une problématique, donner aux équipes la possibilité de concevoir leur solution et de l’expérimenter a un triple avantage. Cela permet de faire adhérer les équipes aux projets (et plus généralement aux enjeux et à la culture de l’établissement), de développer l’apprentissage et donc les compétences des professionnels (pour reprendre la citation mythique de Nelson Mandela « je ne perds jamais, soit je gagne, soit j’apprends ») et souvent, d’aboutir à des résultats beaucoup plus efficients.

Lorsque l’on accepte de mettre de côté ses croyances, un voyage est toujours une formidable occasion d’évoluer. Le système de santé californien, ses résultats ambivalents, ses professionnels fiers et enthousiastes ont parfois bousculé mes représentations et inspiré de nouvelles façons de fonctionner et parfois renforcé mes idées et ma motivation à les mettre en œuvre dans mon quotidien professionnel.