il n’est pas davantage établi que les « Ordonnances de 1967 » aient été bénéfiques au plan structurel et au plan de la gouvernance du système et des organismes qui le composent

 Dominique Hénon

Ancien Directeur Financier de la CPAM de Paris

1945, 1967, 1995 : l’histoire de la Sécurité Sociale actuelle qui va bientôt fêter ses 3/4 de siècle a été scandée par le recours (1945, 1967) ou la tentation du recours (1995) à des Ordonnances en vue de créer ou de faire évoluer, de manière autoritaire, le système de protection sociale « à la française ».

Ainsi, au sortir de la seconde guerre mondiale, inspirée par le souffle puissant du vent atlantique venu de Philadelphie où avait été proclamée la première Déclaration internationale des droits à vocation universelle (la Déclaration universelle des droits de l’homme ne sera adoptée qu’en 1948), la France se dotait par l’ordonnance du 4 octobre 1945 d’un «Régime Général » largement mutualisé, dont la gestion confiée à des représentants élus des assurés consacrait le principe nouveau de « démocratie sociale », placée néanmoins sous le contrôle de l’état.

On notera à cet égard que dans « l’esprit de la Déclaration de Philadelphie » (cf. l’excellent ouvrage d’Alain Supiot, éditions du Seuil) l’urgence de la reconstruction de l’Europe, appuyée au plan économique et financier par le Plan Marshall, ne pouvait se réaliser sans mettre l’économie et la finance au service des principes de dignité humaine et de justice sociale.

22 années plus tard, en 1967, sous un gouvernement très affaibli conduit par Georges Pompidou, son ministre des Affaires sociales, Jean-Marcel Jeanneney, engageait une réforme administrative notable du Régime Général, au moyen de 4 ordonnances du 21 août 1967 ratifiées quasiment un an plus tard, compte tenu de l’opposition unanime des syndicats et de l’organisation de manifestations de masse bientôt relayées par les événements dits de mai 1968.

Deux justifications présidaient aux remaniements profonds qui allaient en résulter :

• la première d’ordre financier eu égard à la détérioration de la situation financière du régime ;

• la seconde d’ordre organisationnel en considération de la défiance des pouvoirs publics à l’égard des mécanismes de gouvernance initiaux jugés insuffisamment responsables.

Dès lors, une nouvelle architecture allait en découler, essentiellement basée sur la séparation des risques et l’affirmation d’une gestion paritaire sans élections qui mettait un terme définitif à « l’expérience de démocratie sociale » issue de la Libération.

Cinquante ans plus tard, force est de constater en effet qu’avec les Ordonnances de 1967 et l’officialisation de l’éclatement de la « caisse unique » en quatre branches distinctes (après création de l’ACOSS dans la loi de ratification) s’est opéré au fil du temps un changement de nature profond dans le sens d’une remise en cause rampante de la délégation de service public concédée à la Sécurité Sociale, en 1945 par ses fondateurs. S’amorçait alors la bascule progressive du système semi-autonome des origines vers le système administré d’aujourd’hui, dans lequel la CNAM constitue la tête de pont et l’exemple le plus abouti – notamment depuis la loi du 10 août 2004 – de la reprise en main de sa gestion par l’état.

Ainsi, après une valse-hésitation permanente entre les modèles beveridgien et bismarckien (voir en ce sens l’excellente analyse de Gilles Nezosi, directeur de la formation continue à l’EN3S, du 29/02/2016), les emprunts d’inspiration beveridgienne apparaissent désormais déterminants sous deux angles :

• la fiscalisation du financement de l’Assurance Maladie (la CSG – promise de surcroît à un bel avenir en « Macronie » – et aux taxes fiscales et para-fiscales, qui ont nettement pris le pas sur les cotisations depuis 2015 au point que les deniers publics proprement dits sont devenus prépondérants assurant de fait une légitimité supplémentaire à l’interventionnisme étatique) ;

• l’intégration financière ou complète en cours (RSI) et programmée à court terme (cf. rapport de la Cour des comptes 2016) des régimes de base au sein du RG.

Ce rapide retour sur quelques fondamentaux permet d’illustrer par l’histoire certaines des évolutions actuelles et il aurait été assurément salutaire que l’occasion du cinquantenaire des Ordonnances de 1967 soit saisie pour établir un bilan sincère des mesures autoritaires prises par voie d’ordonnances dans le domaine de la Sécurité Sociale.

En premier lieu, à l’évidence, on se serait souvenu pour le déplorer qu’elles ont échoué largement au regard du principal objet que leur avait assigné le législateur de l’époque, nimbé de beaucoup d’angélisme, à savoir «le rétablissement définitif de l’équilibre des comptes du Régime Général ». Rappelons hélas que l’exercice 2016, en dépit de certains artifices comptables soulignés par la Cour des comptes (dans sont rapport publié concomitamment à la manifestation d’auto-congratulation CNAMienne) s’est soldé par un déficit de plus de 5 milliards d’euros pour l’Assurance Maladie qui représente à lui seul plus de la moitié du déficit global annuel du Régime Général. Et cela pour prolonger la dérive financière permanente observée au cours de ce remarquable cinquantenaire qui aurait dû être endiguée par les Ordonnances, étant entendu que la « Dette Sociale » qui en appauvrissant les cotisants soumis au paiement reconductible de la CRDS abreuve généreusement les spéculateurs avisés.

Au-delà du volet strictement financier, il n’est pas davantage établi que les « Ordonnances de 1967 » aient été bénéfiques au plan structurel et au plan de la gouvernance du système et des organismes qui le composent.

Il serait, à ce stade superflu de revenir sur le fiasco du projet d’ordonnances de 1995 (associées au plan «Juppé ») qui a sombré face à la résistance populaire, sauf à souligner que l’essentiel de leur contenu a été discrètement distillé dans des lois ultérieures.

A y regarder de près, le cloisonnement structurel qui a externalisé dans une quatrième branche pilotée par l’ACOSS l’essentiel des préoccupations financières courantes était-il pertinent ? N’a-t- il pas plutôt entraîné une infantilisation des gestionnaires des caisses dites dépensières dans le sens où les organismes ont perdu toute obligation entrepreneuriale d’équilibrer leurs comptes au premier niveau à l’instar de nos voisins allemands ? Le pari et le parti du paritarisme pourtant affirmé par les Ordonnances de 1967 n’était-il pas voué à l’échec en raison de ce postulat de défiance qui reléguait les dirigeants des caisses de base au statut de payeurs aveugles tandis que l’état se réservait les grands équilibres au plan national, avec le succès que l’on sait, jusqu’à conduire les CPAM à un véritable démembrement interne (une implosion ?) dans le cadre de la démarche « TRAM » (travail en réseau de l’Assurance Maladie) ? La Cour des comptes elle-même n’y voit pour sa part d’auditeur et de certificateur des comptes, qu’une source d’accroissement des difficultés de lisibilité pré-existantes des organisations.

En renonçant à une gestion bicéphale et à l’exercice primitif de la tutelle sur des caisses responsabilisées, l’État qui par ailleurs a en même temps renforcé son administration directe sans résultats probants sur les structures de soins collectives via des ARS, particulièrement coûteuses, ne s’est-il pas privé des leviers que procuraient les apports d’un tissu d’organismes de proximité proches des assurés dans le cadre d’une convergence qui aurait pu être fructueuse entre la base et le sommet, comme on l’observe également dans des systèmes étrangers moins dirigistes? S’agissant des soins de ville, les résultats obtenus dans le cadre de la politique conventionnelle ne sont guère plus mirobolants, par exemple au regard de la hausse régulière du poste des honoraires médicaux, a fortiori si l’on y ajoute les versements au titre de la ROSP, malgré un contexte de réduction du nombre de médecins, de la croissance des dépassements d’honoraires, de la stagnation du tiers-payant dont la généralisation demeure virtuelle, du report de la fermeture du secteur 2, et tout ce qui concourt à la fracture sanitaire, et tant d’autres illustrations qui pourraient expliquer, malgré une pause relative récente, l’augmentation du reste à charge des assurés.

Dans ce contexte peu flatteur, le tout-état qui règne en maître sur l’ensemble de la protection sociale en appliquant des recettes de plus en plus draconiennes au constat des médiocres résultats qui en sont le fruit et en dépit des « usines à gaz » dont il s’est doté (LFSS, ONDAM) a tout simplement oublié de faire sa propre autocritique, au point de solliciter et de convoiter sans vergogne ceux qui à la périphérie (les organismes mutualistes arc-boutés sur une gestion démocratique) ont su conserver des marges financières respectables et perfectibles et, partant, terriblement enviables…

Par contre, au plan idéologique, on ne peut que regretter que l’état déserte son rôle naturel d’arbitre, de régulateur et de défenseur d’un système qui a contribué à « socialiser » les rapports entre les individus ou les groupes d’individus : employeurs/salariés, médecins/patients, jeunes/moins jeunes ou carrément âgés, actifs/inactifs, riches/pauvres, puisqu’il ne peut y avoir de Sécurité sociale sans « solidarité » ni « redistribution» verticale des plus vertigineusement fortunés (soit 1 ou 2% de la population) au profit des plus fragiles : évoquer l’état-Providence apparaît désormais totalement incongru et démodé quand l’ultra-libéralisme incline même à mettre à l’index et à contribution la tranche la plus âgée de la « middle class ».

Et finalement, puisque les pouvoirs publics semblent se diriger – plutôt que de changer radicalement de paradigme et de rechercher la « mue » préconisée par certains (Martin Hirsch notamment) – vers un énième plan d’économies drastiques qui portera sûrement le nom de la nouvelle Ministre en charge de la Sécu, n’aurait-il pas été plus opportun, comme le revendique le CRAPS avec insistance, de lancer une vaste réflexion peut-être sous forme d’états généraux, sur le devenir de la Protection sociale ?

Dans cette attente d’une médication topique appropriée à notre système de soins, il reste patent pour tous les observateurs avertis que l’abus de prescription par ordonnances, que ce soit du fait de l’État ou des médecins, peut être gravement nuisible à la santé de l’Assurance maladie, notamment…