Tribune

Portrait de Samira BEKHTI de la Mutuelle Nationale des Hospitaliers (MNH)
Les Français tiennent à leurs soignants et à notre modèle de protection sociale, et préserver cet acquis de notre pacte social constitue un défi majeur des prochaines années.

Samira BEKHTI
Mutuelle Nationale des Hospitaliers (MNH)

Dans le dernier baromètre santé de la Mutuelle nationale des hospitaliers1, les Français expriment quasi unanimement une très haute opinion de leurs soignants : 90 % des répondants en ont une perception très positive, les jugeant « humains » et « à l’écoute ». C’est un enseignement également tiré par la DRESS2 au plus fort de la crise, fin 2020 : les Français tiennent à leurs soignants et à notre modèle de protection sociale, et préserver cet acquis de notre pacte social constitue un défi majeur des prochaines années. Relever ce défi, c’est d’abord accompagner notre système de santé dans ses transformations indispensables pour le rendre encore plus robuste et résilient, et aussi plus efficient, en combinant performances humaine, stratégique, opérationnelle et médico-économique.

Pérenniser notre système de santé, c’est d’abord protéger nos professionnels en santé, c’est-à-dire les soignants ainsi que tous ceux qui les soutiennent au quotidien pour faire vivre notre service public en santé, dans la richesse et la diversité de leurs métiers, statuts ou modes d’exercice. Vaste chantier ! Prenons-le au pied de la lettre, en préservant le capital santé de ceux qui nous soignent, et en leur donnant les moyens de se maintenir en bonne santé, en autonomie tout au long de leur vie.

Que savons-nous de la santé de ceux qui, au quotidien, prennent soin de notre santé ?

Peu et moins que ce que l’on sait à propos des salariés d’autres secteurs ou branches professionnelles dont les accords conventionnels ont permis, depuis de nombreuses années, d’explorer l’état de santé des salariés et les risques qui pèsent sur eux, avec des approches documentées et ciblées sur les métiers de ces branches.

Pour ce qui concerne les professionnels en santé, les études scientifiques sont relativement moins nombreuses, et lorsqu’elles existent, elles portent principalement sur les médecins. Parmi les études récentes disponibles, citons-en deux, qui permettent de tirer plusieurs enseignements préoccupants. La première a été menée fin 2018 par la Mutuelle nationale des hospitaliers en partenariat avec l’université de Bourgogne Franche-Comté sur un échantillon de 6 078 professionnels de santé, dont 1 307 personnels hospitaliers3. La seconde a été menée en 2017 par l’Association nationale des médecins du travail et d’ergonomie du personnel des hôpitaux (ANMTEPH) avec le soutien de l’Institut national de recherche et sécurité (inrs) sur les grossesses des professionnelles de santé4,4bis. Toutes deux illustrent un constat : les professionnels en santé, comparés au reste des Français, prennent moins (bien) soin de leur santé, et sont relativement plus exposés dans le cadre de leur exercice professionnel, en particulier les infirmiers et aides-soignants, professions majoritairement féminines.

Cette étude a également démontré que les cinq principaux facteurs de stress dans le cadre de l’exercice professionnel (« stresseurs ») sont reliés au management (par exemple : des injonctions contradictoires, des rôles et responsabilités imprécis, une charge de travail perçue non maîtrisée) et à la gestion directe du patient et de ses proches (par exemple : la souffrance du patient, les incivilités voire l’agressivité vis-à-vis des soignants). Les femmes et les jeunes professionnels s’avèrent les plus exposés à ces stresseurs.

En plus des risques spécifiques, liés à leurs conditions particulières d’exercice, les professionnels en santé sont aussi exposés aux mêmes risques de santé publique que le reste de la population. à cet égard, il serait intéressant d’objectiver leur espérance de vie en bonne santé après 65 ans, pour la comparer avec celle de la population française dans son ensemble (qui progresse moins vite que celle d’autres pays européens5).

Protéger les professionnels en santé, c’est donc renforcer leur accès à la santé, tant du point de vue curatif (« les cordonniers sont les plus mal chaussés » dit l’adage populaire), que du point de vue préventif. S’engager pour préserver leur capital santé n’est pas seulement un enjeu de santé publique, c’est aussi un enjeu stratégique d’attractivité et de fidélisation pour les établissements de santé et les employeurs, publics ou privés, confrontés à une crise de vocations, et à une fuite des talents6.

En complément, on peut intuitivement poser l’hypothèse que des professionnels en bonne santé, responsables et engagés activement pour se maintenir en bonne santé, sauront encore mieux prendre soin de leurs patients et usagers. Enfin, en dépit de la vision court-termiste qui réduit cet engagement à une dépense, développer une politique et des actions de prévention pour les professionnels en santé s’avère un investissement pour l’avenir, avec des retombées financières à long terme, grâce notamment aux dépenses de santé évitées.

Comment concrétiser cet engagement sur le terrain ? 4 pistes pour passer à l’action :

1. Changer de paradigme : appréhender la prévention et la promotion de la santé dans une approche pluridimensionnelle qui tienne compte des nombreux déterminants de la bonne santé et des multiples expositions aux risques (modes de vie, comportements individuels, conditions d’exercice professionnel en plus du terrain génétique)7 :

Positive : parler de se maintenir en bonne santé et de préserver son capital santé, et promouvoir les comportements favorables au maintien en bonne santé et en autonomie, tout au long de la vie.

Prédictive : fonder la prise de décision sur des données objectives, des travaux de recherche, des observations, en mobilisant tous les outils et innovations technologiques à disposition. Pour cela, exploiter systématiquement toutes les données disponibles, et quand elles n’existent pas, créer les dispositifs qui permettront de se doter de données factuelles et à maille individuelle sur leur état de santé.

Participative : mobiliser toutes les énergies, à commencer par les professionnels eux-mêmes, responsables et acteurs de leur bonne santé. S’appuyer sur toutes les compétences disponibles, aux niveaux national et territorial, en les coordonnant autour d’objectifs prioritaires.

Parcours de vie : faire du maintien en bonne santé une préoccupation qui s’intègre, naturellement, tout au long de la vie et de la carrière, avec une attention particulière portée aux transitions de vie personnelles et professionnelles.

Personnalisée : impérativement tenir compte des spécificités propres aux professionnels de santé et aux risques auxquels ils sont exposés, dans leur vie quotidienne (en lien avec leurs conditions d’exercice et avec leur vie personnelle)8, pour partir de leurs besoins.

Proximité : agir au plus près des professionnels de santé et de leur « terrain de vie », en s’appuyant sur la connaissance éprouvée de ce terrain, et construire des réponses ciblées, adaptées aux besoins de santé de ces professionnels.

Pertinente : systématiquement évaluer pour démontrer le niveau d’impact atteint. Cela permet d’adapter les actions au regard de l’intérêt à agir : si l’impact est avéré, conforter l’action, sinon, l’ajuster encore et encore.

2. Capitaliser de la connaissance ciblée à partir de recherches et observations objectives et de qualité scientifique portant sur la population des professionnels en santé.

Pour éclairer les décisions et orienter l’action, seule cette connaissance factuelle et étayée permet de comprendre et diagnostiquer précisément ce qui nuit à leur maintien en bonne santé.

Cela suppose de consolider une culture de la donnée individualisée (pas uniquement de santé) qui porte sur tous les déterminants de la santé, et des démarches systématiques de recherche « impliquée »9. Pour en déduire des actions de prévention et de promotion ciblées, idéalement construites « sur mesure », tenant compte du mode de vie personnel et des conditions d’exercice professionnel de chaque métier. Étant donné l’ampleur de la tâche, cette approche doit se nourrir de petites victoires, à construire progressivement et dans la durée.

3. Renforcer l’engagement des professionnels en santé, et en faire les premiers ambassadeurs et acteurs de leur bonne santé, en leur donnant accès à des moyens ergonomiques et innovants de se maintenir en bonne santé et en autonomie.

Selon l’INPES, deux tiers des adultes en France ont un niveau insuffisant de littératie10 en santé pour « prendre soin adéquatement de leur santé, depuis la prévention jusqu’au suivi des traitements ». Les professionnels en santé figurent assurément dans le tiers restant, il serait sans doute bénéfique de renforcer l’éducation en santé publique dans la formation initiale et continue des professionnels en santé.

4. Bâtir des coalitions pluriprofessionnelles et pluridisciplinaires d’acteurs qui contractualisent pour déployer ensemble des approches « sur mesure » en réponse à des objectifs de santé publique définis pour les professionnels en santé.

Sous l’impulsion d’un état stratège, agissant de façon coordonnée à tous les échelons, ces coalitions mobilisent des acteurs complémentaires engagés dans les territoires, au plus près des professionnels en santé : services de l’état, Sécurité sociale, organismes complémentaires d’assurance maladie, collectivités11, associations, professionnels de santé de ville, établissements et services de santé au travail, chercheurs, incubateurs et entreprises…

Pour tous ces acteurs, agir pour préserver la santé des professionnels de santé permet de montrer l’exemple et de faire d’une pierre deux coups. En effet, se préoccuper prioritairement de la santé de ceux qui nous soignent, c’est aussi leur donner des clés supplémentaires pour encore mieux prendre soin de leurs patients et usagers. Pour une mutuelle créée par des hospitaliers pour des hospitaliers, cette exigence en matière de prévention et de promotion de la santé « sur mesure » participe, depuis sa création, de son utilité sociale.

1 Baromètre Santé 360° de la Mutuelle nationale des hospitaliers, réalisé par ODOXA en partenariat avec la Chaire santé de Sciences Po, mai 2022.

2 DREES, Études et Résultats, mai 2022, n° 1228.

3 Mutuelle nationale des hospitaliers, 2018, Étude menée avec l’université de Bourgogne-Franche-Comté, le Quotidien du médecin, SPS et ODOXA.

4 Travailler durant la grossesse en secteur hospitalier en 2017  : étude rétrospective nationale menée par l’ANMTEPH avec le soutien de l’INRS.

4bis L’Association Nationale des médecins du travail et d’ergonomie du personnel des hôpitaux (ANMTEPH) avec le soutien de l’Institut national de recherche et sécurité (INRS) s’est intéressée en 2017 au sujet des grossesses des professionnelles de santé, au regard de la multiplicité des risques auxquelles elles sont exposées dans leur exercice professionnel. Cette étude, menée auprès de médecins des hôpitaux adhérents à l’association, a montré une multi-exposition aux risques (horaires atypiques, temps de trajets supérieurs à 50 minutes…), davantage d’arrêts maladie que le reste de la population pendant la grossesse, et un suivi de prévention pendant la grossesse relativement (trop ?) faible.

5 OCDE, 2019, Enquête EU-SILC.

6 Les établissements de santé publics sont d’ailleurs tenus, depuis la loi RIST votée en avril 2021, d’inclure un volet Prévention à leur projet d’établissement.

7 Santé 2030, étude du LEEM avec le Think Tank Futuribles, 2020, ; 4P Medecine, Leroy Hood, Institute for Systems Biology, 2013 ; Dessiner la santé publique de demain, Pr Chauvin, 2022 ; Travaux du Pr San Marco, Haut Conseil de la santé publique.

8 Cf. les approches populationnelles portées par la FHF sur les territoires de santé.

9 Conformément à l’expression d’un collectif d’étudiants en écoles normales qui ont publié une tribune dans le Monde du 11 mai 2022, « Alignons notre pratique scientifique sur les enjeux impérieux de ce siècle ».

10 L’Organisation mondiale de la santé définit le concept de littératie en santé (LS) comme « les caractéristiques personnelles et les ressources sociales nécessaires des individus et des communautés afin d’accéder, comprendre, évaluer et utiliser l’information et les services pour prendre des décisions en santé ».

11 Notamment, en ce qui concerne les Régions, un amendement à la loi NOTRe conforte leur compétence de coordination de l’information géographique.