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Pour sa troisième série estivale, le CRAPS, le think tank de la Protection sociale vous propose d’imaginer à travers les contributions de nos auteurs, le regard et les commentaires – sérieux, drôles, d’humeur et pourquoi pas loufoques – qu’aurait pu avoir et tenir Hippocrate, le père de la médecine moderne sur la crise sanitaire. Comme d’habitude le romanesque, l’imagination raisonnée ou débridée guident les récits…

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Épisode 2 // Par HERVÉ CHAPRON

« Ils reviendront ces Dieux que tu pleures toujours
Le temps va ramener l’ordre des anciens jours. »

Gérard de Nerval
An 6021. Grèce. Cap Sounion. Le soleil va bientôt se jeter dans la mer devant le temple de Poséidon. Hippocrate et Ambroise Paré se retrouvent…

Ambroise de Laval : Ah ! Te voici Hippocrate de Cos ! Voilà bien longtemps que nous ne nous sommes pas croisés dans ce lieu d’éternité…

Hippocrate de Cos : Tu n’ignores pas, A de L, que j’ai depuis fort longtemps adopté un mode de vie gyrovague. Je vais, je viens. Je trace mon chemin à travers les choses de l’Esprit beaucoup plus encore que par monts et par vaux. Et toi le chirurgien, que fais-tu désormais ? Quels sont aujourd’hui tes thèmes de réflexion sur ces terres bénies des Dieux ?

A de L : Je me nourris de l’Histoire des Hommes. Je lis, je m’interroge, je « fatigue mon doute1 ». Je lis non pas pour me fabriquer des rêves – rêver à mon âge ferait sourire – mais pour rassasier ma curiosité. Tu sais mieux que moi que « la mémoire est mère de toute la sagesse2 ». Vois-tu, cher H de C, je viens de découvrir qu’en l’an 2020, il y a plus de quatre millénaires, une pandémie partie de l’empire du milieu s’était répandue comme un tsunami sur notre Gaïa. L’époque « faisait confiance à la science3 » ; elle nous rendait sans le savoir un hommage quotidien. Cependant, certes à bas bruit, «  l’idéologie du devenir infini arrivait en bout de course, le « progrès croyance » agonisait4 » bien qu’on persistait encore à croire que « l’imprévu n’existait pas5 » ! Toute proportion gardée, une peur semblable à celle de l’an Mil déferlait de villes en villes, de pays en pays, de continents en continents…

H de C : J’avoue A de L ne pas avoir entendu parler de cet épisode qui semble à l’évidence porter de grands enseignements. Raconte-moi sans fard, si tu le veux bien, cet instant. Narre-moi cette « âpre vérité » à laquelle seuls les praticiens dont tu es, se confrontent avec bonheur. J’ai hâte de découvrir ce que tu as retenu de cette parenthèse oubliée par le maelström de l’Histoire.

A de L : Ah, H de C je crains que cela ne soit bien long et que mon récit ne soit pas terminé avant que cette boule de feu qui nous nourrit depuis toujours n’ait disparu dans cette mer Égée aux flots homériens.

H de C : Ne te sous-estime pas A de L. extrais la substantifique moelle comme tu l’as toujours si bien fait. Ne te fais pas prier, je t’écoute…

A de L : Voici donc H de C un condensé de cet épisode tragi-comique. Le monde de l’invisible depuis si longtemps ignoré puis sous-estimé par une civilisation judéo-chrétienne aux accents conquérants a joué une farce de sorbonnards à tous ceux qui étaient persuadés que notre terre n’était qu’un petit village, que la théorie des climats chère à Montesquieu n’était que foutaises, que l’Histoire des peuples et plus encore celle des civilisations allaient se fondre dans un nouvel espace-temps dans lequel l’horizontal remplacerait le vertical ! Un monde aseptisé, uniforme, gris dont émanerait par le jeu de synergies supposées le bonheur pour tous.

H de C : Ah, épargne-moi je t’en prie, A de L, ce Bernanos pour qui cette « société moderne avait tiré ses principales ressources de cette inflation effrontée de l’espérance ». Pour autant je te le concède, ça commence comme une farce…

A de L : Imagine donc H de C un virus inconnu venu de Chine et qui devait y rester selon des théories plus abracadabrantesques les unes que les autres. Tu peux facilement imaginer qu’en quelques mois il était devenu maître du jeu. Alors, dans ce monde qui voulait ériger la paix au rang du sacré, la guerre fut déclarée…

H de C : La guerre… Tu dis bien la guerre…

A de L : Oui H de C tu as bien entendu, la guerre…

H de C : Y-avait-il enjeux de frontières, de culture, de civilisation ?

A de L : Non point H de C, mais vois-tu l’époque était à bannir le risque, « oser » était devenu grossier. « Aseptiser, sécuriser » étaient des objectifs sociétaux largement partagés.

H de C : Continue A de L. Tu me déstabilises mais continue, je t’en prie.

A de L : Alors pour prévenir la colère du peuple, on a menti. On a travesti la vérité, le mensonge d’État a remplacé l’évidence scientifique.

H de C : On a menti… Cela me bouleverse… On a menti… Mais qui a menti ? Et sur quoi a-t-on menti ?

A de L : Sur l’efficacité d’une protection individuelle, sur la quantité du matériel médical, sur l’état du système hospitalier…

H de C : Je suis effrayé ! À t’entendre A de L, la santé n’était donc plus un bien mais une valeur, ce qui expliquerait le déclenchement de cette guerre…. Quelle méprise ! J’ai peine à t’entendre…

A de L : Oui une guerre ! Une nouvelle drôle de guerre pour cette fois-ci un monde nouveau. Les généraux de cette guerre étaient des hospitaliers qui paradaient dans les fenestrons cathodiques devant des citoyens qui, gavés d’entendre tout et son contraire, s’autoproclamaient experts ! Pendant que les fantassins s’épuisaient, innovaient, recouraient au système D. Plus les généraux honoraient cette société de communication, plus ils apparaissaient frères des médecins de Molière.

H de C : Allons, allons A de L, mesure tes propos s’il te plaît…

A de L : Pour instruits qu’ils étaient, ces généraux avaient oublié leur Rousseau…

H de C : Ah ! cet ingrat, cet odieux, ce sans cœur…

A de L : Oui ce lucide pour qui « les gens qui savent peu parlent beaucoup et les gens qui savent beaucoup parlent peu ».

H de C : Ils oubliaient aussi, si je peux me permettre, certaines paroles d’officiers, puisque guerre il y avait…

A de L : Dis-moi H de C…

H de C : Je me souviens d’un certain Hélie de Saint Marc qui dans des circonstances particulières avait eu l’audace de déclarer à ses juges : « on peut demander à un soldat de mourir ; on ne peut lui demander de mentir6 », mais ne t’arrête pas, A de L, à mes vieux souvenirs qui trop souvent me hantent. Continue à me livrer quelques-unes de tes réflexions, le soleil n’a pas encore disparu, il nous reste quelques minutes.

A de L : Ce « désenchantement du monde » que Max Weber en son temps avait théorisé prenait forme…

H de C : Qu’est-ce à dire… ?

A de L : Au siècle précédent la liberté avait fait l’objet de guerres mondiales. Des guerres somme toute classiques. Entre le camp du bien et le camp du mal. Bien sûr, à une autre échelle que les guerres puniques ou celles du Péloponnèse. Et le monde pour compliqué qu’il était se nourrissait de l’idée qu’il se faisait ici ou là de la liberté tant collective qu’individuelle.

H de C : Et alors ?

A de L : Et alors ? Cette société de liberté qui se désacralisait, qui reniait aussi souvent qu’elle le pouvait ses racines au profit de son nouveau Dieu-Liberté, s’est trouvée tout simplement pris à son propre piège…

H de C : Où veux-tu en venir A de L ?

A de L : Sache H de C qu’à trop vouloir la perfection dans les relations entre les Hommes, à trop vouloir fluidifier les relations sociales, à trop vouloir apaiser et niveler, cette société a été contrainte de choisir entre les malades pour savoir qui serait soigné en premier. Ce fut une guerre dans la guerre. Soigner les malades de ce virus ou soigner les malades chroniques ? Soigner d’abord les jeunes qui portaient espoir ou soigner les anciens qui avaient travaillé leur vie durant pour l’avenir de ces jeunes ? On déprogrammait soins et interventions… Je n’insiste pas… Mais enfin ton serment… !

H de C : Je souffre…

A de L : Vois-tu H de C pendant ce dernier rai de soleil, prends conscience que cette société à tout vouloir perfectionner, qui croyait que « l’Homme augmenté » était le futur indépassable, a glissé à bas bruits vers une société de surveillance, d’une société de voisinage à une société de distanciation. Elle avait oublié « que l’on vit du désir que l’on a de vivre7 », « que tu ne meurs pas de ce que tu es malade, tu meurs de ce que tu es vivant8 », « que le déracinement déracine tout sauf le besoin de racines9 ».

H de C : Il fait nuit A de L. Ma joie de t’avoir rencontré n’est pas suffisante pour atténuer la tristesse que tes propos suscitent en moi. Je rentre chez moi et vais méditer… Je crains de ne pas retrouver une certaine sérénité d’ici peu… Comment ce monde a-t-il pu oublier mon enseignement ? N’avais-je pas édicté en principe : « avant de chercher à guérir quelqu’un, demandez-lui s’il est prêt à renoncer aux choses qui l’ont rendu malade ».

A de L : Allez H de C reprends-toi. Comme je te le disais au début de notre rencontre, je lis. Je lis plus que de raison. J’ai pris récemment grand plaisir à relire ce hussard de Roger Nimier. Je suis persuadé qu’en cet instant, il tente de te livrer son ultime message : « il faut savoir désespérer jusqu’au bout » !

Hervé Chapron – Ancien Directeur Général Adjoint de Pôle emploi

1 Jean Jaurès.

2 Eschyle.

3 Emmanuel Macron. 12 mars 2020.

4 Patrick Buisson. « La cause du peuple ». Perrin. 2016.

5 Hervé Chapron. « L’imprévu n’existe pas ». Éditions du CRAPS. Décembre 2020.

6 5 juin 1961. Devant le haut tribunal militaire siégeant pour l’affaire du putsch d’Alger.

7 Cervantès.

8 Montaigne.

9 Christopher Lasch.