Tribune

« L’approche par les droits et non par le statut prônée par le gouvernement se heurte aux failles de la protection sociale des micro-entrepreneurs »

Elise Debiès
Avocate à la cour

La proposition de directive du Parlement européen et du Conseil « relative à l’amélioration des conditions de travail dans le cadre du travail via une plateforme » apporte une réponse protectrice à leur situation critique en matière de droit du travail et de protection sociale. Si elle tend à garantir la bonne détermination du statut professionnel des travailleurs des plateformes par le biais d’une présomption de salariat, elle consacre aussi de nouveaux droits tant pour les travailleurs salariés que pour les travailleurs indépendants qui sont soumis à la gestion algorithmique de leur travail par une plateforme. La direction générale de la concurrence de la Commission européenne a en outre décrit les mécanismes permettant aux travailleurs indépendants « économiquement dépendants » de bénéficier des conventions collectives conclues au niveau national pour les salariés.

Une certaine « universalisation » des droits des travailleurs des plateformes numériques, qu’ils soient indépendants ou salariés, apparaît ainsi dans les textes européens. En France l’approche par les droits et non par le statut prônée par le gouvernement se heurte aux failles de la protection sociale des micro-entrepreneurs, statut de la grande majorité des travailleurs des plateformes.

Comment garantir que les travailleurs des plateformes aient le bon statut professionnel au regard de leur véritable relation avec la plateforme ?

La Commission européenne considère que 5,5 millions de travailleurs des plateformes pourraient être victimes de salariat déguisé en Europe, sur 28 millions (43 millions estimés en 2025). Pour donner à ces travailleurs accès au droit applicable à leur situation en matière de travail et de protection sociale, mais aussi pour cesser de priver les caisses de sécurité sociale des cotisations sociales que ne versent pas les plateformes, la Commission européenne a fait son choix : une présomption de salariat au profit de ces travailleurs.  

Le Parlement européen a, le 2 février 2023, amendé la proposition initiale de la Commission européenne en retenant une présomption générale de salariat pour tous les travailleurs des plateformes, abandonnant les 5 critères prévus par la Commission pour cette présomption de salariat. Avec ce vote des eurodéputés, on s’éloigne encore de la position française initiale, qui défendait le modèle économique et social « innovant » des plateformes, mais le Conseil des vingt-sept ministres du travail est divisé sur le sujet, qui tardera encore à aboutir.

L’idée d’une protection sociale plus universelle, qui couvrirait de la même manière les salariés et tous les types d’indépendants, est théoriquement valable, mais suppose des conditions qui ne sont pas réunies aujourd’hui pour les travailleurs des plateformes en France, dans leur grande majorité micro-entrepreneurs. Ces derniers bénéficient d’une protection sociale au rabais, comme le montre le tableau récapitulatif issu du Rapport d’information du Sénat du 20 mai 2020 : « Travailleurs des plateformes : au-delà de la question du statut, quelles protections ? » :

Les conditions propres à la validation de trimestres pour la retraite de base des micro-entrepreneurs ont, depuis 2020, évolué et se sont alignées sur les règles applicables aux salariés, à savoir la validation d’un trimestre pour chaque tranche de salaire de 150 heures de SMIC1.

On touche ici la préoccupation du Conseil de l’UE exprimée dans sa recommandation du 8 novembre 2019 relative à l’accès des travailleurs salariés et non-salariés à la protection sociale2 : la couverture effective des travailleurs salariés et non-salariés dans une branche particulière de protection sociale, c’est-à-dire la possibilité d’accumuler des prestations adéquates et, en cas de matérialisation du risque correspondant, d’accéder à un niveau donné de prestations. Le Conseil de l’UE souligne en effet qu’une personne peut se voir octroyer un accès formel à la protection sociale sans être de facto en mesure de constituer des droits à prestations et de les faire valoir. C’est très concrètement la situation de certains micro-entrepreneurs en France qui cotisent, mais pas suffisamment pour se constituer des droits à retraite comme le montrent certains exemples retenus par la circulaire CNAV du 13 février 2023. Cette circulaire a aussi révélé pour la première fois la ventilation par branches de la cotisation sociale des micro-entrepreneurs relevant du régime général. Les micro-entrepreneurs qui cotisent dans la catégorie BNC prestations de services ont ainsi découvert qu’ils ne cotisent pas pour la retraite complémentaire, avec le risque de rejoindre le bataillon des retraités pauvres le moment venu.

Les « couvertures sociales » des travailleurs des plateformes au sens du rapport du Sénat du 20 mai 2020, prévues par le législateur, n’excluent pas l’obtention de droits complémentaires par le dialogue social. Une certaine « universalité » est favorisée dans ce domaine par les lignes directrices du 30 septembre 20223 de la direction générale de la concurrence de la Commission européenne, qui explique notamment les conditions dans lesquelles les travailleurs des plateformes de travail numériques peuvent négocier collectivement de meilleures conditions de travail, sans enfreindre les règles de concurrence de l’Union européenne qui a priori interdisent que deux entreprises, à savoir le travailleur indépendant et la plateforme, ne s’entendent sur le prix de la prestation. Ces lignes directrices prévoient aussi les conditions dans lesquelles les travailleurs indépendants « économiquement dépendants » peuvent bénéficier des conventions collectives conclues au niveau national pour les salariés.

Mais en France là encore c’est une voie spécifique qui a été empruntée : le code du travail a instauré, à l’égard des travailleurs indépendants qui « dépendent » de plateformes de travail numériques, le principe de responsabilité sociale de la plateforme. Cette responsabilité sociale se traduit notamment par un dialogue social ad hoc, avec élections de représentants des chauffeurs de VTC et livreurs à vélo organisées en mail 2022 par l’Autorité des relations sociales des plateformes d’emploi (ARPE). Cette voie choisie exclut l’application aux travailleurs indépendants de plateformes concernés, de conventions collectives négociées par les représentants de salariés du secteur, pourtant rendue possible par les lignes directrices de la direction de la concurrence de la Commission européenne.

Comment protéger les travailleurs des plateformes des atteintes aux droits entrainés par la gestion algorithmique ?

La particularité du travail par le biais d’une plateforme entraine des spécificités communes aux travailleurs indépendants ou salariés : la proposition de directive, et les législations nationales, prévoient des mesures de protection contre les atteintes aux droits liés à la gestion algorithmique de ces travailleurs, qu’ils soient salariés ou indépendants.

Concernant la protection des données et les algorithmes, plusieurs règlements européens existent déjà, en particulier le règlement sur la protection des données (RGPD) mais également la proposition de règlement sur l’intelligence artificielle . La proposition de directive sur l’amélioration des conditions de travail des travailleurs des plateformes introduit en matière de gestion algorithmique une lex specialis protectrice de ces travailleurs particulièrement exposés.

La distribution automatisée des tâches et la mesure des performances ne posent pas de problème en soi, mais en cas de dépendance excessive à l’égard de la technologie, sans possibilité d’alerte humaine en cas de problème lié à l’outil numérique, la pression engendrée peut être insupportable. La proposition de directive vise une plus grande transparence autour de l’utilisation des algorithmes par les plateformes, qui inclut :

– l’information des travailleurs sur la manière dont les systèmes automatisés sont utilisés pour prendre des décisions et des mesures qui « affectent de manière significative » les conditions de travail ;

– des limites à la collecte de données sur les travailleurs qui ne sont pas strictement nécessaires (conversations privées ou données relatives à la santé ou à l’état émotionnel) ;

– une surveillance humaine des systèmes automatisés, consistant à mettre en place des évaluations visant à garantir que les travailleurs ne sont pas exposés à des risques psychologiques et sanitaires causés par des décisions algorithmiques ;

– la possibilité pour les travailleurs de contester les décisions automatisées qui affectent leur travail. Cette introduction du « contradictoire » constitue une voie pour les travailleurs des plateformes qui ont vu leur compte résilié ou suspendu sans qu’on leur en explique la raison ;

– l’obligation pour les plateformes de consulter les représentants des travailleurs sur les changements majeurs apportés aux systèmes de prise de décision.

En France, l’ARPE doit ouvrir les négociations pour plus de protection des travailleurs de plateformes contre les fermetures brutales de comptes.

La gestion et le suivi algorithmiques des travailleurs se développent progressivement dans tous les secteurs et l’extension des mesures limitées aux plateformes de travail numériques va vite devenir une nécessité. La gestion algorithmique est déjà largement appliquée aux salariés des entrepôts ou du secteur de la vente au détail, où les employeurs utilisent de plus en plus des logiciels de planification automatisée des horaires. Plus largement, elle s’étend progressivement aux employés de bureau plus traditionnels qui sont soumis à des niveaux croissants de suivi de la productivité avec l’apparition d’outils de surveillance pendant la pandémie de Covid-19 (captures d’écran automatisées et enregistrement des frappes au clavier, par exemple).

Avec l’adoption de la directive européenne, tous les contrats des travailleurs de plateformes ne feront pas l’objet d’une requalification et d’ailleurs tous ne le souhaitent pas. L’indépendance peut être choisie, mais dans des conditions de partage de la valeur du travail entre la plateforme et le travailleur qui permettent à ce dernier de vivre dignement et de cotiser à un niveau qui lui permette de constituer des droits à prestations et de les faire valoir4. Mais même à petite dose, avec les plateformes le risque de désalarialisation est réel. Les plateformes ne proposent pas un modèle alternatif mais œuvrent directement au recul des protections du droit du travail. Or en France, l’approche par les droits et non par le statut se révèle à ce stade théorique si aucune amélioration des droits des micro-entrepreneurs n’est opérée.

Des avancées vers une universalité des droits des travailleurs de plateformes numériques sont possibles, les modèles pour les financer aussi, qui requièrent dans tous les cas la contribution des plateformes.

1 Circulaire CNAV du 13 février 2023 : « Les modalités de détermination des droits à la retraite des travailleurs indépendants relevant du dispositif micro-social à compter du 1er octobre 2022 ».

2 Recommandation du Conseil du 8 novembre 2019 relative à l’accès des travailleurs salariés et non-salariés à la protection sociale 2019/C 387/01
.

3 Lignes directrices relatives à l’application du droit de la concurrence de l’Union aux conventions collectives concernant les conditions de travail des travailleurs indépendants sans salariés 2022/C 374/02.

4 C’est notamment ce que revendique Union-Indépendants, syndicat issu de la CFDT et de l’Union des Auto-entrepreneurs (UAE).