Tribune

« Nul autre domaine que celui des dépenses sociales n’est en effet plus soumis, depuis de longues années, à la loi du « toujours plus » »

Gilles Girard
Directeur Général de Thémis Conseil

Se convertir à un système économique marqué par la sobriété et l’efficience : c’est la direction que tous ceux qui militent pour une croissance durable nous invitent à emprunter. Un seul domaine semble échapper à cette nouvelle discipline, celui des dépenses sociales, pour lequel la règle du « toujours plus » semble encore en vigueur. Jusqu’à quand ?

L’annonce par le gouvernement de la fin du « quoi qu’il en coûte » au début de cette année n’a pas fait les gros titres… contrairement à la loi sur la réforme des retraites, qui en est une sorte d’illustration indirecte puisqu’elle doit restaurer l’équilibre de notre régime de retraite. Nul autre domaine que celui des dépenses sociales n’est en effet plus soumis, depuis de longues années, à la loi du « toujours plus ». Les chiffres sont connus, mais ils méritent néanmoins d’être rappelés : la France dépense aujourd’hui près de 800 milliards d’euros par an dans le domaine social, dont 80 % sont consacrés à la santé et à la vieillesse. C’est plus de 30 % de la richesse produite chaque année dans notre pays. Or, le régime général de sécurité sociale est financé à environ 80 % par des cotisations et contributions assises sur les rémunérations !

Pour autant, quels que soient les questionnements autour de l’évolution du travail, il ne faut pas oublier l’essentiel : dans le modèle social qui est le nôtre, il n’existe tout simplement pas d’alternative au travail. Sans travail, pas de financement de la Protection sociale, pas d’accès possible aux biens et services de la société. Si l’on ne trouve plus de valeur dans le travail, ou si la société exprime le désir de travailler moins, notre système universel de protection sociale devrait donc expérimenter une notion nouvelle, celle de la sobriété avec la mise en place d’un système de protection à minima, dans lequel moins de cotisations signifierait moins de prestations.

Outre le danger de renoncer à la mutualisation, le fondement de notre dispositif – l’individu et l’individualisation reprenant le dessus, on court le risque de recréer des régimes spéciaux -, on voit tout de suite les obstacles qui se dresseraient sur ce chemin vers la sobriété. Au cours des précédentes décennies, il s’est produit une sorte de glissement sémantique : les prestations qui étaient censées protéger contre les aléas de la vie ouvrent aujourd’hui une sorte de « droit à la dépense ». S’agissant des retraites, on a pu observer à quel point la coupure était nette entre la durée de la vie active et le montant des pensions de retraite, ces dernières étant appelées à rester stables et même à augmenter sans compensation en matière de durée de cotisation, alors même que la durée de vie s’allonge.

En France, la notion de « travailler plus » n’est pas populaire et la relation au travail a changé de nature. Depuis quelques années, le travail est l’objet de mutations profondes, de natures différentes mais toutes plus ou moins liées à l’évolution des technologies. La première mutation est, pour un assez grand nombre de salariés, la coupure du lien automatique entre la nature et le lieu du travail, provoquée par les confinements liés au Covid-19. Le développement d’une forme de travail nomade a fait éprouver à bon nombre de salariés un sentiment d’affranchissement par rapport à ce qui relevait auparavant d’une quasi-obligation : celle de se rendre chaque jour ouvrable à son bureau. Cette vision du travail « à distance » le circonscrit à la réalisation d’un certain nombre de tâches ou à l’atteinte d’objectifs ; elle ne le relie plus à l’ensemble des interactions humaines, qui participent pourtant elles aussi du « travail ». D’autant que cette évolution des conditions de travail ne concerne qu’une partie très restreinte de la population active, et contribue à accroître la fracture sociale entre les contributeurs à notre dispositif de protection sociale.

L’autre mutation fondamentale est celle de l’automatisation du travail, même si l’Histoire nous montre que c’est l’industrialisation de nos économies qui, en son temps, a permis la première vague de cette automatisation. Les réactions auxquelles a donné lieu le déploiement de ChatGPT ont relancé les débats sur l’importance que vont prendre l’intelligence artificielle et le machine learning dans la plupart des fonctions et activités des entreprises. La place de « l’humain » et la nature de son travail se posent donc de façon nouvelle, avec un questionnement naturel sur les fonctions qui seront appelées à disparaître. Ce point d’interrogation sur l’avenir du travail alimente la crainte de la perte de sens. Tout cela explique cette sorte de distance par rapport au travail que l’on peut observer chez certaines catégories de salariés, qui refusent tout engagement dans la durée, font un petit tour et puis s’en vont, estiment que le travail ne peut être un objet d’engagement, de plaisir, de partage, de valorisation sociale.

Il y a donc urgence à rappeler à tous les acteurs la place centrale qu’occupe le travail dans le financement de notre modèle social. Et il faut s’accoutumer à son entrée dans une nouvelle ère de sobriété, car il est probable que l’on ne connaîtra plus les taux de croissance du passé, que les arbitrages entre croissance économique et poursuite des objectifs de décarbonation seront de plus en plus délicats. Une question parmi d’autres : faut-il construire de nouveaux hôpitaux au risque d’aggraver l’empreinte carbone de notre parc de bâtiments ?  Si nous ne parvenons pas à entrer dans cette nouvelle logique, ce serait rouvrir grand la porte aux « régimes spéciaux » de protection sociale, dans lesquels des groupes qui partagent les mêmes valeurs voudront créer leur propre système. Une spirale dangereuse.