Dossier

L’Insee notait, dès 2012, que dans 9 cas sur 10 la rémunération de l’auto-entrepreneur était inférieure au SMIC

Hervé Chapron & Michel Monier

Respectivement anciens Directeurs Généraux Adjoints de Pôle emploi et de l’Unédic, Auteurs de « 5 leçons pour penser le social au XXIe siècle »

« Cela abolit, d’une certaine manière, la lutte des classes. il n’y a plus d’exploiteurs et d’exploités. seulement des entrepreneurs : Marx doit s’en retourner dans sa tombe ».

Hervé Novelli

Voilà donc ce néo-libéralisme, trop longtemps arrogant, clouant enfin le bec à ce marxisme trop longtemps considéré comme réponse à tout. Ce serait une inversion de l’Histoire, peut-être même la fin de l’Histoire.

Qu’y a-t-il donc derrière cette formule choc, un tantinet racoleuse du secrétaire d’État chargé des entreprises et du commerce extérieur, Hervé Novelli, pour qu’une nouvelle approche de la science économique et in fine de la destinée des Hommes surgissent ex nihilo ? D’où venait cette nouvelle approche qui subitement transcendait plus d’un siècle d’économie politique. Rappelons-nous, c’était au début de l’année 2009 et l’on se félicitait alors du statut d’auto-entrepreneur1. Il fallait pour répondre à cette nouvelle crise de 29 et avant la suivante, sortir du cadre… Rendre l’emploi à l’économie !

Avec ce statut, on est bien sorti du cadre comme jamais. Il s’agissait d’abord de simplifier la création de l’entreprise individuelle, une façon de lutter contre le chômage quand l’économie nationale devait réagir pour combattre cette crise financière qui trouvait son origine, là-bas aux USA, dans l’insolvabilité des ménages, puis des banques, puis des États, faisant éclater bulles financière et immobilière.

Il fallait alors, urgemment, ici, favoriser la création d’activités venant au secours de l’emploi salarié. Le salariat qui depuis la Libération semblait être la seule forme de travail durable en raison de sa progression constante apparaissait désormais comme une modalité de l’emploi de plus en plus précaire au sein de la « nouvelle révolution industrielle » qui bouleversait depuis quelques temps déjà l’économie mondiale et certaines économies européennes notamment celle de la France. Par la conjonction d’un nouveau statut et de nouvelles technologies répondant aussi bien à une nécessité économique qu’à une aspiration sociétale de toujours plus de liberté2, l’horizon professionnel devait alors se décloisonner.  

Ce fut un succès. Un succès inespéré après des années et des années d’élaboration laborieuse d’une politique publique de l’emploi et de son catalogue aux mesures curatives trop souvent inefficaces et toujours coûteuses.

Avec plus de dix ans de recul, ce succès compterait-il parmi ces succès à la Pyrrhus qui font de la Politique publique pour l’Emploi une de ces rustines qui évitent de se poser la question de l’état du pneu !

AUTO-ENTREPRISE : LE SUCCÈS D’UNE ACTIVITÉ FRAGILE ?

Analyse descriptive.

Si donc Marx est invité à se retourner dans sa tombe, les concepteurs de l’auto-entreprenariat peuvent, eux aussi, se retourner et observer, l’euphorie du lancement passé, ce qu’est aujourd’hui la réalité de l’auto-entreprenariat !

Marx tout d’abord. Il ne manquerait pas de reprendre à son compte ce que Simone Weil percevait : « S’il fallait à la fois subir la subordination de l’esclave et courir les dangers de l’Homme libre, ce serait trop ». Il ne manquerait pas de relever aussi que l’auto-entrepreneur est avant tout entrepreneur de lui-même hors non seulement du salariat dans son acception juridique mais aussi de toutes ses composantes périphériques. Qu’il est, sinon hors, du moins aux marges de la Protection sociale et comme oublié des organisations représentatives, les syndicats, trop préoccupés à la défense des insiders. Car si Marx est dépassé, il reste à l’évidence pour ces auto-entrepreneurs à réinventer, pour sortir de leur solitude, voire de leur ghettoïsation sociale, le fameux « prolétaire de tous les pays unissez-vous »… en version 2.0 !

Les concepteurs ensuite. Ils se retourneraient eux-aussi, par satisfaction, devant le succès, quantitatif, de ce dispositif : « Au cours de l’année 2009, 328 000 personnes sont devenues auto-entrepreneurs. Ces derniers représentent plus de la moitié des créateurs d’entreprises de l’année, deux tiers des non-salariés nouvellement installés, et 13 % de l’ensemble des non-salariés »3 et la chose n’a fait que croître et embellir : fin 2019 les auto-entrepreneurs sont au nombre de 1 565 000 soit une augmentation de + 16,5 % sur un an4. Voilà de quoi permettre à certains, toujours à la recherche de la formule choc, du bon mot, de considérer qu’Uber a davantage fait en 10 ans pour les quartiers perdus de la République que cinquante ans de politique publique de l’Emploi et ses milliards…

Entre ce que Marx en dirait et la satisfaction que peuvent en retirer les concepteurs, à quelle réalité économique et sociale correspond donc ce statut d’auto-entrepreneur, devenu micro-entrepreneur ?


Entre ce que Marx en dirait et la satisfaction que peuvent en retirer les concepteurs, à quelle réalité économique et sociale correspond donc ce statut d’auto-entrepreneur, devenu micro-entrepreneur ?

Quels sont, tout d’abord, les principaux secteurs d’activité de l’auto-entrepreneur. Une publication de l’ACOSS5 enseigne que le secteur des Transports arrive en tête avec 106 800 auto-entrepreneurs « administrativement actifs – AA » (ils ne sont plus que 30 100 « économiquement actifs – EA »), suit le secteur des Arts et spectacles avec 104 300 AA (62 800 EA) puis le secteur du Conseil pour les affaires avec 95 700 AA (41 200 EA), puis le secteur du BTP « autres » avec 94 600 AA (57 800 EA), le secteur de la Santé clôt ce top 5 avec 71 900 AA (57 500 EA).

L’écart constaté entre les « administrativement actifs » (on notera au passage la réalité à laquelle renvoie ce concept d’administrativement actif : être dans un fichier6 !) et les économiquement actifs est, certainement, une donnée illustrative de… l’élasticité de l’activité économique de l’auto-entrepreneur. Pour apprécier cet écart, il suffit d’analyser, ensuite, parmi ce 1,5 million d’auto-entrepreneurs ceux pour lesquels il s’agit d’une activité secondaire et ceux dont l’entreprenariat en est l’activité unique.

Il faudrait enfin identifier parmi les auto-entrepreneurs « exclusifs » ceux d’entre eux pour lesquels cette activité principale est « choisie » ou « subie ».

Les données relatives à cette approche sont rares. Une publication de l’Insee7 apporte quelques éclairages :

• « Trois auto-entrepreneurs sur quatre n’auraient pas créé d’entreprise en dehors de ce régime, deux raisons principales motivent leur immatriculation: développer une activité de complément (40%) et assurer leur propre emploi (40%) ;
• Avant de s’inscrire, les créateurs d’auto-entreprises étaient le plus souvent salariés du privé (38 %) ou chômeurs (30 %) ;
• Pour les personnes initialement à leur compte, chômeurs ou sans activité professionnelle, plus des trois quarts s’investissent à titre principal dans l’auto-entreprise ».

Faut-il conclure de ces données que si « la simplification des procédures, notamment pour le paiement des charges, l’inscription et la gestion comptable  »,  constitue le premier critère de choix pour l’accès au statut d’auto-entrepreneur, ce choix est prédéterminé, dans 3 cas sur 10, par la situation de chômage ? Ou bien simplement constater que dans 4 cas sur 10, l’auto-entreprenariat permet de créer son activité principale, son emploi (quand, dans la même proportion, ce statut permet de compléter une activité préexistante).

Les données livrées ici à la réflexion sont déjà anciennes et constituent une observation « à chaud » réalisée moins de 2 ans après la création de ce statut. Alors, statut choisi ou statut subi, la question se pose en tout état de cause, aujourd’hui, dans le contexte inédit du développement des plateformes numériques qui a joué depuis, comme effet accélérateur pour l’accès à l’auto-entreprenariat en ajoutant à la simplicité administrative celle de la facilité de l’accès à une activité8.

Pour conclure, cette statistique descriptive de la réalité de l’auto-entreprenariat, il faut dire aussi ce qu’est le revenu de l’auto-entrepreneur.

Pour qualifier l’évolution du chiffre d’affaires consolidé des auto-entrepreneurs (devenus micro-entrepreneurs), l’ACOSS emploie le terme de « dynamisme ». Cette donnée macro-économique traduit l’attrait du dispositif qui s’observe dans la constante augmentation du nombre des micro-entrepreneurs qui, ensemble ont réalisé, en 2018, un CA de 12,4 milliards d’euros, en augmentation de 25 % par rapport à 20179 ! Le doublement du plafond de chiffre d’affaires intervenu en 2018 a, certainement, grandement participé à ce dynamisme « macro-économique » de la micro-entreprise.

Au niveau micro-économique, sous les effets « prix-CA » et « volume », le dynamisme du chiffre d’affaires moyen du micro-entrepreneur est… moins marqué : le chiffre d’affaires annuel moyen de la micro-entreprise augmente de 10,2 % à 11 298 euros (pour les micro-entrepreneurs ayant également une activité salariée, le chiffre d’affaires moyen est de 7 632 euros).

11 298 euros de chiffre d’affaires moyen pour le micro-entrepreneur, quand la loi a fixé un plafond de 70 000 ou 170 000 euros selon que l’activité de la micro-entreprise est de « services » ou d’« achat-vente ». L’écart entre le réel et le possible illustre, à l’évidence, qu’il existe une marge de… dynamisme. Ce niveau de chiffre d’affaires fait aussi poser la question du revenu tiré de son activité par l’auto-entrepreneur.

L’INSEE notait, dès 2012, que dans 9 cas sur 10 la rémunération de l’auto-entrepreneur était inférieure au SMIC.


Le niveau de chiffre d’affaires n’est pas celui du revenu. Le revenu moyen annuel de l’auto-entrepreneur après prélèvements sociaux et fiscaux, même « allégés », serait, sur la base du chiffre d’affaires moyen, de l’ordre de 8 500 à 9 700 euros10. L’INSEE notait, dès 2012, que dans 9 cas sur 10 la rémunération de l’auto-entrepreneur était inférieure au SMIC. S’il faut considérer que ce niveau d’activité et de rémunération moyen s’entend compte tenu de l’activité et des revenus des auto-entrepreneurs exerçant leur activité au titre de complément, ces données posent de facto la question de la viabilité économique du micro-entreprenariat et celle de la Protection sociale associée à ce statut au moins pour ceux pour lesquels c’est là l’activité exclusive. La couverture sociale issue d’un droit à cotisations à un taux minoré, sur un chiffre d’affaires plafonné ne permettant qu’une rémunération inférieure au SMIC, est-elle bien à la hauteur de l’ambition initiale qui ne voulait « plus d’exploiteurs et d’exploités » 

L’effet accélérateur des plateformes numériques, la facilité du « clic ».

Le développement de l’économie numérique a fait émerger l’économie des plateformes qui nous offre le « confort du clic » pour l’accès à des services nouveaux, des services low-cost. Cette facilité offerte désormais à chacun d’entre nous11 cache les « nouveaux travailleurs », ceux des plateformes, souvent micro-entrepreneurs, indépendants.

L’histoire commence en décembre 2011, les premiers VTC Uber circulent alors dans Paris ; ils sont une soixantaine.

Le nombre des chauffeurs de VTC et micro-entrepreneurs du secteur des transports serait aujourd’hui de l’ordre de 100 000. « De l’ordre de » : voilà bien une statistique à l’imprécision de laquelle nous sommes peu habitués. « De l’ordre de » car « faute d’être, pour l’heure, une catégorie juridique, la dépendance économique n’est pas une catégorie statistique »12.

Le cas des VTC est ici naturellement illustratif de la difficulté à identifier les travailleurs des plateformes, difficulté qui conduisait le Sénat13 à conclure « des travailleurs visibles partout… sauf dans les statistiques » : « Il reste difficile d’évaluer avec précision le nombre de travailleurs ayant recours aux plateformes. En effet, cette population ne constitue pas une catégorie statistique en tant que telle et, jusqu’en 2019, le lien entre travailleurs et plateformes n’a pas fait l’objet d’un enregistrement administratif spécifique pouvant fournir des sources à la statistique. Par ailleurs, les plateformes elles-mêmes communiquent peu, ou de manière incomplète, sur le nombre de leurs utilisateurs, qui peuvent alternativement prendre en compte les inscrits ou les travailleurs actifs (réalisant des missions et un chiffre d’affaires). »

Difficulté d’identification aussi parce que pour nombre de ces micro-entrepreneurs, l’activité par l’intermédiaire de plateformes ne constitue pas l’activité principale. S’ils sont « hors des statistiques », ils ne sont pas pour autant hors des radars et le débat public est riche de la question des travailleurs des plateformes.

De l’Institut Montaigne qui publie en avril 2019 un rapport « Travailleurs des plateformes : liberté oui, protection aussi », à la Cour de cassation qui requalifie en salarié un chauffeur « indépendant » d’Uber14, l’ampleur du débat est bien supérieur à ce que représentent ces travailleurs dans l’emploi total. La « loupe médiatique » joue, sans cependant atteindre l’effet dont bénéficie une population numériquement identique… celle des intermittents.

Le rapprochement entre ces deux catégories s’arrête donc là. Les intermittents bénéficient d’une aura culturelle, d’une représentativité et d’un écho médiatique inégalés. Ils sont depuis l’origine dans le champ de la Protection sociale des salariés.

Pour les travailleurs des plateformes, parce qu’il s’agissait de moderniser l’économie, parce qu’il ne devait en résulter que des employeurs, plus d’exploiteurs ni d’exploités, le sujet n’a pas été traité. Tout était dans tout. Dans l’activité et l’emploi. Dans le statut et son mirage. La facilité d’accès au statut, l’eldorado espéré a éludé les vraies questions. De fait, ces vraies questions ont été circonscrites à la question elle-même traitée par défaut, par habitude, par la méthode privilégiée par les politiques pour l’emploi : minimiser les charges sociales. Le statut devait être attractif par la simplicité des procédures (il fallait que l’entrepreneur bénéficie, à l’égal du consommateur, de la facilité du clic) et il devait l’être aussi par son coût.

Alors, un taux de cotisations sociales réduit, payé en fonction du chiffre d’affaires, après abattement. Alors, le consommateur bénéficie de services low cost, et l’employeur micro-entrepreneur… d’une Protection sociale minimale ?

La conclusion, rapide, est à nuancer.

COUVERTURE SOCIALE DU MICRO-ENTREPRENEUR : LA TENTATION DU MODÈLE SALARIAL !

La « loupe médiatique » joue aussi quand il s’agit de la couverture sociale des micro-entrepreneurs. Le débat s’est focalisé sur leur imparfaite Protection sociale au regard de celle dont bénéficie le salarié. Si le constat est juste, résulte-t-il pour autant d’une comparaison pertinente ?

Le juge a sa part dans ce débat. Il voit dans la relation entre le micro-entrepreneur et « sa » plateforme une relation de subordination, inspirée par celle qui lie depuis la naissance du droit social le salarié à son employeur : ne s’agirait-il que d’une simple déclinaison de circonstance : la subordination à l’algorithme ? Apprécie-t-il ainsi le cas d’espèce ou bien se prononce-t-il sur une politique publique, celle de la modernisation de l’économie ? Le Juge revendique-t-il le contrat de travail pour tous, en oubliant qu’avant l’auto-entrepreneur, il existait déjà des indépendants, des libéraux ? Serait-il plus attentif à ces travailleurs que ne le sont les syndicats ? Et l’on s’engouffrerait donc dans la voie du contrat de travail pour donner la garantie et la sécurité de la Protection sociale du salarié ?

Le débat mérite d’être posé… en sortant du cadre de référence du contrat de travail pour dépasser, dès l’abord, une hypothétique différence (de classe ?) entre le micro-entrepreneur-travailleur de plateforme et le micro-entrepreneur « libéral ».

Par cet « arrêt Uber », le juge convoque en extirpant de l’étagère, rayon droit du travail, ce qui affirme « le critère du lien de subordination (qui) se décompose en trois éléments : le pouvoir de donner des instructions, le pouvoir d’en contrôler l’exécution, le pouvoir de sanctionner le non-respect des instructions données » ?15 pour préciser que le « travail indépendant, (il) se caractérise par les éléments suivants : la possibilité de se constituer une clientèle propre, la liberté de fixer ses tarifs, la liberté de fixer les conditions d’exécution de la prestation de service » ?

Si par ces moyens, le juge apprécie et règle le cas d’espèce, la note explicative de cet arrêt interroge aussi sur le constat que « le droit français ne connaît que deux statuts, celui d’indépendant et de travailleur salarié » alors qu’« un régime intermédiaire entre le salariat et les indépendants existe dans certains États européens, comme au Royaume-Uni (le régime des « workers », régime intermédiaire entre les «employees» et les «independents »), ainsi qu’en Italie (contrats de « collaborazione coordinata e continuativa », « collaborazione a progetto » ».

De façon plus directe, « Imposer au nouveau monde toutes les règles souvent excessives de l’ancien n’aurait pas de sens. »


Cette interrogation, fondamentale, semble être passée inaperçue. Sans doute importait-il de célébrer, avec cet arrêt, la victoire du « lien de subordination » davantage que de s’interroger sur l’incomplète adaptation du Droit à cette nouvelle forme d’activité. Sécuriser à la fois ces « nouveaux travailleurs » et ne pas entraver le développement de l’économie numérique, n’était-ce pas ce à quoi invite, tout en disant le Droit, la Cour de cassation ?16

De façon plus directe, « imposer au nouveau monde toutes les règles souvent excessives de l’ancien n’aurait pas de sens »17.

DÉPASSER LA QUESTION DE LA REQUALIFICATION : POSER LA QUESTION D’UN « TIERS STATUT ».

« Si la Protection sociale s’est historiquement construite selon une logique corporatiste, des pans entiers ont depuis été universalisés. Alors que la frontière entre travail salarié et travail indépendant a tendance à se brouiller et que les trajectoires individuelles apparaissent de moins en moins linéaires, il est sans doute pertinent de poursuivre cette évolution vers une Protection sociale déconnectée du statut. Cette évolution apparaît d’autant plus justifiée que la part des recettes fiscales affectées et de la CSG dans le financement de la Protection sociale tend à s’accroître18 ».

«… Pertinent de poursuivre cette évolution vers une Protection sociale déconnectée du statut ». Voilà qui est dit. Pour la Haute Assemblée, la réflexion sur le statut de l’auto-entrepreneur deviendrait-il prétexte à remettre en cause les principes fondateurs et l’architecture du modèle de Protection sociale ? La Protection sociale déconnectée du statut, déconnectée de l’emploi voilà ce que serait le moyen pour mettre la touche finale à ce qu’entrevoyait Hervé Novelli : la fin de la lutte des classes… Les germes du revenu universel déjà semés, trouveraient avec l’auto-entreprenariat un terrain favorable… les modalités de financement feront habilement le reste. Oui, on amalgame : Assurance, Assistance. Cotisations, Prélèvements. Égalité, égalitarisme. On se prend à rêver : réunir budget de l’État et PLFSS. La Protection sociale dans sa spécificité intrinsèque n’existerait plus ou n’existera plus. Rasons définitivement le jardin à la française puisqu’un jardin à l’anglaise est plus facile à entretenir. Le XXe siècle commençait à défigurer ce jardin après l’avoir précautionneusement construit, le XXIe siècle semble déterminé à finir le travail. Mais attention aux ronces !

Ce constat, celui de la fiscalisation progressive de la Protection sociale conduit la Haute Assemblée à rejeter l’idée d’un « tiers statut », voie qui était judicieusement privilégiée, en 2008, par Paul-Henri Antonmatteï et Jean-Christophe Sciberras19. Selon ces auteurs «puisque le travailleur économiquement dépendant appartient à la catégorie du travailleur indépendant, sa qualification emprunte nécessairement à cette dernière. La récente loi sur la modernisation de l’économie facilite la recherche. Désormais, « est présumé travailleur indépendant celui dont les conditions de travail sont définies exclusivement par lui-même ou par le contrat les définissant avec son donneur d’ordre ». 

C’est en fouillant et décortiquant ce que sont les droits fondamentaux des travailleurs, les sécurités et droits des salariés, et rappelant que « le régime des indépendants et celui des salariés se sont sensiblement rapprochés au point que le débat se concentre désormais sur les deux risques qui ne sont pas couverts par le régime social des indépendants : le risque perte de revenus et le risque accident du travail et maladie professionnelle », qu’ils plaident dès 2008 pour « les conserver dans le régime des indépendants tout en offrant des garanties sur les risques perte de revenus et accidents du travail. S’agissant de ce dernier, la couverture du risque pourrait ainsi incomber aux donneurs d’ordres ».

Faut-il brouiller davantage encore travail salarié et travail indépendant ? Faut-il ajouter encore au glissement progressif d’un financement de la Protection sociale fondé sur des cotisations vers sa fiscalisation ?

Le voilà le débat. Quand le Juge et le Sénat voient dans l’auto-entreprenariat les possibles risques d’un détournement du salariat, un professeur de droit et un praticien, directeur de relations sociales, y voient le cadre juridique d’une activité économique. Le débat n’est-il pas dans la confusion entre travail et activité économique, entre activité économique et salariat ?
Les uns ont-ils oublié ce que dit le ministère du Travail, de l’Emploi et de l’Insertion20 quand les autres s’y réfèrent expressément : « le droit du travail ne concerne pas (…) les travailleurs indépendants » et « le droit du travail organise les relations professionnelles de travail entre l’employeur et le salarié… » ?

Faut-il brouiller davantage encore travail salarié et travail indépendant ? Faut-il ajouter encore au glissement progressif d’un financement de la Protection sociale fondé sur des cotisations vers sa fiscalisation ?

La Commission des Affaires sociales du Sénat autant que Paul-Henri Antonmatteï et Jean-Christophe Sciberras poursuivant chacun un « modèle » de Protection sociale pour ces nouveaux travailleurs s’accordent sur un point : le risque, qui résulterait de dispositifs de Protection sociale, de déstabilisation du modèle économique des plateformes, et des conséquences sur l’activité et l’emploi.

Un « tiers statut », dont le socle serait celui des droits sociaux des indépendants mis en place « par une négociation collective interprofessionnelle qui serait relayée par une intervention législative et laisserait des marges de liberté à la négociation collective professionnelle »21, qui propose une couverture du risque par le donneur d’ordre et recourt à la négociation professionnelle, apparaît comme la voie à poursuivre.

Les propositions du rapport Antonmatteï-Sciberras ont été formulées, en 2008, avant que ne se développe l’activité des travailleurs des plateformes. Ces propositions, mises à l’épreuve des faits, se sont heurtées à une jurisprudence qui pour autant qu’elle affirmait le lien de subordination déterminant du salariat ne sécurise ni l’auto-entrepreneur ni le donneur d’ordre. La Cour de Justice de l’Union européenne peut paraître, elle aussi hésitante. Après avoir été peut-être plus observatrice de ce qu’il se passe.

Après avoir, dans un arrêt de 2014, trouvé à qualifier de « faux indépendants » des travailleurs qui effectuent pour un employeur, en vertu d’un contrat d’entreprise, la même activité que les travailleurs salariés de cet employeur, la CJUE a posé, par ordonnance le 22 avril 2020 qu’un prestataire de services ne peut pas être qualifié de « travailleur » lorsqu’il dispose des facultés de recourir à des sous-traitants ou à des remplaçants pour effectuer le service qu’il s’est engagé à fournir ; d’accepter ou de ne pas accepter les différentes tâches offertes par son employeur présumé, ou d’en fixer unilatéralement un nombre maximal ; de fournir ses services à tout tiers, y compris à des concurrents directs de l’employeur présumé ; de fixer ses propres heures de travail dans le cadre de certains paramètres, ainsi que d’organiser son temps pour s’adapter à sa convenance personnelle plutôt qu’aux seuls intérêts de l’employeur présumé.

Si l’on peut voir dans cette ordonnance le refus de normer, pour l’UE, le statut social des travailleurs des plateformes en l’alignant sur le salariat, on peut tout autant y voir l’invitation à inventer un « tiers statut » affirmant la qualité d’indépendant, enrichi d’un complément de couverture sociale. Si la jurisprudence comble le vide juridique, la requalification en travailleur salarié, au cas par cas, n’est pas une solution. C’est un statut sécurisant le travailleur et levant l’incertitude juridique préjudiciable au développement de cette forme d’activité qu’il faut inventer. Les propositions Antonmatteï-Sciberras peuvent revenir à l’actualité, elles dépassent le cas du « travailleur des plateformes » pour poser la question de la couverture sociale et de la représentation des auto-entrepreneurs… N’est-ce pas aussi la question que pose la Cour de cassation quand elle constate en concluant sa note explicative de l’arrêt « Uber » que s’il n’existe en France que deux statuts, celui d’indépendant et celui de salarié, il existe ailleurs un statut intermédiaire…

Le débat doit se poursuivre. La Cour de Justice de l’Union Européenne n’est pas, pas encore, entendue.

En Espagne les livreurs à vélo des plateformes viennent de se voir reconnaître le statut de salariés ; la Cour suprême espagnole a fait prévaloir la relation d’employeur à salarié, contre les arguments des plateformes qui soutenaient que leurs coursiers étaient autonomes, libres de gérer leurs horaires et leur charge de travail.

En France, force est de constater que le fait que depuis le 1er novembre 2019, les travailleurs indépendants sont sous certaines conditions22 éligibles à l’Assurance chômage23 n’est pas entré en ligne de compte – ni de près ni de loin – dans les arrêts du pouvoir judiciaire postérieurs à cette date. En d’autres termes, le niveau de Protection sociale de l’auto-entrepreneur n’est pas un critère retenu pour déterminer juridiquement son statut .

Les Trente numériques sont l’opportunité, et constituent l’obligation, d’inventer une nouvelle Protection sociale dont elles ne peuvent pas être l’ennemie.

Le débat doit se poursuivre. La Protection sociale a connu depuis la naissance de l’État-Providence bien des aménagements voire des transgressions. Les Trente numériques, irréversibles mais encore balbutiantes au regard de leur potentialité, ne peuvent pas en être les « Trente fossoyeuses » au prétexte qu’elles supposent beaucoup plus de capital et beaucoup moins d’emplois, qu’elles génèrent sui generis l’automatisation, la robotisation de l’industrie ou du moins ce qu’il en reste. Parce qu’elles transformeront inéluctablement le secteur tertiaire, parce qu’elles convoquent encore moins de ressources pour la Protection sociale pour toujours plus de bénéficiaires et de prestations, parce qu’elles participent au développement de l’auto-entreprenariat, les Trente numériques doivent faire « sortir du cadre », du conflit entre deux statuts, celui d’employeur et celui de salarié. Les Trente numériques sont l’opportunité, et constituent l’obligation, d’inventer une nouvelle Protection sociale dont elles ne peuvent pas être l’ennemie…

1 Le régime de l’auto-entrepreneur (AE) a été créé par la loi n°2008-776 du 4 août 2008 de modernisation de l’économie.

2 « L’économie issue de l’« ubérisation » répond aussi à une demande d’autonomie dans l’activité professionnelle qui, sans être un phénomène massif, n’en est pas moins réelle, conduisant une part croissante d’actifs à privilégier des conditions de travail dans lesquelles ils conservent une indépendance réelle, ne serait-ce qu’en termes de gestion de leur temps. » Puissance publique et plateformes numériques : accompagner l’« ubérisation », rapport du Conseil d’État. 29 septembre 2017.

3 Insee première, N°1414 – 20 septembre 2012.

4 Source Acoss – stat n° 303 – janvier 2020.

5 Acoss stat, N° 303 – janvier 2020.

6 Définitions (Acoss) : «  Est considéré comme administrativement actif un AE ayant été immatriculé avant ou pendant la période et non radié au cours de cette période, qu’il ait déclaré ou pas un chiffre d’affaires positif. Est considéré comme économiquement actif un AE ayant déclaré un chiffre d’affaires positif sur la période étudiée ».

7 Insee première, N° 1388 – février 2012.

8 Cf infra 2 – L’effet accélérateur des plateformes numériques.

9 Acoss Stat, N° 289 – Juillet 2019.

10 Calculs des auteurs sur la base des taux de charges fiscales et contributions sociales 2020 selon la nature des activités.

11 L’accès à Internet progresse à raison d’un milliard d’individus tous les 5 ans et 5 milliards d’objets connectés unifient à ce jour l’« humanité globale ».

12 « Le travailleur économiquement dépendant : quelle protection ? » Paul-Henri Antonmatteï, Jean-Christophe Sciberras – Rapport à M. le ministre du Travail, des Relations sociales, de la Famille et de la Solidarité.

13 Sénat – Rapport d’information de la Commission des Affaires sociales « Travailleurs des plateformes : au-delà du statut, quelles protections ? » – 20 mai 2020.

14 Arrêt n°374 du 4 mars 2020 (19-13.316) – Cour de cassation, Chambre sociale (arrêt « Uber »).

15 Note explicative relative à l’arrêt n°374 du 4 mars 2020 (19-13.316) – Chambre sociale (arrêt « Uber »).

16 « Pour un nouveau statut propre aux travailleurs des plates-formes ». Hervé Chapron et Michel Monier Le Cercle Les Échos – 16 mars 2020.

17 « Droit social 2.0 ». David Barroux in Les Echos-Idées, 4 mars 2020.

18 « Rapport d’information de la Commission des Affaires sociales – Sénat. Déjà cité.

19 Antonmattéï-Sciberras, Rapport au Ministre du Travail – déjà cité.

20 Code du Travail

21 Idem.

22 Il doit avoir exercé une activité non salariée sans interruption pendant au moins 2 ans au titre d’une seule et même entreprise, l’activité doit avoir cessé à cause d’une liquidation judiciaire ou d’un redressement judiciaire, il doit rechercher activement un emploi, c’est-à-dire être inscrit à Pôle emploi, l’activité non salariée doit avoir généré un revenu d’au moins 10 000 euros par an sur les 2 années qui ont précédé la cessation, il doit en outre disposer de ressources personnelles inférieures au montant du RSA, soit moins de 559,74 euros par mois.

23 L’Unédic chiffre le coût de cette mesure à 140 millions d’euros par an pour 30 000 bénéficiaires.