Interview

Nous avons beaucoup fonctionné en termes de technologies, mais peu en termes d’usages. C’est une problématique que nous essayons de résoudre à travers les mesures du Ségur de la santé.

Olivier CLATZ
Directeur du Grand Défi «  IA en santé  »

Les données de santé révolutionnent le monde de la santé. De quelle manière ces données auront-elles un impact sur les politiques de prévention en France ?

OC – L’objectif de la prévention consiste à avoir suffisamment d’informations sur le patient sans qu’il ne se tourne vers son médecin ou l’hôpital pour pouvoir lever des alertes et lui proposer des actions voire des thérapies qui peuvent être adaptées à sa situation, avant qu’elle ne devienne trop grave. Finalement, on tente de faire aller le système de santé vers le patient avant qu’il ne s’y tourne de lui-même. Avoir suffisamment d’informations sur le patient suppose alors d’être en mesure de capter ces informations « sans douleurs, sans efforts » idéalement, ou avec le moins possible. C’est là que le numérique joue un rôle clé en permettant de venir capter des informations « sans efforts » via, par exemple, les objets connectés (balances connectées, montres tensiomètres…) qui apportent beaucoup de données sur l’état de santé des personnes. Ensuite, après les objets connectés, il y a l’utilisation du numérique pour être en capacité d’interroger le patient à distance via des questionnaires et de recueillir son ressenti. L’on constate, en effet, que de nombreuses maladies potentielles peuvent être largement anticipées par le simple recueil du ressenti du patient et cela quel que soit le niveau de prévention (primaire, secondaire ou tertiaire).

À titre d’exemple, pour la prévention tertiaire, le dispositif médical « moovcare » – pris en charge par la Sécurité sociale – permet aux patients de ne pas faire de scanner thoracique tous les trois mois lorsqu’ils ont été pris en charge pour un cancer du poumon en remplissant une fois par semaine un petit formulaire sur leur téléphone. Ce dispositif permet de détecter les récidives beaucoup plus tôt car même si nous disposons de moins d’informations que par le biais d’un scanner, le recueil d’informations à haute fréquence permet de détecter un changement dans la condition de santé du patient et de le prendre en charge. Il permet également de gagner huit mois d’espérance de vie en médian pour des patients qui ont déjà eu un cancer du poumon et qui n’ont, à ce stade, que douze mois d’espérance de vie. Espérance de vie qu’on ne peut pas obtenir aujourd’hui même avec les meilleures thérapies. Il est donc assez remarquable qu’avec un « simple dispositif » qui capte le ressenti des patients, nous arrivions à ces résultats. À l’avenir, nous aurons vraisemblablement beaucoup plus de ces dispositifs qui captent directement les informations sur le patient via les objets connectés ou qui lui posent des questions pour établir un score de risques, permettant de lui proposer en cas de risque important de s’orienter vers le système de santé en avance. En somme, ce sont à la fois les données de santé et toute la numérisation de notre environnement qui vont permettre de développer la prévention.

À l’instar du DMP, le système de santé français balbutie en matière de développement de la e- santé. Comment envisagez-vous l’évolution du DMP, notamment en termes d’incitation à son utilisation par les professionnels de santé ?

OC – Le dossier médical partagé (DMP) a un intérêt fort quand tout le monde joue le jeu. Quand le patient se rend chez son médecin, pharmacien, ou quand il arrive aux urgences, l’ensemble des informations doivent figurer dans le dossier. Lorsque nous avons lancé ce DMP, il était ouvert et c’est toujours le cas aujourd’hui, à la demande des patients. Actuellement, environ neuf millions de dossiers ont été ouverts, donc dans la majorité des cas les citoyens n’en ouvrent pas. Nous nous sommes alors heurtés à une première problématique puisque les médecins constatant que la plupart des patients ne disposent pas de dossier médical partagé disponible ont arrêté de s’intéresser à ces dossiers et de regarder si des informations y figuraient. Comme ils ne sont pas utilisés, les informations n’y sont pas intégrées, donc nous n’en ouvrons pas de nouveaux puisqu’on considère qu’ils sont inutiles. D’autre part, nous avons beaucoup fonctionné en termes de technologies, mais peu en termes d’usages. C’est une problématique que nous essayons de résoudre à travers les mesures du Ségur de la santé. Si la technologie est très importante, elle doit servir les usages. C’est pour cela que dans le cadre du Ségur nous plaçons beaucoup d’espoirs dessus, mais en ayant en tête des usages de « bout en bout » pour avoir à la fin des cas d’usages des patients. Le DMP a par ailleurs toujours eu une ambiguïté : est-ce le dossier du médecin pour prendre en charge le patient ou est-ce celui du patient qui le partage avec son médecin ?

Nous n’avons jamais vraiment pris position. Mais avec la nouvelle stratégie de l’État de la délégation du numérique en santé, nous prenons un parti pris un peu plus fort en considérant que c’est celui du patient, et que nous allons y créer un certain nombre de services. On le remet au cœur de ses données. Dans cette optique, l’État va créer les conditions pour que des sociétés puissent venir offrir des services aux patients.

En ce qui concerne l’évolution du dossier médical partagé, notamment en termes d’incitation à son utilisation, la loi «  Ma Santé 2022  » vient ouvrir d’office un DMP et un espace numérique pour tous, sauf pour ceux qui s’y opposent. La logique est inversée. Il y aura probablement de l’ordre de 10  % des citoyens qui n’en auront pas, contre 90  % qui devraient en ouvrir un. Ensuite, puisque nous considérons que c’est le dossier du patient, nous considérons qu’il a des droits, et en particulier celui de disposer de l’ensemble de ses données de santé dans son dossier. Un certain nombre d’incitatifs seront proposés, ainsi que des mesures législatives contraignantes pour que les professionnels intègrent des informations dans le DMP. Nous octroierons, en outre, des financements pour mettre à jour et équiper les professionnels des logiciels qui permettent de le faire, et nous demanderons aux industriels de mettre en œuvre de façon automatique des fonctions d’envoi dans le DMP du patient. Nous entrons ainsi dans une logique où le professionnel pourra toujours retenir l’envoi, mais au lieu de cliquer pour l’envoyer, il devra cliquer pour ne pas l’envoyer. Il faudra, par ailleurs, qu’il ait de bonnes raisons de ne pas le faire puisque le dernier projet de loi ASAP précise les modalités d’envoi des données de santé dans le DMP. Des arrêtés seront pris dans les prochains mois pour décrire précisément quelles sont les données qui devront faire l’objet d’un envoi obligatoire dans les DMP des patients par les professionnels de santé. Nous tenterons, par ailleurs, de monitorer les cinq données clés identifiées dans le cadre du Ségur pour observer le nombre d’envois dans le DMP des patients. Nous allons récompenser, ou, en tous les cas, financer à l’usage, ceux qui jouent le jeu.

L’État souhaite devenir une plateforme de e-santé et permettre à différents acteurs de proposer leurs applications ou leurs services. Comment cela sera-t-il régulé et articulé ?

OC – Il y a deux niveaux de régulation. Dans un premier temps, pour proposer des services numériques aux patients sur leur espace de santé, des critères doivent être définis par le ministère pour qu’ils soient référençables. Un certain nombre d’entre eux le sont déjà et ont trait à l’interopérabilité, au respect de la loi, en particulier au RGPD qui décrit précisément l’interdiction de collecter des données lorsqu’il n’y a pas de finalité. Il faut, donc, une correspondance entre le service que l’on doit fournir et les données récoltées, y compris jusque dans la durée de conservation. Les critères de référencement en construction aujourd’hui seront établis – le plus possible – autour de l’éthique en termes de valeur ajoutée pour le patient. L’État s’assure d’abord que la demande est légitime et que les services proposés sont fiables. Ensuite, c’est au patient lui-même – et c’est le plus important des remparts – à qui on va demander son autorisation et consentement (exactement comme lorsqu’il installe une application qui demande si elle peut accéder au répertoire, à l’appareil photo etc.). C’est donc lui qui décidera si l’application peut lire ou écrire des données dans son espace numérique de santé ou dans son DMP.

Quel regard portez-vous sur le volet numérique adopté dans le cadre du Ségur de la santé ?

OC – C’est un investissement historique dans l’histoire du numérique en santé puisqu’on vient aujourd’hui consacrer deux milliards d’euros pour le numérique en santé, ce que nous n’avons jamais fait. Et, pour la première fois, on se donne les moyens d’arriver à l’objectif au cœur du Ségur : la digitalisation du parcours de soins. Digitaliser le parcours de soins, c’est faire en sorte que les données du patient ne restent pas cloisonnées à l’hôpital, dans les laboratoires de biologie ou chez le médecin généraliste mais qu’il puisse au contraire en disposer dans son espace numérique de santé et y brancher des services. Il peut s’agir de services à valeur médico-administrative pour sa prochaine admission à l’hôpital, de services à valeur ajoutée sur la santé permettant d’analyser par exemple les résultats de biologie, de son imagerie et qui établissent en conséquence un profil spécifique. Il faut que le patient soit accompagné dans son parcours et qu’il bénéficie d’un véritable suivi pour qu’il n’ait plus à se déplacer avec des CD d’imagerie médicale par exemple. Tout doit pouvoir se faire à partir de son téléphone.