recherche médicale les idées des acteurs
On assiste, depuis bientôt 20 ans, à un changement de paradigme, qui place l’expérience vécue du patient au centre du processus de soins

Pr Anne Revah-Levy, Pr Laurence Verneuil, Dr Jordan Sibeoni, Émilie Manolios & Dr Jean-Pierre Meunier

Pédopsychiatrie, MD, PhD au Service Universitaire de Psychiatrie de l’Adolescent, Centre Hospitalier Argenteuil ; INSERM UMR-1153, ECSTRRA team, Université de Paris ; IPSEA, IPSE Association,
Dermatologie, MD, PhD ; ECSTRRA Team, INSERM UMR-1153, Université de Paris, IPSEA, IPSE Association,
Pédopsychiatre, MD, PhD ; Service Universitaire de Psychiatrie de l’Adolescent, Centre hospitalier Argenteuil ; ECSTRRA Team, INSERM UMR-1153, Université de Paris; IPSEA, IPSE Association
Psychologue, doctorante ; ECSTRRA Team, INSERM UMR-1153 Université de Paris ; IPSEA, IPSE Association,
Généraliste, MD, directeur CRO Axonal ; IPSEA, IPSE Association

La recherche clinique actuelle est dominée par l’Evidence Based Medicine (EBM) et son outil de référence, l’essai contrôlé randomisé (ECR). Bien qu’ayant permis des progrès incontestables, la position hégémonique de l’EBM, et surtout de l’ECR, relègue à une place annexe l’expérience vécue des patients de leur maladie et des soins. Pourtant, devant la complexification de l’écosystème en santé, une méthode a trouvé une place essentielle, la recherche qualitative. Notre groupe a élaboré une approche qualitative innovante et originale, IPSE (Inductive Process to analyze the Structure of lived Experience), centrée sur l’expérience vécue du patient. Mots-clés : recherche qualitative, expérience vécue, données probantes, paradigme.

Points clés de la recherche qualitative

• Aborde les questions cliniques et thérapeutiques dans toute leur complexité ;
• Changement de paradigme en recherche clinique ;
• Explore la maladie et le soin du point de vue du patient « ce que les sujets disent de ce qu’ils vivent, à un autre (chercheur) » avec une exploration approfondie ;
• Le patient au centre du dispositif, considéré comme un sujet pensant et sensible avec une expérience directe du phénomène étudié ;
• Reconnaissance de la valeur et de l’importance des savoirs expérientiels ;
• Tient compte et se nourrit de la subjectivité du patient et du chercheur ainsi que de leur rencontre (intersubjectivité) ;
• Une rencontre co-constructrice du sens, au service de la mise en récit de l’expérience ;
• Critères de jugement d’un dispositif thérapeutique à partir du vécu du patient : les critères « qui font du bien au patient » ne correspondent pas forcément aux critères retenus par l’ECR ;
• Comment connaître les critères d’amélioration du point de vue du patient, si ce n’est en commençant par une recherche qualitative ?
• IPSE (Inductive Process to analyse the Structure of lived-Experience) approach : une méthode qualitative innovante, spécifique aux champs de la santé avec pour objectif, la mise en place de propositions concrètes.

Contexte de la recherche clinique actuelle

L’EBM (evidence based medicine) a permis des progrès importants en médecine. Cette méthodologie s’est imposée au fil du temps comme la seule voie permettant la production de connaissances médicales validées, devenant ainsi le modèle dominant. Son hégémonie l’a transformé en un dogme que plus personne ne questionne. Pourtant, ce modèle a des limites.

Qu’est-ce que l’EBM ?

L’ECR (essai contrôle randomisé) double aveugle est l’outil de référence de l’EBM, son gold standard, pour produire de la connaissance. Il a la meilleure validité interne en recherche clinique, mais a été élaboré et conçu initialement pour évaluer l’efficacité du médicament. Le concept d’EBM a émergé dans les années 80 dans le but de rationaliser les pratiques médicales et de hiérarchiser la littérature médicale. Ce concept reposait d’abord uniquement sur (i) des données cliniques externes (résultats d’ECR et de méta-analyses), puis (ii) sur l’expertise médicale incluse, et plus récemment, (iii) sur l’ajout des préférences des patients. En théorie, il s’agit d’une triangulation pour une aide à la décision médicale la plus pertinente. L’ECR est un protocole expérimental qui a pour but de tester une nouvelle thérapie. Au-delà de sa mise en place complexe limitant sa validité interne, il présente des limites, en particulier son intérêt pour une efficacité théorique (vs. en vie réelle), l’utilisation de l’outil statistique (produisant des résultats pour un sujet « moyen »), le point de vue des patients, proches et aidants n’étant ainsi jamais pris en compte. L’utilisation actuelle de l’EBM est dévoyée car réduite aux données de l’ECR, méthodologie insensible aux données contextuelles du sujet, et ne repose pas sur le principe de base de cette triangulation.

L’EBM est un outil de portée indiscutable mais limitée, utile mais non exclusif. Cette opération de rationalisation de la pratique médicale a aussi été pensée pour la santé publique, afin de lutter contre les épidémies (diphtérie, tuberculose, etc.). Or, en médecine, on assiste depuis bientôt 20 ans à un changement de paradigme qui place l’expérience vécue du patient au centre du processus de soins, avec une reconnaissance des savoirs expérientiels, les patients étant désormais considérés comme des experts de leur propre expérience. Ces dernières décennies ont également été marquées par une chronicisation et complexification des maladies associées au vieillissement de la population, par la libération de la voix des usagers, facilitée notamment par l’émergence du numérique. Le modèle de l’EBM devient alors inadapté pour évaluer, à lui seul, la complexité de l’écosystème actuel en santé.
Ce changement de paradigme est également illustré par le développement de nouveaux concepts destinés à mieux saisir les préférences des patients : les résultats rapportés par les patients (PRO patient reported outcomes). Les PROs sont des « données provenant directement des patients, sans interprétation du médecin ou d’autres personnes, sur comment ils fonctionnent ou ressentent une maladie et ses traitements ». Aujourd’hui, les essais cliniques utilisent de plus en plus souvent les PROs, exigées par les organismes de réglementation l’EMA (European Medicines Agency) la FDA (Food Drug Administration) et utiles pour les médecins, les patients et les décideurs en matière de santé. De nombreux auteurs ont évoqué la nécessité d’une phase initiale de recherche qualitative dans la construction de tous les outils PRO pour explorer les expériences des patients. Le British Medical Research Council, qui en 1948 a validé le 1er ECR, comme étant l’essai étalon or de la recherche clinique, a publié en 2016 dans le BMJ, la nécessité d’utiliser d’autres méthodologies (qualitatives) pour l’évaluation de ces processus complexes en santé.

Qu’est-ce que la recherche qualitative ?

La recherche qualitative en santé (QHR : qualitative health research) est un domaine relativement récent, couvrant un vaste domaine – de la description de l’expérience de la maladie à l’organisation socioculturelle des soins de santé – utilisant une myriade de méthodes qualitatives issues d’autres domaines théoriques, principalement des sciences sociales : sociologie, psychologie (Grounded theory, Colaizzi, Interpretative Phenomenological Analysis, Van Mannen…), dont la transposition dans le domaine de la recherche médicale pose des problèmes méthodologiques importants. D’autres méthodes qualitatives ont été développées spécifiquement pour la QHR dans les disciplines appliquées, principalement par et pour les sciences infirmières. La recherche qualitative, aujourd’hui en plein essor dans les études cliniques biomédicales, vise à obtenir une compréhension approfondie des phénomènes, directement du point de vue des personnes qui les vivent. Selon Janice Morse, l’un des objectifs de la QHR est de « combler le fossé entre les preuves scientifiques et la pratique clinique ». Notre groupe a une vision spécifique des méthodes qualitatives en santé : « Les méthodes qualitatives s’intéressent à ce que les sujets disent de ce qu’ils vivent, à un autre (chercheur). » Dans le champ de la recherche clinique médicale, ces méthodes sont particulièrement intéressantes pour explorer des questions cliniques et thérapeutiques complexes, toujours à partir de rencontres directes des chercheurs avec les protagonistes des soins (patients, proches, soignants).

Il y a des points particuliers de structuration d’une étude qualitative :

La technique d’échantillonnage de référence est dite « Purposive sampling » ou échantillonnage raisonné, visant à inclure les sujets susceptibles d’apporter le plus d’informations sur le phénomène étudié. Il ne s’agit pas d’atteindre un échantillon représentatif d’une population, mais un échantillon de situations exemplaires de l’expérience étudiée. Le recueil des données s’arrête, lorsqu’on atteint la saturation des données, à savoir lorsque les données recueillies et leur analyse ne fournissent plus d’éléments nouveaux. Ce critère détermine le nombre de participants, il n’y a pas d’échantillon a priori. Le recueil et l’analyse des données verbales ont lieu en même temps, au fur et à mesure des entretiens, selon des modalités variables de la rencontre : observations, entretiens individuels, entretiens de groupe (focus group), études de documents écrits. La subjectivité du chercheur se met au service de la subjectivité du participant afin d’aboutir à une mise en récit détaillée de l’expérience, en sachant que l’interviewé est toujours l’expert.

Les critères de la recherche qualitative ne peuvent pas être superposés aux critères de la recherche quantitative, en particulier, le critère de réflexivité, c’est-à-dire la mise au travail de la subjectivité du chercheur pour faire émerger des connaissances. Ce qui serait considéré comme un biais dans une recherche quantitative, est ici au centre de la méthode. Jusqu’à présent, il n’y avait pas de méthode de recherche médicale qualitative spécialement conçue pour produire des données rigoureuses à partir des expériences vécues à la fois par les patients et les médecins, pour s’articuler et enrichir l’EBM. Notre groupe a une position pragmatique sur le rôle des études qualitatives dans le champ de la recherche clinique médicale : elles doivent produire des connaissances susceptibles d’améliorer les soins et la vie des patients, et pas simplement des connaissances conceptuelles ou théoriques, comme le produisent des méthodes qualitatives issues des sciences sociales.

Les médecins ont des préoccupations spécifiques et leur formation, leur expérience professionnelle leur permettent de contribuer au domaine de la recherche médicale qualitative, différemment des infirmières et autres professionnels de la santé et des chercheurs en sciences sociales. Ainsi, en tant que médecins et chercheurs qualitatifs expérimentés, notre groupe a été rapidement convaincu de la nécessité d’une nouvelle méthode qualitative conçue par les médecins pour répondre à des problématiques spécifiques de la recherche clinique médicale. Cette nouvelle méthode devait répondre à plusieurs critères :

1. Saisir en profondeur l’expérience vécue des patients et des autres protagonistes des soins : comment ils vivent leur maladie et son traitement et comment ils la racontent, non pas comme une fin mais comme un moyen, pour relier les connaissances expérientielles aux connaissances théoriques des médecins et élaborer des propositions concrètes pour améliorer le parcours de soins de santé, le traitement et la recherche clinique.

2. Être complètement structurée pour permettre à un groupe de médecins, ayant reçu une formation appropriée, de mener des études rigoureuses et systématiques, c’est-à-dire avec toutes les étapes de la conception clairement décrites et opérationnalisées.

3. Utiliser un vocabulaire et des concepts qui rendent la recherche médicale qualitative accessible et significative pour les médecins et pour les institutions administratives et politiques.

4. Impliquer directement les patients dans le processus de recherche.

5. Intégrer la recherche médicale qualitative au sein de l’EBM.

Aucune des méthodes qualitatives existantes ne répondant à tous ces critères, nous avons développé progressivement notre propre méthode : The IPSE (Inductive Process to analyse the Structure of lived Experience) approach. Il s’agit d’une méthode innovante, spécifique au domaine de la santé, selon une approche inductive et expérientielle conçue pour accéder au plus près de l’expérience des protagonistes des soins et aboutir à des implications concrètes dans le domaine du soin. Paradigme constructiviste : Nous pensons que l’exploration de l’expérience vécue est au cœur de ce que la méthodologie qualitative peut apporter à la recherche clinique médicale. Notre méthode IPSE s’inscrit donc dans un paradigme constructiviste, et est éclairée par une approche phénoménologique (sans pour autant théoriser à outrance les positions épistémologiques et philosophiques sous-jacentes, pour ne pas entraver sa praticabilité).

Au sein du paradigme constructiviste, la connaissance est conçue comme une construction partagée dans la rencontre entre chercheurs et participants à la recherche, c’est le principe de non-séparabilité entre l’objet de la connaissance et le sujet connaissant. Inscrite dans ce paradigme, la production de connaissances dans une approche IPSE repose sur 3 éléments : (i) la subjectivité comme espace de construction de la réalité humaine, (ii) l’intersubjectivité comme stratégie d’accès à une connaissance valide de la réalité humaine, et (iii) comprendre que la réalité humaine a lieu dans la vie quotidienne. Approche inductive : IPSE repose sur une procédure exploratoire et aucune hypothèse de recherche n’est formulée avant de commencer ; elles émergent du matériel. L’approche inductive d’IPSE implique, cependant, de ne pas négliger les connaissances médicales pratiques ou théoriques lors de la formulation des questions de recherche et des aires d’exploration. Des médecins spécialisés font partie du groupe de recherche et contribuent à toutes les étapes, mais ne doivent pas partager leurs connaissances avec les chercheurs qualitatifs qui mènent les entretiens et analysent les données afin que le processus d’entretien reste inductif, c’est-à-dire qu’ils ne soient pas parasités ou biaisés par le savoir établi et puissent ainsi découvrir de nouvelles pistes et faire émerger des éléments originaux.

Méthode

La méthode ISPE comporte 5 étapes, qui structurent l’ensemble du processus de recherche. Il s’agit d’un processus groupal qui aboutit à des implications concrètes à partir de la mise en évidence de la structure d’expérience des participants sur un phénomène donné. Tant que les méthodes qualitatives ne seront pas intégrées dans l’arsenal de la recherche clinique, de nombreuses avancées en médecine resteront entravées. La recherche qualitative devrait avoir un rôle majeur à jouer dans la recherche clinique médicale. De nombreux chercheurs en médecine appliquent encore une hiérarchie – basée sur une confusion de paradigme – entre les méthodes de recherche quantitatives, avec des critères tels que la taille de l’échantillon, l’objectivité et la reproductibilité, et concluent à tort que la recherche qualitative est inférieure. La recherche médicale qualitative est victime du « fardeau de la preuve » et de « la tyrannie de la moyenne ». Ces méthodes ne sont pas comparables, du fait même de l’incommensurabilité entre les paradigmes dans lesquels elles s’inscrivent. Il est donc surtout fondamental de les faire dialoguer et de mettre en exergue leur complémentarité, au sein d’une même étude (les approches mixtes) ou sur un même sujet.

En conclusion

IPSE est la 1re méthode qualitative spécifiquement élaborée pour la recherche clinique médicale ayant toujours pour point de départ un territoire à explorer concernant le vécu de tous les protagonistes du soin et avec pour objectif de s’appuyer sur une proposition de structure d’expérience afin d’établir des recommandations et implications concrètes, tels que construire des PROs, avec un impact direct sur la pertinence et la qualité des soins. Elle s’intègre facilement dans des études mixtes articulant qualitatif et quantitatif.