Dossier

Illustration abstraite d'un visage

Par YCE Partners
Cabinet conseil en protection sociale

stéphanie andrieux, pierre-luc delage, marie devaine, fanny mas, noémie rémy & sophie lopez van houtryve

Offrir une « juste prestation », équitable et adaptée aux situations individuelles et à leurs évolutions, constitue un enjeu majeur pour notre modèle de protection sociale. L’usage des données sociales et du numérique ouvre des perspectives d’automatisation et de simplification jusqu’ici inenvisageables, un nouveau champ des possibles dont les organismes de protection sociale sont en train de se saisir. Nous sommes au début d’un chantier colossal de modernisation des prestations soumises à conditions de ressources, dont nous décryptons la trajectoire complexe et passionnante dans ce dossier spécial.

Fraude, non-recours et indus : une situation largement perfectible pour sécuriser l’attribution d’un juste droit

Servir une juste prestation, c’est attribuer l’aide adaptée au moment où l’individu en a besoin en définissant les critères les plus ajustés (ressources, composition du foyer…) pour l’attribution des droits.

C’est aussi s’assurer que ces critères sont bien respectés en pratique, c’est-à-dire que personne ne reçoit plus que ce qui lui est dû (lutter contre la fraude et plus largement éviter les versements indus) et, à l’inverse, que ceux qui ont droit à une aide la reçoivent effectivement (lutter contre le non-recours).

Les données sociales, leviers de transformation majeure, ouvrent des opportunités considérables pour repenser le modèle actuel et la relation à l’usager

L’utilisation des données sociales et l’appui sur le DRM : outils concrets de la contemporanéisation du versement des prestations

Avec la collecte et l’exploitation des données sociales, un changement de paradigme est à l’œuvre concernant le calcul et la délivrance des prestations sociales. La création de vecteurs déclaratifs mensuels des données sociales (DSN et PASRAU1) permet de procéder à un changement de logique : la déclaration des ressources n’est plus portée par le bénéficiaire mais principalement par l’intermédiaire de l’employeur pour les revenus d’activité (salaire) ou de l’organisme versant un revenu de remplacement (ex : pensions de retraite, prestations chômage, IJ maladie, etc.). Ces déclarations sont ensuite consolidées mensuellement afin de reconstituer l’ensemble des ressources des individus.

Montants d'indus constatés par branche en 2019$

203 millions d'euros vieillesse 
1,6 milliard d'euros maladie
1,4 milliard d'euros famille

Cette reconstitution se fait au niveau du DRM (Dispositif de ressources mensuelles), pierre angulaire de la stratégie actuelle de modernisation des prestations sociales. Il s’agit du tout premier dispositif permettant d’avoir une vision consolidée de l’ensemble des ressources des individus « en temps réel ». Par nature, les données déclarées et disponibles dans le DRM sont davantage fiabilisées car elles sont directement issues des systèmes sources (système de paie pour les données d’activité ou système de versement des prestations pour le reste) et déjà utilisées à de multiples fins (recouvrement des cotisations et de l’impôt, calcul et versement des droits des bénéficiaires). La définition normée des données et leur transmission dématérialisée en permettent un usage industrialisé et mutualisé pour un ensemble d’organismes verseurs de prestations.

Enfin, ce dispositif permet de ne plus attribuer les aides versées sous conditions de ressources sur la base d’une situation lointaine, mais sur la base des derniers mois écoulés. Opérationnel depuis 2020, il a été utilisé en pratique pour plusieurs projets, le plus emblématique étant à ce jour la réforme du versement des allocations logement début 2021, mise en œuvre en premier lieu par les réseaux des CAF et des MSA.

L’usage du DRM doit désormais s’étendre beaucoup plus largement : on peut espérer que l’usage des données sociales contribue à réduire drastiquement la fraude, le non-recours et les indus, même si le recul sur les projets engagés n’est pas encore suffisant pour juger de leur impact.

Des opportunités de modernisation qui nécessitent d’activer plusieurs leviers

Pour que l’exploitation des données sociales et l’appui sur le DRM favorisent pleinement la modernisation de la délivrance des prestations sociales, plusieurs défis sont à relever.

En premier lieu, il est fait le constat unanime d’une nécessaire simplification du système des prestations de solidarité modulées en fonction des ressources. L’atteinte d’une juste prestation ne pourra se faire sans interroger la réglementation – construite dans un cadre où les moyens de collecte des données étaient tout autres et datant parfois de plusieurs dizaines d’années – dès lors qu’elle semble incompatible avec ce qui représente un tout nouveau schéma de fonctionnement. Une piste prioritaire appuyée par la récente étude du Conseil d’État consisterait à harmoniser les différentes bases ressources aujourd’hui utilisées pour le calcul des droits pour gagner en simplicité et lisibilité. Cette harmonisation des bases ressources pourrait ouvrir la porte à la création d’un revenu universel d’activité (RUA2), qui répond au double objectif de simplification du système des prestations de solidarité et d’amélioration de l’accès aux droits. Il semble aussi pertinent de transformer les modes de raisonnement et de penser à partir de ce qui est disponible à la source et non des règles telles qu’elles existent.

Par ailleurs, le revers de la médaille de la prise en compte de revenus contemporains pour le calcul des droits peut se traduire par leur instabilité. En effet, les régularisations (pour les revenus de remplacement et la paie) sont fréquentes et entraînent une plus grande fluctuation des montants de prestation versés, réduisant la visibilité des allocataires sur leurs revenus futurs alors même qu’ils se trouvent en situation précaire. La définition de la période de référence à retenir est donc un point clé pour sécuriser le bon équilibre entre les caractères contemporain et fiable des données tout en limitant les impacts sur les bénéficiaires.

Utilisation du DRM en quelques dates. 
2020 projet de revalorisation des pensions retraite. 2021 mise en œuvre de la réforme des allocations logement et utilisation du DRM pour le calcul de la complémentaire santé solidaire. 2022 expérimentation pour le RSA et la prime d'activité.

Plus largement, le changement de paradigme déclaratif conduit à repenser la relation aux usagers. En premier lieu, une appropriation des nouvelles modalités déclaratives est nécessaire tant pour le bénéficiaire qui maîtrise moins les données qu’il ne déclare pas lui-même que pour les gestionnaires qui doivent s’approprier les nouvelles règles de calcul et la signification des données sources sur lesquelles elles se fondent. Les parcours usagers sont ainsi à réinventer et le métier des gestionnaires à redéfinir !

Enfin, la portée des projets de modernisation suppose, pour leur pleine réussite, qu’ils reposent sur une gouvernance interministérielle et transverse aux organismes de sécurité sociale impliquant l’instauration de modes de fonctionnement inédits.

Quelles pistes pour demain : vers une solidarité à la source et un renforcement de l’accompagnement ?

L’usage des données sociales pourrait être poussé encore plus loin dans le cadre du second quinquennat du président de la République, Emmanuel Macron, pour aller jusqu’à la mise en place d’une « solidarité à la source ». Derrière cette expression, se dessinerait un chantier ambitieux de versement automatique du RSA, de la prime pour l’activité, des allocations logement et familiales. Un des défis à relever dans ce contexte serait d’associer aux données de revenus des individus déjà disponibles via le DRM d’autres données individuelles (composition du foyer par exemple).

Plus globalement, l’usage des données et le data mining donnent des perspectives de stratégies prédictives à la fois pour la lutte contre le non-recours et la lutte contre la fraude. Au-delà de l’estimation du niveau de fraude et de non-recours (comme c’est le cas actuellement pour la CNAF), ces stratégies pourraient aboutir à un meilleur ciblage de politiques d’action sociale envers les populations identifiées en risque pour proposer des solutions sur mesure. En miroir, l’utilisation de la data science permettrait l’identification des facteurs contextuels et l’anticipation des comportements frauduleux, afin de les prévenir.

Finalement, une « juste prestation » ne saurait être suffisante pour lutter efficacement contre la pauvreté si elle ne va pas de pair avec un accompagnement adapté des populations. Au-delà des opportunités de modernisation de délivrance des prestations sociales, l’usage des données sociales pourrait permettre à terme, grâce aux gains de gestion liés à l’automatisation, de réaffecter l’activité des équipes de gestionnaires dans les réseaux vers des missions de conseil et d’accompagnement renforcé des bénéficiaires en lien avec les acteurs du monde associatif et de l’insertion. Un programme ambitieux qu’il reste donc à concrétiser dans les prochaines années.

1 La Déclaration sociale nominative (DSN) s’est substituée aux déclarations sociales et fiscales des revenus versés par les employeurs, elle s’appuie sur les données issues de la paie des entreprises ; le dispositif de Passage des revenus autres (PASRAU) permet aux organismes de protection sociale de transmettre les informations relatives aux revenus de remplacement, notamment le prélèvement à la source de l’impôt sur le revenu.

2 Une consultation sur le revenu universel d’activité (RUA) a été menée en 2019. Sa trajectoire de mise en œuvre reste à préciser : un rapport de Fabrice Lenglart, rapporteur général du RUA et directeur de la Drees, doit prochainement être remis au gouvernement.

Illustration de l'hétérogénéïté et de la complexité des bases ressources.

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EXPLICATIONS.
La fraude aux prestations sociales

La fraude aux prestations, qui consiste en « une irrégularité ou une omission commise de manière intentionnelle au détriment des finances publiques », est un thème qui s’est imposé progressivement en France. à partir des années 1990, contrôler l’attribution des minima sociaux est devenu une préoccupation grandissante et un axe important de l’action des administrations sociales, pour assurer l’équilibre d’un modèle social essentiellement basé sur une logique déclarative et assainir les comptes sociaux.

Néanmoins, il reste difficile de mesurer précisément l’ampleur de cette fraude, d’autant plus que l’aspect volontaire de la fraude est difficile à vérifier, notamment dans le cadre d’une réglementation complexe et bien souvent opaque aux allocataires. On constate ainsi que les chiffres peuvent varier grandement : en effet, seule une partie des comportements frauduleux sont détectés. La mission interministérielle de coordination anti-fraude (MICAF) relève que le montant de la fraude aux prestations sociales constaté par les organismes (branches vieillesse, maladie, famille et chômage) s’élève à un montant de 703  millions d’euros pour 2019. La branche famille évalue quant à elle à 1,9 milliard d’euros le montant de la fraude en 2019, en extrapolant les montants de fraude effectivement constatés (324  millions d’euros) grâce à une approche de datamining.

Malgré les difficultés à la mesurer, elle est fréquemment évoquée dans le débat public, comme récemment lors des débats autour de l’élection présidentielle avec des estimations parfois surévaluées.

Non-recours, fraude et plus généralement erreurs de versements constituent des problématiques liées : la fraude donne lieu de fait à des indus, les erreurs de versements et notamment les récupérations d’indus associées peuvent décourager l’allocataire de faire valoir ses droits en premier lieu, entraînant ainsi du non-recours.

Si la complexité des dispositifs actuels constitue une cause majeure de non-recours, de fraude et d’indus, l’enjeu consiste manifestement àx simplifier et moderniser, notamment à l’aide des données sociales.

Le non-recours

Si la lutte contre la fraude attire davantage le feu des projecteurs, petit à petit, le thème du non-recours a commencé à faire parler de lui en France à la fin des années 1990, dans un contexte de lutte accrue contre la pauvreté et l’exclusion. Malgré la complexité du phénomène, les études ont réussi à en identifier quelques causes principales : les freins administratifs, la complexité des critères d’éligibilité, le risque d’indus, le manque de connaissance des prestations et la stigmatisation qui peut parfois les accompagner.

Signe que ce phénomène s’inscrit désormais au cœur des politiques publiques, la DREES propose dans une étude de début 2022 de mesurer ce phénomène de manière régulière. Elle estime dans cette étude que plus d’un tiers des bénéficiaires potentiels du RSA n’y recourent pas, ce qui résulterait en un total de sommes non versées de 750  millions d’euros par trimestre pour le seul non-recours au RSA.

Indus et erreurs d’attribution : conséquences d’une grande complexité ?

Moins médiatisés que les problématiques de fraude et de non-recours, les versements indus (ou minorés) de prestations constituent pourtant un enjeu majeur tant pour les organismes gestionnaires (enjeu financier et charge en gestion associée aux régularisations nécessaires) que pour les bénéficiaires (en termes de prédictibilité des revenus).

Au-delà des comportements délibérément frauduleux, les erreurs déclaratives non volontaires sont nombreuses et peuvent mener à des erreurs de versement.

Selon une étude CAF sur la prime d’activité, 60 % des déclarations des bénéficiaires seraient erronées, majoritairement en défaveur des allocataires1. Le rapport sur la « juste prestation2 » souligne aussi que chaque année, 27 % des allocataires de la CAF et la moitié des allocataires du RSA sont concernés par un indu (erreur de montant de versement en faveur de l’allocataire).

La récente étude du Conseil d’État pointe la complexité des critères d’attribution et de calcul des prestations, en particulier ceux concernant les ressources, comme cause des erreurs déclaratives et prône donc une simplification drastique des « bases ressources ».

1 «  Les conditions de ressources dans les politiques sociales : plus de simplicité, plus de cohérence  », étude du Conseil d’État publiée en novembre 2021.

2 «  La juste prestation pour des prestations et un accompagnement ajustés  », rapport de Christine Cloarec-Le Nabour et Julien Damon remis au Premier ministre – septembre 2018.

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